chapitre 3

capitulum III

Betumen, émir de Sicile, chassé par les siens, vient trouver le comte à Reggio

Betumen, admiraldus Siciliae, a suis expulsus, apud Regium ad comitem venit

Quant au comte Roger, il laissa le duc en Pouille et revint à Reggio, au début de la semaine qui précédait le Carême1En 1061, le Carême commença le 28 février ; c’est donc entre le 18 et le 25 février qu’il faut dater le retour de Roger à Reggio, selon De Bartholomaeis 1935, 231, n. (I). De même Loud 2000, 148 et Taviani-Carozzi 1996a, 356.. Il vit venir à lui, à Reggio2Selon Ibn al-Aṯīr (BAS, I, 447), c’est plutôt à Mileto qu’il faut situer l’entretien de Roger et de Betumen, c’est-à-dire Muhammad b. Ibrāhīm ibn al-Thumna. En outre, c’est Robert qui fut, selon Aimé V, 8, l’allocutaire de celui qu’il appelle Vultumine. Ils « firent amistié », dit le chroniqueur, et, pour ôter tout soupçon dans l’esprit de Robert, Ibn al-Thumna lui donna son fils en otage, mais il fut dès lors chassé de Sicile par Ibn al-Hawwās (‘Alī b. Ni‘ma) et se réfugia à Reggio. Il y eut sans doute plusieurs entretiens d’Ibn al-Thumna, à Mileto ou à Reggio, avec Roger ou avec Robert. Malaterra a voulu donner l’initiative de l’entreprise à Roger et le présenter comme le digne allocutaire du prince arabe ; en revanche, dans le récit d’Aimé (V, 9), Roger est un lieutenant de son frère, placé sous les ordres de Geoffroi Ridel, que le duc a chargé de la campagne sicilienne. Geoffroi Ridel, futur duc de Gaète (1068-1086), n’est jamais mentionné par Malaterra, ni par l’Anonyme du Vatican., en fugitif, Betumen, émir3Pour les différentes étymologies proposées à ce terme, voir Ménager 1960, 9-12 et Bencheikh 2003. Retenons simplement ici que le radical est issu du nom arabe amīr, « chef ». D’abord introduit dans la langue grecque, le nom est apparu en latin chez Anastase le Bibliothécaire sous les formes amiras ou ameras ; le latin admiraldus apparaît plus tardivement, peut-être pour la première fois chez Malaterra, que Ménager 1960 (« Appendice I », 158) ne mentionne pas quand il cite une première occurrence chez Robert le Moine : Et quos Amiraldos vocant reges sunt, qui provinciis regionum praesunt (RHC Hist. occ., t. III, 1866, p. 788). La proximité des termes admiraldus et quodam principe pour désigner respectivement Ibn al-Thumna et Ibn al-Hawwās amène à s’interroger sur le sens que le chroniqueur accordait à ces termes. Chez Aimé (V, 8), il semble bien qu’amiral serve à désigner la plus haute titulature des Arabes de Sicile : « En la grant cité de Palerme, en Sycille, estoit amiral un qui se clamoit Vultumine [Ibn al-Thumna]. Un sarrazin esmut lo pueple et lo chacerent de la fol cité et se fist amiral ». De même, chez Malaterra, c’est ce titre que porte Ibn al-Hawwās, après avoir battu Ibn al-Thumna et rallié à sa cause les anciens partisans de ce dernier à Palerme (voir II, 8, 2). de Sicile, qui avait été mis en fuite par un prince nommé Belcawet au terme d’un combat – Betumen avait assassiné le mari de la sœur de ce dernier, un jeune homme honorable de son peuple, qui se nommait Benméclère4Ibn al-Thumna (Muhammad b. Ibrāhīm) était devenu vers 1052 l’homme le plus influent de l’île, surtout depuis qu’il avait éliminé Ibn al-Maklāti, qā’id de Catane (Benmeclerum). Il avait ensuite épousé la veuve de sa victime, nommée Maymunah, qui était aussi la sœur d’ʻAlī b. Niʻma ibn al-Hawwās, qā’id d’Agrigente et de Castrogiovanni (Belcawet). Les sources arabes exposent les motifs de la guerre que se firent les deux beaux-frères, après ce mariage, en des termes qu’il faut considérer avec précaution. Selon Ibn al-Aṯīr (BAS, I, 446-447), Ibn al-Thumna, pris de boisson, aurait ordonné à ses esclaves d’ouvrir les veines de sa femme, sauvée de justesse par son fils Ibrāhīm. Maymunah feignit de se réconcilier avec son mari et obtint la permission de rendre visite à son frère, qui, mis au courant de l’outrage infligé à sa sœur, la garda auprès de lui, malgré les réclamations du mari. Celui-ci mit alors le siège devant Castrogiovanni et fut défait par son adversaire. Malaterra occulte totalement l’histoire de Maymunah, mais souligne les liens familiaux des chefs siciliens. Aimé V, 8, en revanche, considère davantage leurs ambitions territoriales et politiques. Quoi qu’il en soit, après sa défaite, Ibn al-Thumna partit se réfugier à Catane, tandis qu’Ibn al-Hawwās prit la direction de Palerme (voir Amari 1933-1937, II, 618-619 ; Rizzitano 1977, 204-205 ; Aziz 1975, 36-37 ; Eddé et al. 1990, 109 ; Johns 2002, 32 ; Nef 2011, 25-27). ; il poussa le comte, par ses exhortations réitérées, à attaquer la Sicile.

Rogerius vero comes, duce relicto in Apulia [+] [apulia C1 ut vid. ZB : -am C. [-]] ut vid.Apulia ut vid.Apulia ut vid.Apulia ut vid. [+] [C1 : Apulia ut vid. [-]] Apuliam, RegiumRegiumRegiumRegiumRhegium in prima septimana ante Quadragesimam remeavit. Ad quem Betumen [+] [betumen C : becumen Z ed. pr. bictumen B. [-]] BecumenBictumena'Betumen est la latinisation d’Ibn al-Thumna (Muhammad b. Ibrāhīm), qā’id de Syracuse et de Noto (à propos de l’intégration et de l’identification des noms des chefs arabes en latin, voir Amari 1935, II, 620, cité infra). Les formes latinisées de ce nom arabe se déclinent comme les substantifs neutres du type -men, -minis, à l’exception de la première occurrence du fragment II, 4, 2, où la forme attendue était l’ablatif Betumine. Betumen (ou -mem) est donné par A et C. On a en revanche invariablement Becumen, -minis, dans Z, suivi presque toujours par l’édition princeps, qui ajoute une opposition entre le nominatif (-men) et l’accusatif (-minem : voir II, 18, 1 et II, 20, 2). B présente soit Betumen, qu’il ne décline pas, soit Bictumen ou Bectumen., admiraldus Siciliae, a Belcawedo [+] [belcawedo C : belcamendo Z ed. pr. bilcanendo B belcamedo Pontieri. [-]] BelcamendoBilcanendoBelcamedob'La leçon de C semble la plus proche phonétiquement du nom arabe Ibn al-Hawwās (ʻAlī b. Niʻma). Tandis que, pour cette occurrence, le nom est intégré à la flexion thématique avec une finale d’ablatif singulier, on en trouve ensuite trois attestations (une fois en II, 8, 2 et deux fois en II, 17, 1) sous une forme de nominatif : Belcawet AC : Belcavet B. Seul Z présente une nasale m dans le radical ainsi que d’autres variantes, inégalement transcrites par la princeps (II, 8, 2 : belcamuet ; II, 17, 1 : beatame ; becamet). Voir encore Amari 1935, cité note suivante. quodam principe proelio fugatus – eo quod maritum sororis suae, honestum [+] [sororis suae honestum post gentis transt. B. [-]] suae gentissororis suae, honestum suae gentissororis suae, honestum suae gentissororis suae, honestum suae gentissororis suae, honestum suae gentissuae gentis sororis suae honestum juvenem vocabulo Benmeclerum [+] [benmeclerum C : benneclerum Z edd. benmenelerum B. [-]] BenneclerumBenmenelerumc'La leçon de C est la plus fidèle restitution du nom arabe Ibn al-Maklāti, et le radical est inchangé en II, 4, 2, tandis que Z et B présentent de légères variantes. Tous les témoins de la tradition attestent l’intégration à la flexion thématique de ce nom, qui présente en contexte les variantes casuelles appelées par la syntaxe. Amari 1935, II, 620, a dégagé les principales règles de transcription de ces noms propres en latin, en observant qu’on pouvait reconnaître Ibn al-Thumna derrière les leçons Benthumen, Bettumenus, Vulthuminus, Vultimino, Bothum, Bitumen, Vultione, Vultimien ; Ibn al-Maklāti derrière Belcamedus, Bercamen, Benneclerus et Benemenclerus, variante de Caruso, et Ibn al-Hawwās, derrière Belchaoth, Belchus, Belchamet, Bentadus, Belcamuer. Il précise que « du mot ibn il reste le b, auquel s’ajoute le l (parfois changé en t – ce qui témoigne qu’il y a, en arabe, des faits de sandhi très banals) de l’article qui suit, et qu’on retrouve ensuite la consonne initiale du patronyme »., occiderat –, apud RegiumRegiumRegiumRegiumRhegium profugus venitd'L’expression profugus venit rappelle Virgile, Énéide, 1, 2. Mais peut-être s’agit-il d’une simple rencontre. On la trouve aussi chez Orose, Histoires (contre les Païens), tome II (livres IV-VI), M.-P. Arnaud-Lindet (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1991, livre IV, chap. 18, 20 : Hasdrubal imperator Carthaginem profugus uenit., comitem versus impugnationem Siciliae multis exhortationibus [+] [exhortationibus C Z : excita- B. [-]] exhortationibusexhortationibusexhortationibusexcitationibus excitans [+] [excitans C Z1B : inci- Z ed. pr. [-]] excitansexcitans [+] [Z1 : excitans [-]] incitans.

~

1En 1061, le Carême commença le 28 février ; c’est donc entre le 18 et le 25 février qu’il faut dater le retour de Roger à Reggio, selon De Bartholomaeis 1935, 231, n. (I). De même Loud 2000, 148 et Taviani-Carozzi 1996a, 356.

2Selon Ibn al-Aṯīr (BAS, I, 447), c’est plutôt à Mileto qu’il faut situer l’entretien de Roger et de Betumen, c’est-à-dire Muhammad b. Ibrāhīm ibn al-Thumna. En outre, c’est Robert qui fut, selon Aimé V, 8, l’allocutaire de celui qu’il appelle Vultumine. Ils « firent amistié », dit le chroniqueur, et, pour ôter tout soupçon dans l’esprit de Robert, Ibn al-Thumna lui donna son fils en otage, mais il fut dès lors chassé de Sicile par Ibn al-Hawwās (‘Alī b. Ni‘ma) et se réfugia à Reggio. Il y eut sans doute plusieurs entretiens d’Ibn al-Thumna, à Mileto ou à Reggio, avec Roger ou avec Robert. Malaterra a voulu donner l’initiative de l’entreprise à Roger et le présenter comme le digne allocutaire du prince arabe ; en revanche, dans le récit d’Aimé (V, 9), Roger est un lieutenant de son frère, placé sous les ordres de Geoffroi Ridel, que le duc a chargé de la campagne sicilienne. Geoffroi Ridel, futur duc de Gaète (1068-1086), n’est jamais mentionné par Malaterra, ni par l’Anonyme du Vatican.

3Pour les différentes étymologies proposées à ce terme, voir Ménager 1960, 9-12 et Bencheikh 2003. Retenons simplement ici que le radical est issu du nom arabe amīr, « chef ». D’abord introduit dans la langue grecque, le nom est apparu en latin chez Anastase le Bibliothécaire sous les formes amiras ou ameras ; le latin admiraldus apparaît plus tardivement, peut-être pour la première fois chez Malaterra, que Ménager 1960 (« Appendice I », 158) ne mentionne pas quand il cite une première occurrence chez Robert le Moine : Et quos Amiraldos vocant reges sunt, qui provinciis regionum praesunt (RHC Hist. occ., t. III, 1866, p. 788). La proximité des termes admiraldus et quodam principe pour désigner respectivement Ibn al-Thumna et Ibn al-Hawwās amène à s’interroger sur le sens que le chroniqueur accordait à ces termes. Chez Aimé (V, 8), il semble bien qu’amiral serve à désigner la plus haute titulature des Arabes de Sicile : « En la grant cité de Palerme, en Sycille, estoit amiral un qui se clamoit Vultumine [Ibn al-Thumna]. Un sarrazin esmut lo pueple et lo chacerent de la fol cité et se fist amiral ». De même, chez Malaterra, c’est ce titre que porte Ibn al-Hawwās, après avoir battu Ibn al-Thumna et rallié à sa cause les anciens partisans de ce dernier à Palerme (voir II, 8, 2).

4Ibn al-Thumna (Muhammad b. Ibrāhīm) était devenu vers 1052 l’homme le plus influent de l’île, surtout depuis qu’il avait éliminé Ibn al-Maklāti, qā’id de Catane (Benmeclerum). Il avait ensuite épousé la veuve de sa victime, nommée Maymunah, qui était aussi la sœur d’ʻAlī b. Niʻma ibn al-Hawwās, qā’id d’Agrigente et de Castrogiovanni (Belcawet). Les sources arabes exposent les motifs de la guerre que se firent les deux beaux-frères, après ce mariage, en des termes qu’il faut considérer avec précaution. Selon Ibn al-Aṯīr (BAS, I, 446-447), Ibn al-Thumna, pris de boisson, aurait ordonné à ses esclaves d’ouvrir les veines de sa femme, sauvée de justesse par son fils Ibrāhīm. Maymunah feignit de se réconcilier avec son mari et obtint la permission de rendre visite à son frère, qui, mis au courant de l’outrage infligé à sa sœur, la garda auprès de lui, malgré les réclamations du mari. Celui-ci mit alors le siège devant Castrogiovanni et fut défait par son adversaire. Malaterra occulte totalement l’histoire de Maymunah, mais souligne les liens familiaux des chefs siciliens. Aimé V, 8, en revanche, considère davantage leurs ambitions territoriales et politiques. Quoi qu’il en soit, après sa défaite, Ibn al-Thumna partit se réfugier à Catane, tandis qu’Ibn al-Hawwās prit la direction de Palerme (voir Amari 1933-1937, II, 618-619 ; Rizzitano 1977, 204-205 ; Aziz 1975, 36-37 ; Eddé et al. 1990, 109 ; Johns 2002, 32 ; Nef 2011, 25-27).

~

a'Betumen est la latinisation d’Ibn al-Thumna (Muhammad b. Ibrāhīm), qā’id de Syracuse et de Noto (à propos de l’intégration et de l’identification des noms des chefs arabes en latin, voir Amari 1935, II, 620, cité infra). Les formes latinisées de ce nom arabe se déclinent comme les substantifs neutres du type -men, -minis, à l’exception de la première occurrence du fragment II, 4, 2, où la forme attendue était l’ablatif Betumine. Betumen (ou -mem) est donné par A et C. On a en revanche invariablement Becumen, -minis, dans Z, suivi presque toujours par l’édition princeps, qui ajoute une opposition entre le nominatif (-men) et l’accusatif (-minem : voir II, 18, 1 et II, 20, 2). B présente soit Betumen, qu’il ne décline pas, soit Bictumen ou Bectumen.

b'La leçon de C semble la plus proche phonétiquement du nom arabe Ibn al-Hawwās (ʻAlī b. Niʻma). Tandis que, pour cette occurrence, le nom est intégré à la flexion thématique avec une finale d’ablatif singulier, on en trouve ensuite trois attestations (une fois en II, 8, 2 et deux fois en II, 17, 1) sous une forme de nominatif : Belcawet AC : Belcavet B. Seul Z présente une nasale m dans le radical ainsi que d’autres variantes, inégalement transcrites par la princeps (II, 8, 2 : belcamuet ; II, 17, 1 : beatame ; becamet). Voir encore Amari 1935, cité note suivante.

c'La leçon de C est la plus fidèle restitution du nom arabe Ibn al-Maklāti, et le radical est inchangé en II, 4, 2, tandis que Z et B présentent de légères variantes. Tous les témoins de la tradition attestent l’intégration à la flexion thématique de ce nom, qui présente en contexte les variantes casuelles appelées par la syntaxe. Amari 1935, II, 620, a dégagé les principales règles de transcription de ces noms propres en latin, en observant qu’on pouvait reconnaître Ibn al-Thumna derrière les leçons Benthumen, Bettumenus, Vulthuminus, Vultimino, Bothum, Bitumen, Vultione, Vultimien ; Ibn al-Maklāti derrière Belcamedus, Bercamen, Benneclerus et Benemenclerus, variante de Caruso, et Ibn al-Hawwās, derrière Belchaoth, Belchus, Belchamet, Bentadus, Belcamuer. Il précise que « du mot ibn il reste le b, auquel s’ajoute le l (parfois changé en t – ce qui témoigne qu’il y a, en arabe, des faits de sandhi très banals) de l’article qui suit, et qu’on retrouve ensuite la consonne initiale du patronyme ».

d'L’expression profugus venit rappelle Virgile, Énéide, 1, 2. Mais peut-être s’agit-il d’une simple rencontre. On la trouve aussi chez Orose, Histoires (contre les Païens), tome II (livres IV-VI), M.-P. Arnaud-Lindet (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1991, livre IV, chap. 18, 20 : Hasdrubal imperator Carthaginem profugus uenit.