C’est quoi, faire de la recherche en droit ? À l’occasion de la Fête de la science, Amandine Cayol, professeur de droit privé à l’ICREJ, lève le voile sur une discipline scientifique parfois perçue comme trop complexe, trop technique… mais dont les questionnements résonnent pourtant avec les grandes évolutions de notre société.
Quels sont les enjeux de vos recherches en droit privé ?
Je m’intéresse tout particulièrement à la notion de « personne ». Le droit opère une distinction entre la personne humaine, protégée par le principe de dignité, y compris après la mort (le respect du corps du défunt est, par exemple, inscrit dans le Code civil), et la personne juridique, sujet de droit titulaire de droits et d’obligations de la naissance jusqu’au décès. Cette distinction constitue le fil conducteur de mes recherches : à l’ère du numérique, je m’interroge sur les effets des grandes évolutions sociétales, technologiques et médicales sur la personne humaine et sur la personne juridique. Ces réflexions m’ont notamment amenée à co-diriger, entre 2019 et 2021, un projet de recherche sur le transhumanisme, aux côtés d’Émilie Gaillard, maitre de conférences en droit privé à Sciences Po Rennes. Ce projet a été révélateur pour moi : il m’a convaincue de l’importance de la dimension prospective de la recherche en droit.
Que signifie, pour vous, faire de la recherche en droit ?
Faire de la recherche en droit, c’est expliciter les règles existantes mais aussi accompagner leur évolution, en explorant les voies et les limites possibles. Dans un monde en mutation, il est nécessaire d’anticiper les dérives potentielles et d’interroger les fondements mêmes du droit. Le transhumanisme en est un bon exemple : ce courant remet en question les notions fondamentales du droit privé telles que la personne, la responsabilité ou encore la propriété. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Vers quoi se dirige-t-on raisonnablement ? Comment protéger l’être humain – son corps, son esprit – alors que le transhumanisme défend l’idée d’un accroissement des capacités physiques et intellectuelles ? Le droit peut accompagner cette évolution, la freiner ou l’interdire. Mais ces choix-là relèvent avant tout du politique – et donc de la société, car nous vivons en démocratie. Cela implique d’informer le grand public, d’échanger, et de débattre.
Sous quelle forme ?
En travaillant avec des associations, en intervenant dans les médias, en participant à des réunions publiques et à des événements de culture scientifique… Si nous voulons que nos recherches soient utiles à la société, il est essentiel d’aller à la rencontre du public. Cette vocation sociétale de la recherche en droit, nous l’encourageons d’ailleurs dans nos pratiques pédagogiques. La Clinique juridique de Normandie, que je co-dirige avec Maria Castillo, maître de conférences en droit public, s’inscrit pleinement dans cette démarche. Ouverte aux étudiants et étudiantes de la licence jusqu’au doctorat, la Clinique leur offre une expérience pratique, concrète, du droit. La promotion 2024-2025 a collaboré avec la Fondation des femmes sur un projet de loi mémorielle visant à réhabiliter les femmes condamnées pour avoir eu recours à l’avortement avant la loi Veil de 1975. Autre initiative : un procès fictif ouvert au public, ayant cette année pour objet principal, un cyborg. Le sujet : en 2050, l’État français commande à une société privée une série d’hommes-robots programmés pour assurer la sécurité sur le territoire national ; mais l’un d’eux s’échappe de son centre de formation et, accompagné de son chien-robot, tue deux touristes américains. Qui est responsable ? Quelles actions en justice peuvent être envisagées ? Peut-on reconnaître une personnalité juridique à un cyborg ? Charge aux étudiants et étudiantes de trouver les arguments juridiques les plus pertinents pour défendre leur cause. Ce procès fictif a été présenté en mars 2025 à l’occasion de la Fête du droit et sera de nouveau joué le 3 octobre 2025 lors de la Fête de la science.
La Fête de la science, justement. Vous êtes l’ambassadrice de la Fête de la science en Normandie 2025. Qu’est-ce qui motive cet engagement ?
Le droit est souvent perçu comme inaccessible… Mais le droit est partout : quand j’achète une baguette, je conclus un contrat avec la boulangerie ! Ce que nous voulons transmettre, c’est que le droit est une discipline vivante, ancrée dans le réel et étroitement liée aux préoccupations actuelles. Le procès fictif que nous proposons est à la fois un outil de médiation scientifique et un exercice de prospective : il permet au public de découvrir les coulisses de la justice, tout en éveillant les consciences.
En quoi la thématique nationale « Intelligence(s) » résonne-t-elle avec vos travaux de recherche ?
L’intelligence artificielle (IA) est l’une de mes thématiques de recherche actuelles. Je collabore notamment avec Gaël Dias, professeur en informatique à l’université de Caen Normandie, sur des outils d’IA appliqués à la santé mentale. Le développement des usages de l’IA ouvre des perspectives prometteuses, mais soulève également des questions juridiques et éthiques majeures, qu’il nous faut explorer. Plus largement, je pense qu’il est important, pour les juristes, de travailler aux côtés des chercheurs d’autres disciplines : si on veut que le droit soit utile à la société, l’interdisciplinarité a réellement du sens.