Jacques-Pierre BOURDÉ DE VILLEHUET

Jacques-Pierre Bourdé de Villehuet fut officier des vaisseaux de la Compagnie des Indes, où il a fait toute sa carrière. On sait peu de choses de sa vie privée : né en 1732 à Saint-Coulomb, en Ille-et-Vilaine, il meurt à Lorient en 1789. Son fils, François-Joseph, sert également dans la Marine, où il est capitaine de vaisseau et finit contre-amiral. Bourdé de Villehuet aurait pu rester un marin inconnu s’il n’avait écrit trois traités importants qui ont connu un franc succès : le premier, Le Manœuvrier ou Essai sur la théorie et la pratique des mouvements du navire, est publié en 1765 ; le second est un Mémoire sur l’arrimage des vaisseaux qui paraît peu après en 1766 ; le troisième intitulé Manuel des marins ou Explication des termes de marine est un petit dictionnaire conçu en deux tomes, édités en un volume à Lorient en 1773. C’est sans doute grâce à sa formation d’officier de la Compagnie des Indes que Bourdé de Villehuet a développé un goût prononcé pour les choses techniques.

Créée à l’initiative de Colbert en 1664, la Compagnie française des Indes a tellement évolué un demi-siècle plus tard, tant dans l’augmentation du trafic, de la complexité de la conduite des vaisseaux et des opérations commerciales, que ses directeurs élaborent en 1773 un règlement destiné à organiser un corps spécifique d’officiers. Selon Philippe Haudrère, qui a remarquablement étudié la question, le recrutement s’effectue « dans un cadre régional et familial restreint ». Les deux tiers des officiers sont originaires de Saint-Malo et des alentours. Une fois recrutés, les jeunes postulants partent à Lorient, principal port des armements de la Compagnie, pour y recevoir une solide formation théorique. Ainsi, à la lumière de ces éléments historiques, se dessine en filigrane la vie de Bourdé de Villehuet : son lieu de naissance correspond au périmètre de recrutement des officiers de la Compagnie des Indes et Lorient, où il décède, a été son lieu de formation, mais aussi celui des embarquements et des débarquements. L’enseignement théorique, assuré par un ancien capitaine marchand, dure trois années et initie les postulants à la lecture des cartes, à l’usage des instruments de navigation, à la pratique de la navigation à l’estime. En parallèle sont organisées des visites de chantiers par les maîtres-charpentiers, tandis que les officiers de port transmettent des connaissances sur la manœuvre des vaisseaux. Cet enseignement théorique est perceptible dans les ouvrages de Bourdé de Villehuet et son petit dictionnaire en reflète parfaitement le contenu : par sa richesse et sa diversité, le vocabulaire de la charpente y est particulièrement présent au point que l’on peut penser que Bourdé de Villehuet a bien retenu les leçons des maîtres-charpentiers.

Mais l’essentielle de la formation est surtout pratique et consacrée à la manœuvre. Elle se déroule directement à bord des vaisseaux. Après quatre ou cinq voyages, les postulants sont admis en qualité d’enseignes en second, sous réserve d’un rapport favorable de la part des officiers dont ils dépendent. En écho à cette formation pratique reçue dans sa jeunesse et à son expérience acquise au fil des années à bord des vaisseaux, Bourdet de Villehuet accuse, dans la préface de son Manuel des marins, les auteurs de dictionnaires de marine de ne rien connaître au vocabulaire maritime par manque de formation pratique et d’avoir « rempli leurs ouvrages de fausses explications », ayant « souvent pris une chose pour une autre, faute d’avoir assez vu ». Voilà donc une belle leçon sur l’impossibilité de séparer la théorie de la pratique ! Il n’est pas anodin que Bourdet de Villehuet ait choisi dans le titre principal de son dictionnaire le terme de « manuel » plutôt que celui de « dictionnaire » ou de « glossaire », la mention d’« explication des termes de marine » ne constituant que la seconde partie du titre, voire qu’un sous-titre. On mesure aussi à quel point l’œuvre écrite de Bourdet de Villehuet est indissociable de sa vie de marin. La preuve nous est également fournie par la mention « Officier des Vaisseaux de la Compagnie des Indes » qui figure sous le nom de l’auteur. Il est évident qu’une certaine fierté affleure sur la page de garde de ce Manuel des marins, surtout quand on connaît l’« esprit de corps » qui s’est affirmé au cours du XVIIIe siècle au sein des officiers de la Compagnie. Cet état d’esprit était d’autant renforcé que la Compagnie ne comptait que 1 500 officiers environ. Bourdet de Villehuet avait probablement conscience d’appartenir à un corps d’élite. « Connaissance scientifique, savoir-faire manœuvrier, aptitude au commandement, courage militaire, telles sont les principales qualités des officiers des vaisseaux de la Compagnie des Indes », rappelle Philippe Haudrère. Nul doute que Bourdé de Villehuet était de ces éminents hommes de mer. Par ses écrits tout aussi techniques que scientifiques – la science des mots est une introduction à celle de l’art (nautique), explique-t-il dans la préface de son Manuel des marins –, il est un marin des Lumières.

Élisabeth Ridel-Granger

Orientation bibliographique : P. HAUDRÈRE, « Les officiers des vaisseaux de la compagnie des Indes. Un corps d’élite dans la Marine française du XVIIIe siècle », Histoire, économie et société, 16e année, n° 1, 1997, p. 117-124 ; É. TAILLEMITE, Dictionnaire des marins français, Paris, Tallandier, 2002, p. 66.