chapitre 1

capitulum I

Le comte Roger entre en Sicile pour la première fois

Comes Rogerius primum Siciliam intrat

<1> Ainsi, Roger, le comte de Calabre, jeune homme de fort belle allure, se trouvait à Reggio avec le duc son frère, après que la Calabre eut été entièrement soumise, quand, entendant dire que la Sicile était infidèle et voyant qu’elle était toute proche, séparés qu’ils étaient d’elle par un étroit bras de mer, il en conçut, en homme toujours assoiffé de domination, l’ambition de s’en emparer1Selon Malaterra, les motifs qui poussèrent Roger à conquérir la Sicile sont liés à certaines circonstances (proximité géographique, achèvement de la conquête de la Calabre, acquisition de nouvelles richesses) et à la personnalité même du futur Grand Comte, qui y voit un intérêt politique et religieux (voir « Introduction » de la version imprimée, p. 73). On peut avancer d’autres raisons d’ordre stratégique et militaire : après la conquête de la Calabre, il convient d’assurer la défense du territoire, que les Arabes de Sicile sont habitués à venir piller. En les attaquant sur leurs propres terres, Roger peut reconnaître leurs forces et leur capacité de défense, ainsi que les effrayer et les dissuader de ravager la Calabre. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les premières expéditions de Roger en Sicile aient été guidées par un réel projet de conquête de l’île plutôt que par la volonté de répondre à l’appel d’Ibn al-Thumna (voir II, 3). : il considérait que le profit pour lui serait double – c’est-à-dire pour son âme et pour son corps –, s’il ramenait au culte de Dieu une terre livrée aux idoles et si c’était lui qui possédait en ce monde, pour les administrer au service de Dieu, les produits et revenus2Malgré les troubles politiques internes, l’île jouissait d’une économie prospère, assurée notamment par l’importance des villes et en particulier de Palerme. Déjà, en 973, le marchand de Bagdad Ibn Ḥawqal avait décrit les richesses de la capitale, ses fortifications, ses marchés et l’importance de sa mosquée. de cette terre, qu’un peuple qui ne témoignait à Dieu aucune reconnaissance avait usurpés. <2> Ayant passé et repassé cela dans son esprit, en homme prompt à mener à bien ses projets, il se risqua, avec soixante chevaliers en tout, à s’embarquer3Pour les navires dont disposaient les Normands, voir II, 8, 2 ; sur leur capacité à transporter des chevaux et sur le nombre de ceux-ci, voir Bennett 1993, 49-50. sur une mer très périlleuse, bien qu’étroite, entre Scylla et Charybde4Les monstres Charybde et Scylla (Homère, Odyssée, XII) furent localisés dès l’Antiquité dans le détroit de Messine. Le second aurait donné son nom à la commune de Scilla (Scyllaeum), de la province de Reggio di Calabria, en face de la pointe extrême de la Sicile. Voir de même Guil. Ap. III, 190-193 : « la mer de Sicile, qui, bien qu’étroite, est cependant difficile à franchir. Scylla et Charybde y présentent divers dangers ; l’une fait tournoyer les bateaux, l’autre les brise sur les rochers » (trad. Mathieu 1961, 175, retouchée). Le détroit de Messine est parcouru tous les jours par les courants qui vont de la mer Tyrrhénienne à la mer Ionienne et inversement, provoquant des remous qui causaient les naufrages des navires., pour aller, après la traversée, reconnaître la Sicile et éprouver la valeur guerrière de ses habitants5Sur la date de cette première expédition, voir « Introduction » de la version imprimée, p. 36.. <3> Tout près du port où ils accostèrent se trouve une cité très peuplée, appelée Messine : ce nom lui vient de messis, parce que c’est là qu’on avait pris l’habitude d’apporter les moissons de toute la région, qui constituaient dans les temps anciens le tribut aux Romains6L’étymologie que Malaterra donne de Messine est fantaisiste. La ville fut d’abord nommée Zancle, nom sicule de la faucille (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, 6, 4-5), puis prit le nom de Messine, quand Anaxilas, tyran de Rhégion (Reggio), originaire de Messênê dans le Péloponnèse, lui donna le nom de son ancienne patrie. Sur l’étymologie du nom de la ville, voir aussi Strabon, 6, 2, 3 (= C, 268). Sur les sources de la fondation de Zancle, l’arrivée des Messéniens en Occident et le changement de nom de Zancle en celui de Messênê, voir Vallet 1958, 59-66 ; 344-346. Si, à l’époque romaine, on entreposa effectivement à Messine le blé de Sicile destiné à Rome, on sait par Cicéron (In C. Verrem orationes sex, 3, 13) que la ville n’était pas soumise au tribut, conformément à la loi établie sous le règne de Hiéron. Rome a pris pour base de la réorganisation le statut des cités, conservant la distinction entre les cités fédérées non dîmées, qui sont au nombre de deux, Messine et Taormine, les cinq cités exemptes de charges et libres d’impôts (Centuripe, Halèse, Ségeste, Halicye et Palerme), et les cités soumises à la dîme.. Les habitants de cette ville, dont le nombre était considérable, apprenant que des ennemis avaient envahi leur territoire, sont saisis d’une immense colère, surtout qu’ils voyaient qu’ils étaient peu nombreux ; aussi franchissent-ils les portes de la ville dans une charge furieuse et vont-ils les affronter les premiers. <4> Alors, le comte, en homme toujours fort habile et rompu à l’art de la guerre, feignit de prendre peur et, quand il eut attiré les ennemis loin de la ville, il contre-attaqua et, se ruant sur eux avec impétuosité, il les mit en fuite7Sur la tactique de la fuite feinte, voir Settia 2006, 123.. Et ainsi, tout en massacrant tous les traînards, il les reconduisit jusqu’à la porte de la cité, au terme d’un long retour pendant lequel il s’attachait aux pas des fuyards avec un visage terrifiant. C’est pourquoi, s’étant emparé des dépouilles et des chevaux de ceux qu’il avait abattus, il embarqua pour revenir à Reggio, auprès de son frère le duc.

<1> Elegantissimus [+] [elegantissimus C B : elang- Z. [-]] ElegantissimusElegantissimusElegantissimusElangantissimus igitur juvenis comes Calabriae, Rogerius [+] [rogerius om. Z. [-]] RogeriusRogerius[om.], cum apud RegiumRegiumRegiumRegiumRhegium cum fratre duce, tota Calabria debellata, moraretur, Siciliam incredulam audiens et [+] [et C Z : in B. [-]] etetetin, brevissimo mari interposito, ex proximo [+] [ex proximo Z2 : et proximo Z1B etiam proximo C om. Z. [-]] ex proximo [+] [Z2 : ex proximo [-]] et proximo [+] [Z1 : et proximo [-]] etiam proximo[om.] intuens, ut semper dominationis avidus erat, ambitione adipiscendi eam [+] [eam C Z : tam B. [-]] eameameamtam captus est, duo [+] [ante duo add. et B. [-]] duoduoduoet duo sibi proficua [+] [proficua Z : profigua C perficua B. [-]] proficuaproficuaprofiguaperficua deputans [+] [deputans C Z : repu- B Pontieri. [-]] deputansdeputansreputans, animae scilicet [+] [scilicet om. B. [-]] scilicetscilicetscilicet[om.] et corpori [+] [corpori Desbordes : -ris C ZB edd. [-]] corporis, si terram idolis [+] [idolis ZB : dolis C. [-]] idolisidolisidolisdolis deditam [+] [deditam C B : -tum Z. [-]] deditamdeditamdeditamdeditum ad cultum divinum revocaret et fructus vel redditus terrae, quos gens [+] [gens post deo transt. B. [-]] Deogens Deogens Deogens DeoDeo gens ingrata sibi usurpaverat, ipse in Dei [+] [ipse in dei C Z : ipso vivente B. [-]] ipse in Deiipse in Deiipse in Deiipso vivente servitio dispensaturus temporaliter possideret. <2> Haec secum animo revolvens, eorum ad [+] [ad om. B. [-]] adadad[om.] quae [Z/f.18v-19r] animum [+] [animum C Z : -mo B. [-]] [Z/f.18v-19r] animum [Z/f.18v-19r] animum [Z/f.18v-19r] animumanimo intendebat non tardus executor, cum sexaginta tantum militibus periculosissimo [+] [periculosissimo C : pericolosissimo B periculossimo Z. [-]] periculosissimopericulosissimopericolosissimopericulossimo quamvis [+] [quamvis C Z : quam B. [-]] quamvisquamvisquamvisquam brevi [+] [brevi C B : brevo Z. [-]] brevibrevibrevibrevo pelago interinterinterinter [+] [C1 : inter [-]] intem*intem ut vid.  Scillam [+] [scillam C : sil- ZB scyllam ed. pr. [-]] ScillamSillamScyllam et Caribdim [+] [caribdim C B : caripdim Z charybdim ed. pr. [-]] CaribdimCaribdimCaripdimCharybdim navaliter sese committens, Siciliam exploratum [+] [exploratum C : -rat Z edd. -rant B. [-]] exploratexplorant et gentis [+] [gentis Z2B : -tes C Z . [-]] gentisgentis [+] [Z2 : gentis [-]] gentes suae militiam temptatum transmeando [+] [transmeando C Z : transeundo B. [-]] transmeandotransmeandotransmeandotranseundo vadit. <3> Est portui quo applicaverunt [+] [applicaverunt C Z : -cuerunt B edd. [-]] applicaveruntapplicuerunt populosa civitas proxima, quae, a « messe » vocabulum trahens – eo quod totius regionis messes, quantum Romanis in tributum [+] [in tributum om. B. [-]] in tributumin tributumin tributum[om.] antiquitus [+] [antiquitus C Z : -quis B. [-]] antiquitusantiquitusantiquitusantiquis persolvebatur [+] [persolvebatur C Z : -bant B. [-]] persolvebaturpersolvebaturpersolvebaturpersolvebant, illuc congregari solebat [+] [illuc — solebat om. B. [-]] illuc congregari solebatilluc congregari solebatilluc congregari solebat[om.]a'Le singulier s’explique par une syllepse de nombre entraînée par la parenthèse quantum — persolvebatur. –, Messana vocata est. Hujus urbis cives, quorum plurima multitudo erat, hostes suos fines pervasisse cognoscentes [+] [cognoscentes C Z : ag- B. [-]] cognoscentescognoscentescognoscentesagnoscentes, plurimum indignati – maxime quod paucos numero videbant [+] [videbant C : -bantur ZB. [-]] videbantvidebantvidebantur –, urbis portas maximo impetu prosilientes, ipsos occupatum [+] [occupatum C B : -tos Z. [-]] occupatumoccupatumoccupatumoccupatos vadunt [+] [vadunt ZB : -dit C. [-]] vaduntvaduntvaduntvadit. <4> Porro comes, ut semper astutissimus et militia callens, primo timore [+] [timore C ZB1 : -rum B. [-]] timoretimoretimore [+] [B1 : timore [-]] timorum simulato, cum eos [+] [eos C ZB2 : B non legitur. [-]] eoseoseos [+] [B2 : eos [-]] [non legitur] longius ab urbe seduxisset, impetu facto, acerrime super eos irruens, in fugam vertit. Sicque extremos quosque caedendo usque in [EP/p.26-27] portam civitatis longo reditu, fugientibus visu [+] [visu Pontieri : viso C ZB visus ed. pr. [-]] visovisusb'Nous avons repris la conjecture visu que Pontieri a tirée de la forme visus indiquée par l’édition princeps. La leçon des manuscrits provient d’une confusion possible de visum, i / visus, us, due, sinon à l’auteur lui-même, au subarchétype commun aux deux branches de manuscrits. La mélecture -u / -o a pu aussi être facilitée par la lettre initiale du mot suivant. odibili [+] [odibili C B : -lis Z ed. pr. [-]] odibiliodibiliodibilis conviator [+] [conviator B : coviator C comminator Z edd. [-]] coviatorcomminatorc'Si l’on admet que coviator de C peut résulter de l’oubli d’un tilde, cette leçon s’accorde avec celle de B. Les exemples donnés par Desbordes 2005, 127, n. 39, sur des fautes et contre-fautes issues de l’omission ou de l’addition d’un tilde, concernent des changements de nombre, mais on pourrait en ajouter bien d’autres. Voir, pour le seul chapitre 43 de ce livre, trois oublis pour C : exhortatoriam ZB : -toria C ; proximam ZB : -ma C ; adventantes B : -tatem C, et un quatrième que nous n’avons pas jugé utile de mentionner dans l’apparat critique (adventantes ZB : -tates C). On en déduit que Z présente la lectio facilior, adoptée par l’édition princeps, puis par Pontieri, en raison sans doute de la proximité du tour visu odibili. Pour les attestations de conviator au début de la chrétienté, voir Blaise & Chirat 1993, s.v., conduxit [+] [conduxit C : reduxit ZB edd. [-]] reduxit. Spoliis itaque et equis illorum quos dejecerat [+] [dejecerat (dejic- C) C Z : -rant B. [-]] dejeceratdejeceratdejiceratdejecerant acceptis, naves suas ingressus RegiumRegiumRegiumRegiumRhegium remeat [+] [remeat ZB : remanet C. [-]] remeatremeatremeatremanet ad ducem fratrem suum.

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1Selon Malaterra, les motifs qui poussèrent Roger à conquérir la Sicile sont liés à certaines circonstances (proximité géographique, achèvement de la conquête de la Calabre, acquisition de nouvelles richesses) et à la personnalité même du futur Grand Comte, qui y voit un intérêt politique et religieux (voir « Introduction » de la version imprimée, p. 73). On peut avancer d’autres raisons d’ordre stratégique et militaire : après la conquête de la Calabre, il convient d’assurer la défense du territoire, que les Arabes de Sicile sont habitués à venir piller. En les attaquant sur leurs propres terres, Roger peut reconnaître leurs forces et leur capacité de défense, ainsi que les effrayer et les dissuader de ravager la Calabre. Par ailleurs, il n’est pas sûr que les premières expéditions de Roger en Sicile aient été guidées par un réel projet de conquête de l’île plutôt que par la volonté de répondre à l’appel d’Ibn al-Thumna (voir II, 3).

2Malgré les troubles politiques internes, l’île jouissait d’une économie prospère, assurée notamment par l’importance des villes et en particulier de Palerme. Déjà, en 973, le marchand de Bagdad Ibn Ḥawqal avait décrit les richesses de la capitale, ses fortifications, ses marchés et l’importance de sa mosquée.

3Pour les navires dont disposaient les Normands, voir II, 8, 2 ; sur leur capacité à transporter des chevaux et sur le nombre de ceux-ci, voir Bennett 1993, 49-50.

4Les monstres Charybde et Scylla (Homère, Odyssée, XII) furent localisés dès l’Antiquité dans le détroit de Messine. Le second aurait donné son nom à la commune de Scilla (Scyllaeum), de la province de Reggio di Calabria, en face de la pointe extrême de la Sicile. Voir de même Guil. Ap. III, 190-193 : « la mer de Sicile, qui, bien qu’étroite, est cependant difficile à franchir. Scylla et Charybde y présentent divers dangers ; l’une fait tournoyer les bateaux, l’autre les brise sur les rochers » (trad. Mathieu 1961, 175, retouchée). Le détroit de Messine est parcouru tous les jours par les courants qui vont de la mer Tyrrhénienne à la mer Ionienne et inversement, provoquant des remous qui causaient les naufrages des navires.

5Sur la date de cette première expédition, voir « Introduction » de la version imprimée, p. 36.

6L’étymologie que Malaterra donne de Messine est fantaisiste. La ville fut d’abord nommée Zancle, nom sicule de la faucille (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponèse, 6, 4-5), puis prit le nom de Messine, quand Anaxilas, tyran de Rhégion (Reggio), originaire de Messênê dans le Péloponnèse, lui donna le nom de son ancienne patrie. Sur l’étymologie du nom de la ville, voir aussi Strabon, 6, 2, 3 (= C, 268). Sur les sources de la fondation de Zancle, l’arrivée des Messéniens en Occident et le changement de nom de Zancle en celui de Messênê, voir Vallet 1958, 59-66 ; 344-346. Si, à l’époque romaine, on entreposa effectivement à Messine le blé de Sicile destiné à Rome, on sait par Cicéron (In C. Verrem orationes sex, 3, 13) que la ville n’était pas soumise au tribut, conformément à la loi établie sous le règne de Hiéron. Rome a pris pour base de la réorganisation le statut des cités, conservant la distinction entre les cités fédérées non dîmées, qui sont au nombre de deux, Messine et Taormine, les cinq cités exemptes de charges et libres d’impôts (Centuripe, Halèse, Ségeste, Halicye et Palerme), et les cités soumises à la dîme.

7Sur la tactique de la fuite feinte, voir Settia 2006, 123.

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a'Le singulier s’explique par une syllepse de nombre entraînée par la parenthèse quantum — persolvebatur.

b'Nous avons repris la conjecture visu que Pontieri a tirée de la forme visus indiquée par l’édition princeps. La leçon des manuscrits provient d’une confusion possible de visum, i / visus, us, due, sinon à l’auteur lui-même, au subarchétype commun aux deux branches de manuscrits. La mélecture -u / -o a pu aussi être facilitée par la lettre initiale du mot suivant.

c'Si l’on admet que coviator de C peut résulter de l’oubli d’un tilde, cette leçon s’accorde avec celle de B. Les exemples donnés par Desbordes 2005, 127, n. 39, sur des fautes et contre-fautes issues de l’omission ou de l’addition d’un tilde, concernent des changements de nombre, mais on pourrait en ajouter bien d’autres. Voir, pour le seul chapitre 43 de ce livre, trois oublis pour C : exhortatoriam ZB : -toria C ; proximam ZB : -ma C ; adventantes B : -tatem C, et un quatrième que nous n’avons pas jugé utile de mentionner dans l’apparat critique (adventantes ZB : -tates C). On en déduit que Z présente la lectio facilior, adoptée par l’édition princeps, puis par Pontieri, en raison sans doute de la proximité du tour visu odibili. Pour les attestations de conviator au début de la chrétienté, voir Blaise & Chirat 1993, s.v.