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Livre 1

Liber primus

1 Beaucoup de sujets, en philosophie, sont loin d’être à ce jour parfaitement éclaircis, mais la question de la nature des dieux, – tu le sais, Brutus1, mieux que personne –, est particulièrement difficile et obscure ; or elle est la plus belle voie pour connaître notre âme, et pour régler l’exercice du culte elle est indispensable. Un sujet sur lequel les opinions des plus grands savants sont si diverses et discordantes devrait bien prouver que, s’il est vrai que la philosophie a pour principe la recherche de ce savoir, l’Académie a cependant agi sagement en refusant de donner son assentiment sur des sujets qui ne permettent aucune certitude. En effet, qu’y a-t-il de plus honteux que l’irréflexion, qu’y a-t-il d’aussi irréfléchi, d’aussi indigne de la gravité et de la constance du sage que de penser faux ou de soutenir sans aucune hésitation une opinion sur un sujet dont la connaissance n’est pas fondée sur une enquête suffisante ? 2 C’est ainsi que sur cette question, la plupart des philosophes ont affirmé l’existence des dieux – ce qui est la thèse la plus vraisemblable, à laquelle nous nous rangeons presque tous, si nous suivons la nature – mais Protagoras2 se dit dans le doute, tandis que Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène la rejettent sans réserve. Quant à ceux qui ont affirmé l’existence des dieux, ils sont d’avis si divers et si opposés qu’on n’en finirait pas d’énumérer leurs opinions. En effet, sur la forme des dieux, sur leurs lieux de résidence et sur leur mode de vie, on discute beaucoup et les philosophes sont dans un total désaccord ; mais la grande question, dans cette affaire, est de savoir si les dieux ne font rien, ne s’occupent de rien, sont exempts de toute charge dans le gouvernement du monde, ou si, au contraire, ce sont eux qui, dès l’origine, ont fait et établi toutes choses et qui les dirigent et les font mouvoir pour une durée illimitée. Tel est le principal et le grand désaccord : si on ne le tranche pas, l’humanité sera nécessairement dans l’incertitude la plus complète et ignorera tout des sujets les plus importants. II 3 Il y a et il y a eu des philosophes pour penser que les dieux ne se préoccupent nullement des affaires humaines. Mais si leur opinion est vraie, que deviennent la piété, le respect du sacré, l’observation scrupuleuse des devoirs religieux ? En effet, nous devons nous acquitter de toutes ces obligations envers la puissance des dieux, purement et religieusement, si les dieux immortels y sont sensibles et s’ils ont octroyé quelque faveur au genre humain ; mais si les dieux ne peuvent ni ne veulent nous aider et ne s’en soucient nullement, s’ils ne prêtent pas attention à nos actes et s’il n’est rien qui, venant d’eux, puisse exercer une influence sur la vie des hommes, quelle raison avons-nous de rendre aux dieux immortels un culte, des honneurs et de leur adresser des prières ? Pas plus que les autres vertus, la piété ne peut consister en un vain simulacre ; et en même temps qu’elle, disparaît nécessairement l’observation scrupuleuse des devoirs religieux et cette disparition entraîne dans notre vie des bouleversements et un grand désordre. 4 Et je ne sais si, en faisant disparaître la piété envers les dieux, on ne ferait pas également disparaître la bonne foi, le lien social du genre humain et la vertu par excellence, la justice. Mais il y a d’autres philosophes, ceux-ci grands et renommés, pour penser que le monde entier est gouverné et conduit par la rationalité de l’intelligence divine – et non seulement cela, mais aussi que ces mêmes dieux se préoccupent de la vie des hommes et y pourvoient. En effet, les céréales et les autres fruits de la terre, les changements de temps, les diverses saisons et les variations atmosphériques, qui font que tout ce que la terre enfante se développe et vient à maturité, ils pensent que tout cela est octroyé au genre humain par les dieux immortels, et ils rassemblent beaucoup de faits – qui seront rapportés dans le présent ouvrage – de nature à faire croire, pour un peu, que les dieux immortels ont élaboré tout cela exprès pour l’usage des hommes. Contre ces philosophes, Carnéade3 a élevé de si nombreuses objections qu’il a suscité chez les hommes qui ne manquent pas d’intelligence le désir de chercher la vérité. 5 Car il n’y a pas de sujet sur lequel non seulement les ignorants mais aussi les savants soient à ce point en désaccord ; or, puisque leurs opinions sont si diverses et si divergentes, il peut bien se faire qu’aucune d’elles ne soit vraie, mais il est impossible en tout cas que plus d’une le soit. III Dans ce débat, nous pouvons apaiser les critiques bienveillants et confondre les détracteurs envieux, en sorte que les uns regrettent leurs attaques et que les autres aient la joie de s’être instruits ; car il faut fournir des éclaircissements à ceux qui nous donnent des avertissements amicaux, mais repousser les assauts ennemis. 6 Les livres que j’ai publiés, en assez grand nombre et en peu de temps4, ont fait beaucoup parler, je le vois bien ; on a tenu des propos divers, les uns se demandant d’où m’était venu ce zèle soudain pour la philosophie, les autres désirant savoir quelles certitudes je possédais sur chaque sujet. J’ai compris aussi que beaucoup trouvaient étonnante ma préférence pour une philosophie qui, selon eux, nous ravit la lumière et répand sur tous les sujets une sorte de nuit ; ils s’étonnaient aussi que j’aie pris inopinément la défense d’une école désertée et depuis longtemps abandonnée. Pourtant, ce n’est pas du jour au lendemain que je me suis mis à faire de la philosophie, et dès ma première jeunesse j’ai consacré à cette étude des efforts importants et soutenus ; c’est justement lorsqu’il y paraissait le moins que je m’adonnais plus que jamais à la philosophie ; mes discours, tout pénétrés des doctrines des philosophes, en témoignent ainsi que mon intimité avec les savants éminents dont s’honora toujours ma demeure, et encore ces maîtres qui m’ont formé, Diodote, Philon, Antiochus, Posidonius5, les meilleurs représentants de leurs doctrines. 7 Et s’il est vrai que tous les préceptes de la philosophie ont trait à la conduite de la vie, j’estime que, dans ma vie publique comme dans ma vie privée, j’ai mis en pratique les prescriptions de la raison et de l’enseignement que j’ai reçu.

1 ❖ Cum multae res in philosophia nequaquam satis adhuc explicatae sint, tum perdifficilis, Brute, quod tu minime ignoras, et perobscura quaestio est de natura deorum quae et ad cognitionem animi pulcherrima est et ad moderandam religionem necessaria. De qua tam uariae sunt doctissimorum hominum tamque discrepantes sententiae ut magno argumentoa esse debeat † causa, principium philosophiae ad hanc scientiam † prudenterque Academiam a rebus incertis adsensionem cohibuisse. Quid est enim temeritate foedius aut quid tam temerarium tamque indignum sapientis grauitate atque constantia quam aut falsum sentire aut quod non satis explorate perceptum sit et cognitum sine ulla dubitatione defendere ? [+] 2 ❖ Velut in hac quaestione plerique, quod maxime ueri simile est et quo omnes [sese] duce natura uenimus, deos esse dixerunt, dubitare se Protagoras, nullos esse omnino Diagoras Melius et Theodorus Cyrenaicus putauerunt. Qui uero deos esse dixerunt tanta sunt in uarietate et dissensione ut eorum molestum sit dinumerare sententias. Nam et de figuris deorum et de locis atque sedibus et de actione uitae multa dicuntur deque iis summa philosophorum dissensione certatur ; quod uero maxime rem causamque continet utrum nihil agant, nihil moliantur, omni curatione et administratione rerum uacent an contra ab iis et a principio omnia facta et constituta sint et ad infinitum tempus regantur atque moueantur, in primis [quae] magna dissensio est, eaque nisi diiudicatur in summo errore necesse est homines atque in maximarum rerum ignoratione uersari. [+] II 3 ❖ Sunt enim philosophi et fuerunt qui omnino nullam habere censerent rerum humanarum procurationem deos. Quorum si uera sententia est quae potest esse pietas, quae sanctitas, quae religio ? Haec enim omnia pure atque caste tribuenda deorum numini ita sunt si animaduertuntur ab iis et si est aliquid a deis inmortalibus hominum generi tributum ; sin autem dei neque possunt nos iuuare nec uolunt nec omnino curant nec quid agamus animaduertunt nec est quod ab iis ad hominum uitam permanare possit quid est quod ullos deis inmortalibus cultus, honores, preces adhibeamus ? In specie autem fictae simulationis sicut reliquae uirtutes item pietas inesse non potest ; cum qua simul sanctitatem et religionem tolli necesse est quibus sublatis perturbatio uitae sequitur et magna confusio. [+] 4 ❖ Atque haud scio an pietate aduersus deos sublata fides etiam et societas generis humani et una excellentissuma uirtus iustitia tollatur. Sunt autem alii philosophi, et hi quidem magni atque nobiles, qui deorum mente atque ratione omnem mundum administrari et regi censeant neque uero id solum sed etiam ab isdem hominum uitae consuli et prouideri ; nam et fruges et reliqua quae terra pariat et tempestates ac temporum uarietates caelique mutationes quibus omnia quae terra gignat maturata pubescant a dis inmortalibus tribui generi humano putant multaque quae dicentur in his libris colligunt quae talia sunt ut ea ipsa dei inmortales ad usum hominum fabricati paene uideantur. Contra quos Carneades ita multa disseruit ut excitaret homines non socordes ad ueri inuestigandi cupiditatem. [+] 5 ❖ Res enim nulla est de qua tantopere non solum indocti sed etiam docti dissentiant ; quorum opiniones cum tam uariae sint tamque inter se dissidentes alterum fieri profecto potest ut earum nulla, alterum certe non potest ut plus una uera sit. III Qua quidem in causa et beniuolos obiurgatores placare et inuidos uituperatores confutare possumus ut alteros reprehendisse paeniteat, alteri didicisse se gaudeant ; nam qui admonent amice docendi sunt, qui inimice insectantur repellendi. [+] 6 ❖ Multum autem fluxisse uideo de libris nostris quos compluris breui tempore edidimus uariumque sermonem partim admirantium unde hoc philosophandi nobis subito studium extitisset, partim quid quaque de re certi haberemus scire cupientium. Multis etiam sensi mirabile uideri eam nobis potissimum probatam esse philosophiam quae lucem eriperet et quasi noctem quandam rebus offunderet desertaeque disciplinae et iam pridem relictae patrocinium necopinatum a nobis esse susceptum. Nos autem nec subito coepimus philosophari nec mediocrem a primo tempore aetatis in eo studio operam curamque consumpsimus et cum minime uidebamur tum maxime philosophabamur ; quod et orationes declarant, refertae philosophorum sententiis, et doctissimorum hominum familiaritates quibus semper domus nostra floruit et principes illi, Diodotus, Philo, Antiochus, Posidonius a quibus instituti sumus. [+] 7 ❖ Et, si omnia philosophiae praecepta referuntur ad uitam arbitramur nos et publicis et priuatis in rebus ea praestitisse quae ratio et doctrina praescripserit.

IV Si l’on me demande quel motif m’a poussé à écrire si tard sur ces sujets, il n’est rien que je puisse expliquer aussi aisément. Comme je languissais dans l’inaction et que l’état de la république rendait nécessaire d’en confier le gouvernement à la capacité de décision et à la responsabilité d’un seul homme6, j’ai pensé qu’avant tout, dans l’intérêt même de la république, il me fallait exposer la philosophie à nos concitoyens, estimant qu’il importait grandement au prestige et à la gloire de notre cité que des sujets si graves et si nobles fussent également traités en latin. 8 Et je regrette d’autant moins mon entreprise que j’ai éveillé chez beaucoup, je m’en rends compte aisément, le désir d’étudier, mais aussi celui d’écrire. Bien des gens, en effet, parfaitement formés par l’enseignement des Grecs, ne pouvaient communiquer leurs connaissances à leurs concitoyens parce qu’ils désespéraient de pouvoir exprimer en latin les enseignements qu’ils avaient reçus des Grecs ; mais il me semble que dans ce domaine nous avons fait de tels progrès que les Grecs ne l’emportent plus sur nous, même pour la richesse du vocabulaire. 9 Ce qui m’a également incité à me consacrer à ce travail, c’est le chagrin provoqué par un coup du sort, rude et accablant7 ; si j’avais pu trouver quelque consolation plus efficace, ce n’est pas à celle-ci de préférence que j’aurais eu recours. Mais le meilleur moyen d’en tirer parti, c’était justement de me consacrer non seulement à la lecture mais à l’étude approfondie de la philosophie tout entière. Or la meilleure méthode pour la connaître dans toutes ses parties et dans toutes ses branches, c’est de traiter par écrit l’ensemble des questions, car il y a une continuité et une connexion étonnante entre les sujets, au point qu’ils apparaissent dépendants les uns des autres et tous liés et solidaires entre eux. V 10 Quant à ceux qui veulent savoir quelle est mon opinion personnelle sur chaque sujet, ils manifestent une curiosité indiscrète ; en effet, dans une discussion philosophique, on doit accorder de l’importance aux arguments fournis par la raison bien plus qu’à l’autorité. De plus, l’autorité de ceux qui se posent en maîtres nuit bien souvent à ceux qui veulent apprendre : ils cessent en effet de juger par eux-mêmes, ils tiennent pour acquis ce qu’ils voient décidé par celui à qui ils font confiance. À vrai dire, je n’approuve pas la pratique des pythagoriciens qui, dit-on, quand ils affirmaient quelque chose dans une discussion et qu’on leur demandait pourquoi, répondaient : « Le maître l’a dit. » Le maître, c’était Pythagore8 ; si grand était le pouvoir d’une opinion toute faite que l’autorité prévalait, même sans le soutien de la raison. 11 Quant à ceux qu’étonne le choix de l’école à laquelle j’ai donné ma préférence, je crois leur avoir suffisamment répondu dans les quatre livres de mes Académiques9. Il n’est pas vrai que je me sois fait l’avocat d’une cause désertée et abandonnée ; en effet, quand les hommes meurent, les idées ne périssent pas avec eux mais il arrive qu’il leur manque les lumières d’un garant. C’est ainsi que la méthode philosophique qui consiste à argumenter contre toutes les thèses sans formuler un jugement explicite sur aucun sujet, méthode issue de Socrate, renouvelée par Arcésilas et affermie par Carnéade10, est restée bien vivante jusqu’à notre époque. Mais je me rends compte qu’aujourd’hui, même en Grèce, elle est privée de défenseurs. Cela est arrivé, je pense, moins par la faute de l’Académie qu’en raison de la lenteur de l’esprit humain. Car s’il est déjà difficile de comprendre les différents systèmes pris isolément, il est d’autant plus ardu de les comprendre tous. Cela est pourtant nécessaire quand on décide de parler pour et contre tous les philosophes afin de découvrir la vérité. 12 Je ne prétends pas avoir mené à bien une entreprise si grande et si difficile, mais je me flatte de l’avoir tentée. Pourtant, il est impossible que ceux qui adoptent cette méthode philosophique ne fixent aucun but à leur démarche. J’ai développé ailleurs ce point plus complètement, mais comme certaines personnes sont rétives et d’esprit lent, il faut, semble-t-il, multiplier les éclaircissements. Car nous ne sommes pas de ceux qui soutiennent que rien n’est vrai, mais nous disons que toutes les vérités sont mêlées d’erreurs et que la ressemblance entre elles est si grande que nul critère ne permet de juger ni de donner son assentiment. Il en résulte aussi cette conséquence que beaucoup de choses sont probables : sans être perçues ou appréhendées avec certitude, elles offrent cependant une représentation qui se caractérise par sa clarté et permettent de guider la conduite du sage. VI 13 Mais maintenant, pour échapper à toute critique malveillante, je vais exposer publiquement les opinions des philosophes sur les dieux. À ce sujet, je crois qu’il faut convoquer tous les hommes pour qu’ils jugent laquelle est l’opinion vraie : et c’est seulement s’ils tombent tous d’accord ou s’il se trouve quelqu’un qui ait découvert la vérité que l’Académie me paraîtra effrontée. Voilà pourquoi je me plais à m’écrier, comme ce personnage des Synéphèbes :

IV Sin autem quis requirit quae causa nos inpulerit ut haec tam sero litteris mandaremus, nihil est quod expedire tam facile possimus. Nam cum otio langueremus et is esset rei publicae status ut eam unius consilio atque cura gubernari necesse esset, primum ipsius rei publicae causa philosophiam nostris hominibus explicandam putaui, magni existimans interesse ad decus et ad laudem ciuitatis res tam grauis tamque praeclaras Latinis etiam litteris contineri. [+] 8 Eoque me minus instituti mei paenitet quod facile sentio quam multorum non modo discendi sed etiam scribendi studia commouerim. Complures enim Graecis institutionibus eruditi ea quae didicerant cum ciuibus suis communicare non poterant, quod illa quae a Graecis accepissent Latine dici posse diffiderent ; quo in genere tantum profecisse uidemur ut a Graecis ne uerborum quidem copia uinceremur. [+] 9 ❖ Hortata etiam est ut me ad haec conferrem animi aegritudo, fortunae magna et graui commota iniuria ; cuius si maiorem aliquam leuationem reperire potuissem non ad hanc potissimum confugissem. Ea uero ipsa nulla ratione melius frui potui quam si me non modo ad legendos libros sed etiam ad totam philosophiam pertractandam dedissem. Omnes autem eius partes atque omnia membra tum facillume noscuntur cum totae quaestiones scribendo explicantur ; est enim admirabilis quaedam continuatio seriesque rerum, ut alia ex alia nexa et omnes inter se aptae conligataeque uideantur. [+] 10 ❖ Qui autem requirunt quid quaque de re ipsi sentiamus curiosius id faciunt quam necesse est ; non enim tam auctoritatis in disputando quam rationis momenta quaerenda sunt. Quin etiam obest plerumque iis qui discere uolunt auctoritas eorum qui se docere profitentur ; desinunt enim suum iudicium adhibere, id habent ratum quod ab eo quem probant iudicatum uident. Nec uero probare soleo id quod de Pythagoreis accepimus quos ferunt, si quid adfirmarent in disputando, cum ex iis quaereretur quare ita esset, respondere solitos : « ipse dixit » ; ipse autem erat Pythagoras. Tantum opinio praeiudicata poterat ut etiam sine ratione ualeret auctoritas. [+] 11 ❖ Qui autem admirantur nos hanc potissimum disciplinam secutos, his quattuor Academicis libris satis responsum uidetur. Nec uero desertarum relictarumque rerum patrocinium suscepimus ; non enim hominum interitu sententiae quoque occidunt sed lucem auctoris fortasse desiderant. Vt haec in philosophia ratio contra omnia disserendi nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram uiguit aetatem ; quam nunc prope modum orbam esse in ipsa Graecia intellego. Quod non Academiae uitio sed tarditate hominum arbitror contigisse. Nam si singulas disciplinas percipere magnum est, quanto maius omnis ; quod facere iis necesse est quibus propositum est ueri reperiendi causa et contra omnes philosophos et pro omnibus dicere. [+] 12 ❖ Cuius rei tantae tamque difficilis facultatem consecutum esse me non profiteor, secutum esse prae me fero. Nec tamen fieri potest ut qui hac ratione philosophentur hi nihil habeant quod sequantur. Dictum est omnino de hac re alio loco diligentius, sed quia nimis indociles quidam tardique sunt admonendi uidentur saepius. Non enim sumus ii quibus nihil uerum esse uideatur sed ii qui omnibus ueris falsa quaedam adiuncta esse dicamus tanta similitudine ut in iis nulla insit certa iudicandi et adsentiendi nota. Ex quo exsistit et illud, multa esse probabilia quae, quamquam non perciperentur, tamen, quia uisum quendam haberent insignem et illustrem, his sapientis uita regeretur. [+] VI 13 Sed iam, ut omni me inuidia liberem, ponam in medio sententias philosophorum de natura deorum. Quo quidem loco conuocandi omnes uidentur qui quae sit earum uera iudicent ; tum demum mihi procax Academia uidebitur si aut consenserint omnes aut erit inuentus aliquis qui quid uerum sit inuenerit. Itaque mihi libet exclamare ut in Synephebis :

J’en appelle à vous, dieux, à vous tous, mes compatriotes, à toute la jeunesse ; je demande votre assistance, je vous en conjure, je vous prie, je vous supplie et j’implore votre bonne foi.
Pró deum, popularium omnium, <omnium> adulescentium
Clamo, postulo, obsecro, oro, ploro atque inploro fidem.

Et ce n’est pas pour une bagatelle, comme l’autre qui se plaint que se commettent dans la cité des crimes capitaux :

Non leuissuma de re ut queritur ille in ciuitate fieri facinora capitalia :

Une prostituée refuse l’argent de son amant de cœur* !
Ab amico amante argentum accipere meretrix non uult*. [+]

14 Non, il faut qu’ils viennent siéger, connaître et juger ce qu’il faut penser de la religion, de la piété, des liens religieux, des cultes, de la bonne foi, du serment et aussi des temples, des sanctuaires, des sacrifices solennels, et encore des auspices mêmes auxquels nous présidons11 ; car il faut considérer que tout cela est en jeu dans la question des dieux immortels. Assurément, ceux-là mêmes qui croient détenir une certitude seront contraints de douter devant le profond désaccord qui divise sur ce sujet capital les hommes les plus savants.

14 sed ut adsint, cognoscant, animaduertant quid de religione, pietate, sanctitate, caerimoniis, fide, iure iurando, quid de templis, delubris sacrificiisque sollemnibus, quid de ipsis auspiciis, quibus nos praesumus, existimandum sit : haec enim omnia ad hanc de dis inmortalibus quaestionem referenda sunt. Profecto eos ipsos qui se aliquid certi habere arbitrantur, addubitare coget doctissimorum hominum de maxuma re tanta dissensio.

15 Cette observation, je l’ai faite souvent en d’autres circonstances, mais particulièrement chez mon ami Caius Cotta12, au cours d’un débat sérieux et approfondi sur les dieux immortels. M’étant rendu chez lui, lors des Féries latines13, sur son invitation pressante, je le trouvai, assis dans son exèdre, discutant avec le sénateur Caius Velléius auquel les épicuriens accordaient alors la première place parmi leurs adeptes romains. Il y avait aussi Quintus Lucilius Balbus14 qui était si avancé dans la connaissance du stoïcisme qu’on l’égalait aux Grecs les plus éminents de cette école.

15 Quod cum saepe alias tum maxime animaduerti cum apud C. Cottam familiarem meum accurate sane et diligenter de dis inmortalibus disputatum est. Nam cum feriis Latinis ad eum ipsius rogatu arcessituque uenissem, offendi eum sedentem in exedra et cum C. Velleio senatore disputantem ad quem tum Epicurei primas ex nostris hominibus deferebant. Aderat etiam Q. Lucilius Balbus qui tantos progressus habebat in Stoicis ut cum excellentibus in eo genere Graecis compararetur.

Dès que Cotta me vit il me dit : « Tu arrives fort à propos : une vive discussion s’engage entre Velléius et moi sur un sujet important. Étant donné tes goûts, il est naturel que tu y participes. »

Tum, ut me Cotta uidit, « Peroportune, inquit, uenis ; oritur enim mihi magna de re altercatio cum Velleio cui pro tuo studio non est alienum te interesse. » [+]

VII 16 « Eh bien, moi aussi, dis-je, je crois être arrivé, comme tu le dis, à propos. Car vous voilà réunis, vous, les trois chefs de file des trois écoles. Et si Marcus Pison15 était là, toutes les philosophies, celles du moins qui sont en honneur, seraient représentées. »

VII 16 « Atqui mihi quoque uideor, inquam, uenisse, ut dicis, oportune. Tres enim trium disciplinarum principes conuenistis. M. enim Piso si adesset, nullius philosophiae, earum quidem quae in honore sunt, uacaret locus. »

Cotta répliqua : « Si le livre de notre cher Antiochus16 dit vrai, ce livre qu’il a envoyé récemment à Balbus ici présent, tu n’as pas de raison de regretter l’absence de ton ami Pison ; en effet, selon Antiochus, les stoïciens sont d’accord en substance avec les péripatéticiens, il n’y a que le langage qui diffère. J’aimerais savoir ce que tu penses de ce livre, Balbus. »

Tum Cotta : « Si, inquit, liber Antiochi nostri qui ab eo nuper ad hunc Balbum missus est uera loquitur, nihil est quod Pisonem, familiarem tuum, desideres : Antiocho enim Stoici cum peripateticis re concinere uidentur, uerbis discrepare ; quo de libro, Balbe, uelim scire quid sentias. »

« Ce que j’en pense ? Je m’étonne qu’Antiochus, dont l’acuité est remarquable, n’ait pas vu qu’il y a une très grande différence entre les stoïciens, qui établissent entre l’honnête et le préférable une distinction qui ne porte pas sur des noms mais sur des choses de nature totalement différente, et les péripatéticiens, qui confondent l’honnête et le préférable si bien que ces notions n’ont entre elles qu’une différence de grandeur et pour ainsi dire de degré, non de nature. Ce n’est pas là un désaccord mineur sur les mots mais fondamental, sur la doctrine. 17 Mais nous verrons cela une autre fois ; maintenant, si vous le voulez bien, reprenons notre entretien. »

« Egone, inquit ille, miror Antiochum, hominem in primis acutum, non uidisse interesse plurimum inter Stoicos, qui honesta a commodis non nomine sed genere toto diiungerent, et Peripateticos, qui honesta commiscerent cum commodis, ut ea inter se magnitudine et quasi gradibus, non genere, differrent. Haec enim est non uerborum parua sed rerum permagna dissensio. [+] 17 Verum hoc alias ; nunc quod coepimus, si uidetur. »

« D’accord, dit Cotta, mais pour que le nouvel arrivant – il me regardait – n’ignore pas le sujet du débat, je dirai que nous traitions de la nature des dieux : une question que je trouvais, comme toujours, fort obscure et sur laquelle je demandais à Velléius de nous exposer l’opinion d’Épicure. Ainsi donc Velléius, si cela ne t’ennuie pas, reprends ce que tu avais commencé à dire. »

« Mihi uero, inquit Cotta, uidetur. Sed ut hic qui interuenit », me intuens, « ne ignoret quae res agatur, de natura agebamus deorum, quae cum mihi uideretur perobscura, ut semper uideri solet, Epicuri ex Velleio sciscitabar sententiam. Quam ob rem, inquit, Vellei, nisi molestum est, repete quae coeperas. »

« Je vais le faire bien que le renfort que celui-ci apporte ne soit pas pour moi mais pour toi : tous deux en effet, dit-il en souriant, vous avez appris du même Philon à ne rien savoir. »

« Repetam uero, quamquam non mihi sed tibi hic uenit adiutor ; ambo enim, inquit adridens, ab eodem Philone nihil scire didicistis. »

Je répondis : « À Cotta de voir ce que nous avons appris ; mais je ne veux pas que tu croies que je suis venu en renfort ; c’est en auditeur, et en auditeur impartial, que je suis venu, l’esprit libre, sans être lié par une quelconque obligation qui me fasse soutenir, bon gré mal gré, une opinion déterminée. »

Tum ego : « Quid didicerimus Cotta uiderit ; tu autem nolo existimes me adiutorem huic uenisse sed auditorem, et quidem aequum, libero iudicio, nulla eius modi adstrictum necessitate ut mihi uelim nolim sit certa quaedam tuenda sententia. » [+]

VIII 18 Alors Velléius, avec l’assurance habituelle de ces gens-là, ne craignant rien tant que de paraître douter de quelque chose, parla comme s’il venait de descendre de l’assemblée des dieux et des intermondes d’Épicure :

VIII 18 Tum Velleius, fidenter sane, ut solent isti, nihil tam uerens quam ne dubitare aliqua de re uideretur, tamquam modo ex deorum concilio et ex Epicuri intermundiisb descendisset,

« Écoutez, dit-il : ce ne sont pas des opinions inconsistantes et imaginaires, il ne s’agit pas du dieu ouvrier et architecte du monde, comme celui de Platon dans le Timée, ni de la vieille prophétesse des stoïciens, cette Pronoia qu’on peut appeler en latin Prouidentia, ni du monde lui-même, pourvu d’âme et de sens, ce dieu sphérique, feu ardent qui tourne sur lui-même, prodiges et merveilles inventés par des philosophes qui rêvent au lieu de raisonner. 19 Car enfin, avec quels yeux de l’âme votre Platon a-t-il pu contempler la fabrication d’un si grand ouvrage, au cours de laquelle il représente le dieu bâtissant et édifiant le monde ? Comment s’y est-il pris ? quels furent ses outils, ses leviers, ses machines, ses ouvriers dans une telle entreprise ? De quelle façon l’air, le feu, l’eau, la terre ont-ils pu obéir et se soumettre à la volonté de l’architecte ? D’où tirent leur origine ces cinq formes solides à partir desquelles tout le reste fut composé et qui sont exactement appropriées à la constitution de l’âme et à la production des sensations17 ? Il serait trop long d’examiner toutes ces opinions, qui sont des chimères plutôt que des découvertes. 20 Mais voici qui mérite la palme : celui qui nous a présenté, non seulement la naissance du monde, mais pour ainsi dire sa fabrication manuelle, dit que ce monde existera toujours ! Crois-tu qu’il ait goûté, ne serait-ce que du bout des lèvres, comme on dit, à la physiologie, c’est-à-dire à la science de la nature, le philosophe qui pense qu’une chose ayant eu une naissance peut être éternelle ? Quel est en effet le composé qui soit indissoluble, l’être qui, ayant eu un commencement, n’ait pas de fin ? Quant à votre Pronoia, Lucilius, si elle est identique au démiurge, je repose mes questions de tout à l’heure : quels furent ses ouvriers, ses machines, la conception et la mise en œuvre de tout l’ouvrage ? Mais si elle est différente, pourquoi a-t-elle fait le monde périssable, et non pas éternel, comme l’a fait le dieu de Platon ?

« Audite, inquit, non futtilis commenticiasque sententias, non opificem aedificatoremquec mundi Platonis de Timaeo deum nec anum fatidicam Stoicorum Pronoeam quam latine licet Prouidentiamd dicere, neque uero mundum ipsum, animo et sensibus praeditum, rotundum, ardentem, uolubilem deum, portenta et miracula non disserentium philosophorum sed somniantium. [+] 19 ❖ Quibus enim oculis animie intueri potuit uester Plato fabricam illam tanti operis qua construi a deo atque aedificari mundum facit ? Quae molitio, quae ferramenta, qui uectes, quae machinae, qui ministri tanti muneris fuerunt ? Quem ad modum autem oboedire et parere uoluntati architecti aer, ignis, aqua, terra potuerunt ? Vnde uero ortae illae quinque formae ex quibus reliqua formantur, apte cadentes ad animum efficiendum pariendosque sensus ? Longum est ad omnia quae talia sunt ut optata magis quam inuenta uideantur ; [+] 20 ❖ sed illa palmaris quod, qui non modo natum mundum introduxerit sed etiam manu paene factum is eum dixerit fore sempiternum. Hunc censes primis, ut dicitur, labris gustasse phusiologiamf, id est naturae rationem, qui quicquam quod ortum sit putet aeternum esse posse ? Quae est enim coagmentatio non dissolubilis, aut quid est cuius principium aliquod sit, nihil sit extremum ? Pronoea uero si uestra est, Lucili, eadem, requiro quae paulo ante, ministros, machinas, omnem totius operis dissignationem atque apparatum ; sin alia est cur mortalem fecerit mundum non, quem ad modum Platonicus deus, sempiternum ? [+]

IX 21 Mais je vous demande à tous les deux pourquoi les architectes du monde se sont éveillés tout à coup, après avoir dormi pendant des siècles sans nombre ; car il n’est pas vrai de dire que, si le monde n’existait pas, les siècles n’existaient pas non plus. Pour le moment, je n’entends pas par siècles ceux qui résultent d’un nombre fixe de jours et de nuits, au cours des révolutions annuelles ; ceux-là, je reconnais qu’ils n’auraient pu être produits sans le mouvement circulaire du monde. Mais il existait depuis un temps infini une éternité que ne mesuraient pas des délimitations temporelles : on peut pourtant concevoir ce qu’elle fut grâce à la notion d’espace, car il est absolument inconcevable qu’il ait existé un temps quelconque quand le temps n’existait pas. 22 Eh bien, donc, pendant cet espace de temps si démesuré, pourquoi, je te le demande, Balbus, votre Pronoia est-elle restée inactive ? Évitait-elle de se fatiguer ? Mais un dieu est inaccessible à la fatigue, et d’ailleurs la fatigue était nulle, puisque tous les éléments, le ciel, les feux, les terres, les mers obéissaient à la volonté divine. Et puis, qu’est-ce qui pouvait inspirer à dieu le désir de décorer le firmament de signes et d’illuminations, comme un édile ? Si c’était pour embellir sa propre demeure, il faut croire qu’il avait vécu jusque-là, pendant un temps infini, dans les ténèbres, comme dans un bouge ! Mais depuis ? Croirons-nous qu’il est charmé par la variété des objets dont nous voyons parés le ciel et la terre ? Quel plaisir un dieu peut-il prendre à ce spectacle ? Si plaisir il y avait, le dieu n’aurait pas pu s’en passer si longtemps. 23 Ou alors, est-ce pour les hommes, comme vous le dites d’ordinaire18, qu’il a pris ces dispositions ? Est-ce pour les sages ? C’est donc pour une poignée d’hommes qu’il a mis en train une si grande entreprise. Est-ce pour les insensés ? Mais d’abord il n’avait pas de raison de rendre service aux méchants ; et ensuite quel résultat a-t-il obtenu, puisque tous les insensés sont sans aucun doute très misérables, précisément parce qu’ils sont insensés (peut-on citer plus grande misère que la déraison ?) et, d’autre part, parce qu’il y a beaucoup de maux dans la vie que les sages atténuent en les compensant par des biens tandis que les insensés ne peuvent ni éviter leur approche ni supporter leur présence19. Quant à ceux qui ont dit que le monde lui-même est un être vivant et sage, ils n’ont absolument pas compris sous quelle configuration pouvait se présenter un esprit intelligent. Je reviendrai sur cette question un peu plus tard. 24 Pour le moment, je me bornerai à dire mon étonnement devant la lenteur d’esprit de ceux qui veulent qu’un être animé, immortel et en même temps bienheureux, soit sphérique parce que, selon Platon, il n’est pas de forme plus belle20. Mais, pour ma part, je trouve plus belle celle du cylindre ou du cube ou du cône ou de la pyramide. D’ailleurs, quelle vie accorde-t-on à ce dieu sphérique ? Vous voulez, n’est-ce pas, le soumettre à une vitesse de rotation inimaginable ; à cette vitesse, je ne vois pas où peut se rencontrer un point d’appui pour la fermeté d’esprit et le bonheur. De plus, pourquoi ne pas admettre que ce qui est pénible dès que nous en ressentons la manifestation dans la plus petite partie de notre corps est également pénible chez un dieu ? En effet, la terre, puisqu’elle est une partie du monde, est aussi une partie de dieu ; or nous voyons que de très vastes régions de la terre sont inhabitables et incultes, parce que les unes sont brûlées par suite de la proximité du soleil, tandis que les autres sont durcies par la neige et la gelée, à cause de son extrême éloignement ; mais si le monde est dieu, ces régions étant des parties du monde, il faut considérer que certains membres de dieu sont brûlants et d’autres glacés.

IX 21 ❖ Ab utroque autem sciscitor cur mundi aedificatores repente exstiterint, innumerabilia saecla dormierint ; non enim si mundus nullus erat saecla non erant. Saecla nunc dico non ea quae dierum noctiumque numero annuis cursibus conficiuntur ; nam fateor ea sine mundi conuersione effici non potuisse ; sed fuit quaedam ab infinito tempore aeternitas quam nulla circumscriptio temporum metiebatur, spatio tamen qualis ea fuerit intellegi potest, quodg ne in cogitationem quidem cadit ut fuerit tempus aliquod nullum cum tempus esset. [+] 22 ❖ Isto igitur tam immenso spatio quaero, Balbe, cur Pronoea uestra cessauerit. Laboremne fugiebat ? At iste nec attingit deum nec erat ullus cum omnes naturae numini diuino, caelum, ignes, terrae, maria parerent. Quid autem erat quod concupisceret deus mundum signis et luminibus tamquam aedilis ornare ? Si ut deus ipse melius habitaret, antea uidelicet tempore infinito in tenebris tamquam in gurgustio habitauerat. Post autem uarietatene eum delectari putamus, qua caelum et terras exornatas uidemus ? Quae ista potest esse oblectatio deo ? Quae si esset, non ea tam diu carere potuisset. [+] 23 ❖ An haec, ut fere dicitis, hominum causa a deo constituta sunt ? Sapientiumne ? Propter paucos igitur tanta est rerum facta molitio. An stultorum ? At primum causa non fuit cur de inprobis bene mereretur ; deinde quid est adsecutus, cum omnes stulti sint sine dubio miserrimi, maxime quod stulti sint (miserius enim stultitia quid possumus dicere ?), deinde quod ita multa sunt incommoda in uita ut ea sapientes commodorum conpensatione leniant, stulti nec uitare uenientia possint nec ferre praesentia. X Qui uero mundum ipsum animantem sapientemque esse dixerunt, nullo modo uiderunt animi natura intellegentis in quam figuram cadere posset. De quo dicam equidem paulo post. [+] 24 ❖ Nunc autem hactenus : admirabor eorum tarditatem qui animantem inmortalem et eundem beatum rotundum esse uelint quod ea forma neget ullam esse pulchriorem Plato. At mihi uel cylindri uel quadrati uel coni uel pyramidis uidetur esse formosior. Quae uero uita tribuitur isti rotundo deo ? Nempe ut ea celeritate contorqueatur cui par nulla ne cogitari quidem possit ; in qua non uideo ubinam mens constans et uita beata possit insistere. Quodque in nostro corpore si minima ex parte significetur molestum sit, cur hoc idem non habeatur molestum in deo ? Terra enim profecto, quoniam mundi pars est, pars est etiam dei ; atqui terrae maxumas regiones inhabitabilis atque incultas uidemus, quod pars earum adpulsu solis exarserit, pars obriguerit niue pruinaque longinquo solis abscessu ; quae, si mundus est deus, quoniam mundi partes sunt, dei membra partim ardentia, partim refrigerata ducenda sunt. [+]

25 Telles sont les doctrines de votre école, Lucilius. Celles des autres philosophes, je vais les présenter en commençant par le plus ancien21. Thalès de Milet22, qui fit le premier des recherches sur ces questions, a dit que l’eau est le principe des choses mais que dieu est l’intelligence qui façonne tout à partir de l’eau – ainsi les dieux peuvent exister sans avoir de sensations ! Et pourquoi avoir adjoint l’intelligence à l’eau si l’intelligence peut exister par elle-même, dépourvue de corps ? L’opinion d’Anaximandre23 est que les dieux ont une naissance, qu’ils apparaissent et disparaissent à de longs intervalles de temps et que ce sont les mondes innombrables. 26 Mais nous, comment pourrions-nous concevoir dieu autrement qu’éternel ? Après lui, Anaximène24 établit que c’est l’air qui est dieu, qu’il est engendré, qu’il est incommensurable, infini et toujours en mouvement, comme si l’air, dépourvu de toute forme, pouvait être dieu, alors que justement il convient que dieu possède non seulement une apparence mais la plus belle de toutes, et comme si la mortalité ne revenait pas en partage à tout ce qui a eu une naissance. XI Ensuite Anaxagore25, qui fut disciple d’Anaximène, soutint le premier que l’organisation bien réglée de toutes choses résultait d’une intelligence infinie, qui en avait rationnellement achevé la disposition. Mais en disant cela, il n’a pas vu que dans un être infini il ne peut y avoir aucun mouvement accompagné de sensation et continuel et que, d’une manière générale, il ne peut y avoir sensation sans que l’être lui-même subisse un choc. De plus, s’il veut que cette intelligence dont il parle soit en quelque manière un être vivant, il devra y avoir dans cet être un principe intérieur qui justifie le terme de “vivant”. Mais qu’y a-t-il de plus intérieur que l’intelligence ? Il faut donc qu’elle soit revêtue d’un corps extérieur. 27 Mais puisque Anaxagore ne l’admet pas, notre faculté de compréhension n’est pas assez puissante, semble-t-il, pour saisir ce qu’est une intelligence pure et simple sans l’adjonction d’un organe capable de sentir. Quant à Alcméon de Crotone26, qui a divinisé le soleil, la lune et les autres astres, et l’âme par surcroît, il n’a pas compris qu’il accordait l’immortalité à des êtres mortels. Pythagore27, lui, qui pensait qu’une âme s’étend dans l’univers où elle circule, une âme dont les nôtres sont des parcelles, ne s’est pas aperçu que dieu est déchiré, dépecé, quand les âmes humaines se séparent de lui, ni non plus que, lorsque les âmes sont malheureuses, ce qui est le cas pour la plupart, une partie de dieu est malheureuse, ce qui est impossible. 28 Et puis, pourquoi l’âme humaine ne serait-elle pas omnisciente, si elle était dieu ? Comment, enfin, si le dieu de Pythagore n’était rien d’autre qu’une âme, serait-il implanté ou répandu dans le monde ? Xénophane28 a soutenu que le tout, auquel il joint l’intelligence, est dieu aussi parce qu’il est infini ; pour ce qui est de l’intelligence, on lui fera le même reproche qu’aux autres mais la critique est plus vive au sujet de l’infini dans lequel il n’y a rien qui soit capable de sentir et auquel il n’y a rien qu’on puisse joindre. Quant à Parménide, il invente quelque chose de purement imaginaire, semblable à une couronne (il l’appelle στεφάνη), un cercle continu de feux brillants entourant le ciel qu’il appelle dieu. Mais personne ne peut supposer que ce cercle a une forme divine et une sensibilité. Il y a chez ce même philosophe beaucoup d’êtres monstrueux : il redonne un statut divin à la guerre, au désir et aux autres choses du même genre que font disparaître la maladie, le sommeil, l’oubli ou le temps. Il en est de même pour les astres mais ne répétons pas les critiques déjà faites à un autre philosophe. XII 29 Empédocle29, déjà coupable de beaucoup d’autres erreurs, se fourvoie de la manière la plus honteuse dans sa conception des dieux. Il divinise en effet quatre éléments dont il pense que toutes choses sont constituées. Or il est évident que ces éléments naissent et meurent et sont dépourvus de toute sensibilité. Protagoras30, lui non plus, n’a aucune idée, semble-t-il, de la nature des dieux puisqu’il déclare n’avoir aucune clarté sur les dieux, sur leur existence ou leur non-existence ni sur ce qu’ils sont. Que dire de Démocrite31 ? Tantôt il compte au nombre des dieux des images et leurs mouvements circulaires, tantôt l’être capable d’émettre et de répandre ces images, tantôt notre faculté de penser et de comprendre : n’est-il pas dans l’erreur la plus totale ? Quand en même temps il dit qu’absolument rien n’est éternel parce que rien ne reste jamais dans le même état, ne supprime-t-il pas radicalement la divinité, en ne laissant subsister aucune des opinions qu’on s’en fait ? Que dire de l’air, dont Diogène d’Apollonie32 fait un dieu ? Quelle sensibilité peut-il avoir, ou quelle forme divine ? 30 Il serait trop long maintenant de parler de l’inconséquence de Platon33 : il dit dans le Timée qu’il est impossible de donner un nom au père de notre monde, mais dans les Lois, il pense qu’il ne convient absolument pas de chercher à savoir ce qu’est dieu. Quand il prétend que dieu est incorporel (ἀσώματον, comme disent les Grecs), il est impossible de comprendre ce que cela peut vouloir dire, car nécessairement il serait privé de sensibilité, privé aussi de sagesse, privé de plaisir ; or tout cela est inséparable de notre conception de la divinité. Le même Platon dit, aussi bien dans le Timée que dans les Lois, que le monde est dieu, ainsi que le ciel, les astres, la terre, les âmes et les dieux que nous avons hérités de la tradition ancestrale : toutes opinions manifestement fausses en elles-mêmes et violemment contradictoires34. 31 Xénophon également, quoique plus concis, commet à peu près les mêmes erreurs ; en effet dans ses Mémorables, il présente Socrate35 soutenant qu’il ne convient pas de s’interroger sur la forme de dieu et le même Socrate disant que le soleil et l’âme sont des dieux et parlant tantôt d’un seul dieu, tantôt de plusieurs : ce sont là à peu près les mêmes erreurs que nous avons relevées chez Platon. XIII 32 Antisthène36 lui aussi, dans son livre intitulé Le physicien, lorsqu’il dit que les dieux honorés par le peuple sont nombreux mais qu’il n’y a qu’un seul dieu selon la nature, ruine l’essence et la nature des dieux. Il en va à peu près de même pour Speusippe37 qui, suivant son oncle Platon, dit que tout est régi par une certaine force, douée de vie : c’est ainsi qu’il s’efforce d’extirper de nos esprits la notion des dieux. 33 Aristote38, au troisième livre de son ouvrage Sur la philosophie, introduit beaucoup de confusion en n’étant pas d’accord avec son unique maître Platon : tantôt c’est à l’intelligence qu’il assigne la divinité, tantôt il dit que le monde lui-même est dieu, tantôt il subordonne le monde à un autre être, auquel il confie la tâche de régler et de maintenir le mouvement du monde comme par une sorte de déroulement, après quoi il dit que le feu du ciel est dieu, sans comprendre que le ciel est une partie de ce monde qu’ailleurs il a lui-même désigné comme dieu. Mais comment cette capacité divine de sentir qu’il attribue au ciel pourrait-elle subsister dans un mouvement si rapide ? Et puis où sont les autres dieux, si nombreux, si nous comptons aussi le ciel au nombre des dieux ? Et quand le même Aristote prétend que dieu n’a pas de corps, il le prive de toute sensibilité et aussi de sagesse. En outre, comment le monde pourrait-il se mouvoir, dépourvu de corps, et comment, se mouvant lui-même sans cesse, pourrait-il être tranquille et heureux ? 34 Quant à son condisciple Xénocrate39, il n’est pas plus sage en cette matière : dans ses livres sur La nature des dieux, il ne décrit pas quelle est la forme des dieux. Il dit en effet qu’il y a huit dieux : cinq qui portent le nom des planètes, un qui est formé de toutes les étoiles fixes, qui en sont comme des membres séparés qu’il faut considérer comme un dieu unique ; il ajoute le soleil comme septième dieu et la lune comme huitième. Mais quelles sensations peuvent rendre ces dieux heureux, cela est inconcevable. Un autre membre de l’école de Platon, Héraclide du Pont40, a rempli ses livres de contes puérils ; mais par ailleurs il considère comme divin tantôt le monde, tantôt l’intelligence. Il attribue aussi la divinité aux planètes ; il prive dieu de la sensibilité ; il veut que sa forme soit soumise au changement ; dans le même livre il compte encore au nombre des dieux la terre et le ciel. 35 L’inconséquence de Théophraste41 n’est pas davantage supportable : il attribue le principe divin tantôt à l’intelligence, tantôt au ciel ou encore aux constellations que forment les astres. Son disciple Straton42, celui qu’on appelle “le physicien”, ne mérite pas non plus d’être écouté : il pense que la puissance divine réside tout entière dans la nature, qui renferme les causes de la génération, de la croissance, du déclin mais est dépourvue de toute sensibilité et de toute forme.

25 ❖ Atque haec quidem uestra, Lucilih ; qualia uero alia sint, ab ultimo repetam superiorum. Thales enim Milesius, qui primus de talibus rebus quaesiuit, aquam dixit esse initium rerum, deum autem eam mentem quae ex aqua cuncta fingeret (sic dei possunt esse sine sensu). Et mentem cur aquae adiunxit si ipsa mens constare potest uacans corpore ? Anaximandri autem opinio est natiuos esse deos longis interuallis orientis occidentisque eosque innumerabilis esse mundos. [+] 26 ❖ Sed nos deum nisi sempiternum intellegere qui possumus ? Post Anaximenes aera deum statuit eumque gigni esseque inmensum et infinitum et semper in motu ; quasi aut aer sine ulla forma deus esse possit, cum praesertim deum non modo aliqua sed pulcherrima specie deceat esse aut non omne quod ortum sit mortalitas consequatur. XI Inde Anaxagoras, qui accepit ab Anaximene disciplinam, primus omnium rerum discriptionem et modum mentis infinitae ui ac ratione dissignari et confici uoluit. In quo non uidit neque motum sensu iunctum et [in] continentem infinito ullum esse posse, neque sensum omnino quo non ipsa natura pulsa sentiret. Deinde si mentem istam quasi animal aliquod uoluit esse, erit aliquid interius ex quo illud animal nominetur ; quid autem interius mente ? Cingatur igitur corpore externo ; [+] 27 ❖ quod quoniam non placet, aperta simplexque mens nulla re adiuncta quae sentire possit fugere intellegentiae nostrae uim et notionem uidetur. Crotoniates autem Alcmaeo, qui soli et lunae reliquisque sideribus animoque praeterea diuinitatem dedit, non sensit sese mortalibus rebus inmortalitatem dare. Nam Pythagoras, qui censuit animum esse per naturam rerum omnem intentum et commeantem ex quo nostri animi carperentur, non uidit distractione humanorum animorum discerpi et lacerari deum, et cum miseri animi essent, quod plerisque contingeret, tum dei partem esse miseram, quod fieri non potest. [+] 28 ❖ Cur autem quicquam ignoraret animus hominis, si esset deus ? Quo modo porro deus iste, si nihil esset nisi animus, aut infixus aut infusus esset in mundo ? Tum Xenophanes, qui mente adiuncta omne praeterea quod esset infinitum deum uoluit esse de ipsa mente item reprehendetur ut ceteri, de infinitate autem uehementius, in qua nihil neque sentiens neque coniunctum potest esse. Nam Parmenides quidem commenticium quiddam : coronae similem efficit (στεφάνην appellat) continentem ardorum [lucis] orbem qui cingit caelum, quem appellat deumi ; in quo neque figuram diuinam neque sensum quisquam suspicari potest. Multaque eiusdem monstra, quippe qui bellum, qui discordiam, qui cupiditatem, ceteraque generis eiusdem ad deum reuocat, quae uel morbo uel somno uel obliuione uel uetustate delentur ; eademque de sideribus, quae reprehensa in alio iam in hoc omittantur. [+] XII 29 ❖ Empedocles autem multa alia peccans in deorum opinione turpissime labitur. Quattuor enim naturas ex quibus omnia constare censet diuinas esse uult ; quas et nasci et extingui perspicuum est et sensu omni carere. Nec uero Protagoras, qui sese negat omnino de deis habere quod liqueat, sint, non sint, qualesue sint, quicquam uidetur de natura deorum suspicari. Quid ? Democritus, qui tum imagines earumque circumitus in deorum numero refert, tum illam naturam quae imagines fundat ac mittat, tum sententiam intellegentiamque nostram, nonne in maximo errore uersatur ? Cum idem omnino, quia nihil semper suo statu maneat, neget esse quicquam sempiternum, nonne deum omnino ita tollit ut nullam opinionem eius reliquam faciat ? Quid ? Aer, quo Diogenes Apolloniates utitur deo, quem sensum habere potest aut quam formam dei ? [+] 30 Iam de Platonis inconstantia longum est dicere qui in Timaeo patrem huius mundi nominari neget posse, in Legum autem libris quid sit omnino deus anquiri oportere non censeat. Quod uero sine corpore ullo deum uult esse (ut Graeci dicunt ἀσώματον), id quale esse possit intellegi non potest ; careat enim sensu necesse est, careat etiam prudentia, careat uoluptate ; quae omnia una cum deorum notione conprehendimus. Idem et in Timaeo dicit et in Legibus et mundum deum esse et caelum et astra et terram et animos et eos quos maiorum institutis accepimus. Quae et per se sunt falsas perspicue et inter se uehementer repugnantia. [+] 31 ❖ Atque etiam Xenophon paucioribus uerbis eadem fere peccat ; facit enim in his quae a Socrate dicta rettulit Socratem disputantem formam dei quaeri non oportere, eundemque et solem et animum deum dicere, et modo unum, tum autem plures deos ; quae sunt isdem in erratis fere quibus ea quae de Platone dicimus. XIII 32 Atque etiam Antisthenes, in eo libro qui Physicus inscribitur, popularis deos multos, naturalem unum esse dicens tollit uim et naturam deorum. Nec multo secus Speusippus, Platonem auunculum subsequens, et uim quandam dicens, qua omnia regantur, eamque animalem, euellere ex animis conatur cognitionem deorum. 33 Aristotelesque in tertio de philosophia libro multa turbat a magistro uno Platone dissentiensj ; modo enim menti tribuit omnem diuinitatem, modo mundum ipsum deum dicit esse, modo alium quendam praeficit mundo eique eas partis tribuit ut replicatione quadam mundi motum regat atque tueatur, tum caeli ardorem deum dicit esse, non intellegens caelum mundi esse partem, quem alio loco ipse designarit deum. Quo modo autem caeli diuinus ille sensus in celeritate tanta conseruari potest ? Vbi deinde illi tot dii, si numeramus etiam caelum deum ? Cum autem sine corpore idem uult esse deum, omni illum sensu priuat, etiam prudentia. Quo porro modo mundus moueri carens corpore aut quo modo semper se mouens esse quietus et beatus potest ? [+] 34 ❖ Nec uero eius condiscipulus Xenocrates in hoc genere prudentior, cuius in libris qui sunt de natura deorum nulla species diuina describitur ; deos enim octo esse dicit, quinque eos qui in stellis uagis nominantur, unum qui ex omnibus sideribus quae infixa caelo sint ex dispersis quasi membris simplex sit putandus deus, septimum solem adiungit octauamque lunam ; qui quo sensu beati esse possint intellegi non potest. Ex eadem Platonis schola Ponticus Heraclides puerilibus fabulis refersit libros et tamen modo mundum tum mentem diuinam esse putat, errantibus etiam stellis diuinitatem tribuit sensuque deum priuat et eius formam mutabilem esse uult eodemque in libro rursus terram et caelum refert in deos. [+] 35 ❖ Nec uero Theophrasti inconstantia ferenda est ; modo enim menti diuinum tribuit principatum, modo caelo, tum autem signis sideribusque caelestibus. Nec audiendus eius auditor Strato, is qui physicus appellatur, qui omnem uim diuinam in natura sitam esse censet quae causas gignendi, augendi, minuendi habeat sed careat omni et sensu et figura. [+]

XIV 36 Quant à Zénon, pour en venir maintenant, Balbus, à vos stoïciens43, il pense que la loi naturelle est divine, et qu’elle possède un pouvoir qui prescrit les actions droites et interdit les actions contraires. Mais comment peut-il faire de cette loi un vivant ? c’est ce que nous ne pouvons comprendre puisque nous définissons dieu comme un être vivant. Et ce même Zénon44 dit ailleurs que l’éther est dieu – si toutefois on peut concevoir un dieu qui ne sent rien, qui jamais ne se manifeste à nous, ni dans nos prières, ni dans nos souhaits, ni dans nos vœux ! Dans d’autres livres il considère comme dotée d’un pouvoir divin une sorte de raison qui se répand dans la nature entière. Le même philosophe attribue ce même pouvoir aux astres, ou encore aux années, aux mois et aux saisons. Mais quand il interprète la Théogonie d’Hésiode, c’est-à-dire “l’origine des dieux”, il fait table rase des notions communément reçues au sujet des dieux : il ne compte en effet ni Jupiter, ni Junon, ni Vesta, ni aucun être ayant un nom de ce genre au nombre des dieux, mais il enseigne que ces noms ont été attribués, à l’issue d’une sorte d’interprétation, à des choses inanimées et muettes. 37 Le point de vue de son disciple Ariston45 n’est pas moins erroné : il pense qu’on ne peut concevoir la forme de dieu, il dit que les dieux n’éprouvent pas de sensations et se demande, en dernière analyse, si dieu est ou n’est pas un vivant. Cléanthe46, qui suivit les cours de Zénon en même temps que celui que je viens de citer, tantôt dit que le monde lui-même est dieu, tantôt donne ce nom à l’intelligence et à l’âme de la nature entière, tantôt décide que le dieu le plus indiscutable est ce feu ultime et situé le plus haut, répandu de toutes parts à l’extérieur, qui ceint et embrasse toutes choses, et qu’on appelle l’éther ; le même philosophe, comme pris de délire, dans les livres qu’il a écrits contre le plaisir, tantôt imagine une certaine forme et apparence pour les dieux, tantôt attribue toute la divinité aux astres, tantôt pense que rien n’est plus divin que la raison. Il en résulte que ce dieu que nous connaissons par l’intelligence et que nous voulons faire correspondre à la notion que nous en avons et qui est comme son empreinte n’apparaît absolument plus nulle part. XV 38 Persée47, autre disciple du même Zénon, dit qu’on a considéré comme des dieux les hommes dont les découvertes avaient été d’une grande utilité pour la civilisation, et que les choses utiles et salutaires ont elles-mêmes été désignées par des noms de dieux. Ainsi, loin de dire que ce sont des découvertes des dieux, il affirme qu’elles sont elles-mêmes divines. Quoi de plus absurde que de rendre des honneurs divins à des choses sordides et laides, ou de mettre au nombre des dieux des hommes que la mort a détruits et dont tout le culte deviendrait un rituel de deuil ? 39 Quant à Chrysippe48, qui passe pour le plus subtil interprète des rêveries stoïciennes, il rassemble une grande foule de dieux inconnus, si inconnus que nous ne pouvons même pas nous les représenter par conjecture bien que notre intelligence se montre capable de peindre et imaginer ce qu’elle veut. Il dit en effet que le pouvoir divin réside dans la raison, et dans l’âme et l’esprit de la nature universelle. Il dit que le monde lui-même est dieu et aussi l’âme du monde répandue dans l’univers. Tantôt dieu est la partie hégémonique du monde lui-même, qui consiste en l’intelligence et la raison, et la nature universelle embrassant tout ; tantôt c’est le destin, comme un spectre, et la nécessité qui détermine l’avenir ; c’est en outre le feu et ce que j’ai plus haut appelé éther, tantôt les éléments fluides et solubles par nature comme l’eau, la terre et l’air, le soleil, la lune, les astres et la totalité des choses qui enveloppe tout, et même les hommes qui ont obtenu l’immortalité. 40 Chrysippe soutient aussi que ce que les hommes appellent Jupiter est l’éther, que l’air qui circule à travers les mers est Neptune, que la déesse qu’on nomme Cérès est la terre et il applique la même méthode aux noms des autres dieux. Il dit encore que Jupiter est la puissance de la loi immuable et éternelle, qui guide pour ainsi dire notre vie et nous enseigne nos devoirs ; il l’appelle aussi nécessité fatale, vérité éternelle des événements à venir. Mais rien de tout cela n’est de nature à nous faire penser qu’il renferme la puissance divine. 41 Tout cela se trouve dans le premier livre de La nature des dieux ; au deuxième livre, il veut concilier les récits fabuleux d’Orphée, de Musée, d’Hésiode et d’Homère avec ce qu’il a dit lui-même sur les dieux immortels, si bien que même les poètes les plus anciens, qui n’ont pas eu le moindre soupçon de ces doctrines, ont l’air d’avoir été des stoïciens. À sa suite, Diogène de Babylone49, dans son livre intitulé Minerve, explique par les lois de la nature l’accouchement de Jupiter et la naissance de la vierge en les dépouillant de leur caractère mythique.

XIV 36 ❖ Zeno autem, ut iam ad uestros, Balbe, ueniam, naturalem legem diuinam esse censet eamque uim obtinere recta imperantem prohibentemque contraria. Quam legem quo modo efficiat animantem intellegere non possumus ; deum autem animantem certe uolumus esse. Atque hic idem alio loco aethera deum dicit – si intellegi potest nihil sentiens deus qui numquam nobis occurrit neque in precibus neque in optatis neque in uotis. Aliis autem libris rationem quandam per omnium naturam rerum pertinentem ui diuina esse adfectam putat. Idem astris hoc idem tribuit, tum annis, mensibus, annorumque mutationibus. Cum uero Hesiodi Theogoniam, id est originem deorum, interpretatur, tollit omnino usitatas perceptasque cognitiones deorum ; neque enim Iouem neque Iunonem neque Vestam neque quemquam qui ita appelletur in deorum habet numero sed rebus inanimis atque mutis per quandam significationem haec docet tributa nomina. [+] 37 ❖ Cuius discipuli Aristonis non minus magno in errore sententia est, qui neque formam dei intellegi posse censeat neque in dis sensum esse dicat dubitetque omnino deus animans necne sit. Cleanthes autem, qui Zenonem audiuit una cum eo quem proxime nominaui, tum ipsum mundum deum dicit esse, tum totius naturae menti atque animo tribuit hoc nomen, tum ultimum et altissimum atque undique circumfusum et extremum omnia cingentem atque complexum ardorem, qui aether nominetur, certissimum deum iudicat ; idemque quasi delirans in his libris quos scripsit contra uoluptatem, tum fingit formam quandam et speciem deorum, tum diuinitatem omnem tribuit astris, tum nihil ratione censet esse diuinius. Ita fit ut deus ille, quem mente noscimus atque in animi notione tamquam in uestigio uolumus reponere, nusquam prorsus appareat. [+] XV 38 At Persaeus, eiusdem Zenonis auditor, eos esse habitos deos a quibus aliqua magna utilitas ad uitae cultum esse inuenta, ipsasque res utiles et salutares deorum esse uocabulis nuncupatas, ut ne hoc quidem diceret, illa inuenta esse deorum, sed ipsa diuina ; quo quid absurdius quam aut res sordidas atque deformis deorum honore adficere aut homines iam morte deletos reponere in deos quorum omnis cultus esset futurus in luctu ? [+] 39 Iam uero Chrysippus, qui Stoicorum somniorum uaferrumus habetur interpres, magnam turbam congregat ignotorum deorum atque ita ignotorum ut eos ne coniectura quidem informare possimus cum mens nostra quiduis uideatur cogitatione posse depingere. Ait enim uim diuinam in ratione esse positam et in uniuersae naturae animo atque mente ipsumque mundum deum dicit esse et eius animi fusionem uniuersam, tum eius ipsius principatum qui in mente et ratione uersetur communemque rerum naturam uniuersam atque omnia continentem, tum fatalem umbramk et necessitatem rerum futurarum, ignem praeterea et eum quem ante dixi aethera, tum ea quae natura fluerent atque manarent ut et aquam et terram et aera, solem, lunam, sidera uniuersitatemque rerum qua omnia continerentur atque etiam homines eos qui inmortalitatem essent consecuti. [+] 40 Idemque disputat aethera esse eum quem homines Iouem appellarent quique aer per maria manaret eum esse Neptunum, terramque eam esse quae Ceres diceretur similique ratione persequitur uocabula reliquorum deorum. Idemque etiam legis perpetuae et aeternae uim quae quasi dux uitae et magistra officiorum sit Iouem dicit esse eandemque fatalem necessitatem appellat sempiternam rerum futurarum ueritatem ; quorum nihil tale est ut in eo uis diuina inesse uideatur. [+] 41 Et haec quidem in primo libro de natura deorum ; in secundo autem uolt Orphei, Musaei, Hesiodi Homerique fabellas accommodare ad ea quae ipse primo libro de deis inmortalibus dixerit ut etiam ueterrimi poetae, qui haec ne suspicati quidem sint, Stoici fuisse uideantur. Quem Diogenes Babylonius consequens, in eo libro qui inscribitur De Minerua, partum Iouis ortumque uirginis ad physiologiam traducens deiungit a fabula. [+]

XVI 42 J’ai fait un exposé sommaire non pas d’opinions philosophiques mais de songes délirants. Car il n’y a pas beaucoup plus d’absurdités dans les récits répandus par la voix des poètes50 et nuisibles par leur séduction même : ils ont mis en scène des dieux enflammés de colère et follement passionnés et ils nous ont fait assister à leurs guerres, à leurs combats, à leurs batailles, à leurs blessures et aussi à leurs haines, à leurs dissensions, à leurs discordes, à leurs naissances, à leurs morts, à leurs plaintes, à leurs lamentations, au débordement sans retenue de leurs passions, à leurs adultères, à leurs mises au fer, à leurs unions avec l’espèce humaine et à la procréation par des immortels d’une progéniture mortelle. 43 Aux erreurs des poètes on peut joindre les monstruosités des mages et, dans le même ordre d’idées, les folies des Égyptiens, et aussi les croyances populaires, qui par ignorance de la vérité sont tout à fait inconsistantes. Quiconque considère avec quelle irréflexion, avec quelle légèreté on raconte ces fables devrait vénérer Épicure51 et le mettre au nombre de ces dieux mêmes qui sont l’objet de notre recherche. Seul, en effet, il a compris, en premier lieu, que les dieux existent, parce que c’est la nature elle-même qui en a imprimé la notion dans l’esprit de tous. Quel est en effet le peuple, quelle est la race d’hommes qui, sans avoir reçu d’enseignement, ne possède une sorte de connaissance anticipée des dieux ? C’est ce qu’Épicure appelle prolepsis (πρόληψις)52, c’est-à-dire une sorte de représentation formée auparavant dans l’esprit sans laquelle rien ne peut être conçu ni recherché ni discuté. L’importance et l’utilité de ce principe, nous les avons apprises dans cet ouvrage divin d’Épicure Sur le critère et le canon53. XVII 44 Ainsi, vous le voyez, le fondement de notre recherche a été nettement posé. En effet, puisque ce n’est pas en vertu d’une institution, d’une coutume ou d’une loi que cette croyance s’est établie, et puisque le consentement ferme et unanime se maintient, il faut nécessairement en conclure que les dieux existent, étant donné que nous avons d’eux des connaissances implantées en nous, ou plutôt naturelles. Or une croyance sur laquelle tous les hommes sont naturellement d’accord est nécessairement vraie ; il faut donc admettre l’existence des dieux. Et puisque cela est presque unanimement admis, non seulement par les philosophes mais aussi par les esprits incultes, nous reconnaissons que cette autre vérité est admise également : nous avons une connaissance anticipée, comme je l’ai déjà dit, ou une prénotion des dieux (à des idées nouvelles il faut appliquer des termes nouveaux, comme l’a fait Épicure lui-même en employant le mot prolepsis – πρόληψις – pour dire ce que personne encore n’avait désigné sous ce nom). 45 Nous avons donc cette prénotion qui nous fait penser que les dieux sont bienheureux et immortels. En effet, la nature, qui a formé en nous la représentation des dieux eux-mêmes, a également gravé dans nos esprits la croyance qu’ils sont éternels et bienheureux. S’il en est ainsi, c’est en toute vérité qu’Épicure a énoncé cette fameuse maxime : “ Ce qui est bienheureux et éternel n’éprouve lui-même aucun souci et n’en cause aucun à autrui, aussi ne ressent-il ni colère ni bienveillance car de tels sentiments ne sont que des manifestations de faiblesse ”*. Si nous recherchions seulement le moyen de rendre aux dieux un culte pieux et de nous libérer de la superstition, j’en aurais assez dit. En effet, la nature éminente des dieux, étant éternelle et bienheureuse, recevrait des hommes un culte pieux, car toute excellence mérite vénération, et, d’autre part, toute crainte que pourraient inspirer la puissance et la colère des dieux aurait été écartée, car on comprend que la colère et la bienveillance sont incompatibles avec une nature heureuse et immortelle et, ces passions étant éliminées, nous n’avons rien à redouter des puissances du ciel. Mais, pour confirmer cette croyance, notre esprit s’interroge sur la forme de dieu, son mode de vie ainsi que sur les activités de son esprit.

XVI 42 Exposui fere non philosophorum iudicia sed delirantium somnia. Nec enim multo absurdiora sunt ea quae poetarum uocibus fusa ipsa suauitate nocuerunt qui et ira inflammatos et libidine furentis induxerunt deos feceruntque ut eorum bella, proelia, pugnas, uulnera uideremus, odia praeterea, discidia, discordias, ortus, interitus, querellas, lamentationes, effusas in omni intemperantia libidines, adulteria, uincula, cum humano genere concubitus mortalisque ex inmortali procreatos. [+] 43 Cum poetarum autem errore coniungere licet portenta magorum Aegyptiorumque in eodem genere dementiam, tum etiam uulgi opiniones, quae in maxima inconstantia ueritatis ignoratione uersantur. Ea qui consideret quam inconsulte ac temere dicantur uenerari Epicurum et in eorum ipsorum numero de quibus haec quaestio est habere debeat. Solus enim uidit primum esse deos quod in omnium animis eorum notionem inpressisset ipsa natura. Quae est enim gens aut quod genus hominum quod non habeat sine doctrina anticipationem quandam deorum, quam appellat πρόληψιν Epicurus, id est anteceptam animo quandam informationem sine qua nec intellegi quicquam nec quaeri nec disputari potest ? Quoius rationis uim atque utilitatem ex illo caelesti Epicuri de regula et iudicio uolumine accepimus. [+] XVII 44 ❖ Quod igitur fundamentum huius quaestionis est, id praeclare iactum uidetis. Cum enim non instituto aliquo aut more aut lege sit opinio constituta maneatque ad unum omnium firma consensio, intellegi necesse est esse deos quoniam insitas eorum uel potius innatas cognitiones habemus ; de quo autem omnium natura consentit, id uerum esse necesse est ; esse igitur deos confitendum est. Quod quoniam fere constat inter omnis non philosophos solum sed etiam indoctos, fatemur constare illud etiam, hanc nos habere siue anticipationem, ut ante dixi, siue praenotionem deorum (sunt enim rebus nouis noua ponenda nomina, ut Epicurus ipse πρόληψιν appellauit quam antea nemo eo uerbo nominarat). [+] 45 ❖ Hanc igitur habemus ut deos beatos et inmortales putemus. Quae enim nobis natura informationem ipsorum deorum dedit eadem insculpsit in mentibus ut eos aeternos et beatos haberemus. Quod si ita est uere exposita illa sententia est ab Epicuro quod beatum aeternumque sit id nec habere ipsum negotii quicquam nec exhibere alteri, itaque neque ira neque gratia teneri quod quae talia essent inbecilla essent omnia*. Si nihil aliud quaereremus nisi ut deos pie coleremus et ut superstitione liberaremur satis erat dictum ; nam et praestans deorum natura hominum pietate coleretur cum et aeterna esset et beatissima (habet enim uenerationem iustam quicquid excellit) et metus omnis a ui atque ira deorum pulsus esset ; intellegitur enim a beata inmortalique natura et iram et gratiam segregari ; quibus remotis nullos a superis inpendere metus. Sed ad hanc confirmandam opinionem anquirit animus et formam et uitam et actionem mentis atque agitationem in deo. [+]

XVIII 46 La forme nous est indiquée en partie par la nature et en partie par la raison. Car la nature ne nous fait connaître, à nous tous, hommes de tous les peuples, aucune autre forme de dieu que la forme humaine : quelle autre forme apparaît jamais à qui que ce soit pendant la veille ou le sommeil ? Mais pour ne pas tout ramener aux notions premières, je dirai que la raison elle-même se prononce dans le même sens. 47 Il semble en effet cohérent qu’un être éminent entre tous, en vertu de sa félicité et de son éternité, soit aussi le plus beau ; or quelle disposition des membres, quelle conformation des traits, quel aspect, quelle forme peut être plus belle que celle de l’homme ? Vous autres stoïciens (je m’adresse à toi, Lucilius, parce que mon ami Cotta soutient tantôt une chose, tantôt une autre), quand vous représentez l’art avec lequel les dieux ont façonné l’homme, vous montrez avec insistance combien tout, dans la figure humaine, concourt non seulement à l’utile mais aussi au beau. 48 Or si la figure humaine est supérieure à la forme de tous les êtres vivants, dieu étant un être vivant, sa figure est assurément la plus belle de toutes. Et puisqu’il est reconnu que les dieux sont les plus heureux, que personne ne peut être heureux sans la vertu, que la vertu ne peut s’établir sans la raison, que la raison ne peut se trouver que sous la figure humaine, on doit reconnaître que les dieux ont une forme humaine. 49 Cependant, cette forme n’est pas un corps mais une sorte de corps, elle n’a pas de sang mais une sorte de sang. XIX Bien que ces découvertes d’Épicure soient trop subtiles et ses mots trop nuancés pour être compris par n’importe qui, je me fie à votre capacité de compréhension et mon exposé sera plus bref que le sujet ne l’exige. Épicure donc, lui qui non seulement voit les choses cachées et abstruses avec son esprit mais même les touche pour ainsi dire avec la main, enseigne que ce qui caractérise la nature des dieux est que, en premier lieu, elle n’est pas perçue par les sens mais par l’esprit, non pas en raison d’une certaine consistance, ni individuellement, comme les objets qu’Épicure appelle steremnia (στερέμνια) à cause de leur solidité54, mais par des images perçues grâce à leur similarité et à leur fréquence : en effet, une forme constamment renouvelée d’images parfaitement semblables se présente à partir d’atomes innombrables suivant un flux continu ; notre esprit, tendu vers ces images, et notre intelligence, qui s’attache à elles, conçoivent avec un plaisir extrême ce qu’est un être bienheureux et éternel. 50 De fait, l’infini et ce qui le caractérise en propre méritent tout particulièrement un examen approfondi et méthodique : il doit nous faire comprendre que, dans la nature, toutes les choses se correspondent avec une stricte égalité ; c’est ce qu’Épicure appelle isonomia (ἰσονομία)55, c’est-à-dire répartition équilibrée. Il en résulte que si la multitude des mortels est si considérable, celle des immortels ne doit pas être moindre et que, si les causes de destruction sont innombrables, celles de conservation elles aussi doivent être infinies. Et vous nous demandez souvent aussi, Balbus, quelle est la vie des dieux et quelle existence ils mènent. 51 C’est évidemment la vie la plus heureuse, la plus comblée de biens de toutes sortes qu’on puisse imaginer. Dieu ne fait rien, nulle occupation ne l’entrave, il ne se livre à aucun travail, sa sagesse et sa vertu lui apportent la joie, il a la certitude de vivre toujours au milieu de plaisirs non seulement extrêmes mais éternels. XX 52 Voilà le dieu que nous pouvons à bon droit appeler bienheureux, tandis que le vôtre est vraiment surchargé de travail. En effet, si c’est le monde lui-même qui est dieu, que peut-il y avoir de moins reposant que de tourner sans un instant de répit autour de l’axe du ciel, avec une rapidité prodigieuse ? Or, sans repos, point de bonheur. Mais si dans le monde lui-même il y a un dieu chargé de le conduire, de le gouverner, d’assurer le cours des astres, le retour des saisons, la succession bien réglée de toutes choses, de surveiller les continents et les mers pour sauvegarder les intérêts et la vie des hommes, voilà certes un dieu empêtré dans des tâches pénibles et laborieuses ! 53 Pour nous, le bonheur consiste dans la tranquillité de l’âme et l’exemption de toutes charges. Car celui à qui nous devons tout notre savoir nous a appris que le monde a été fait par la nature, sans qu’on ait eu besoin de le fabriquer, et que cette opération, que vous dites impossible sans une habileté divine, est si facile que la nature produira, produit, a produit des mondes innombrables. Mais, ne voyant pas comment la nature peut arriver à ce résultat sans l’aide de quelque intelligence, étant incapables de trouver un dénouement à votre pièce, vous avez recours à un dieu, comme les poètes tragiques. 54 Mais assurément vous n’auriez pas besoin de son aide si vous pouviez voir l’étendue immense, illimitée en tous sens, des espaces où l’esprit s’élance et se porte pour les parcourir en long et en large, sans pourtant voir jamais une borne ultime où il puisse s’arrêter. Ainsi donc, dans cette immensité de largeurs, de longueurs, de profondeurs, voltige une quantité infinie d’atomes innombrables qui, dans le vide qui les sépare, s’attachent pourtant les uns aux autres et, s’accrochant entre eux, forment des corps continus. C’est ainsi que se constituent les êtres de formes et de figures diverses dont vous ne pensez pas qu’on puisse les produire sans soufflets de forge et sans enclumes. Et ainsi vous avez fait peser sur nos nuques le joug d’un maître éternel, que nous devons craindre jour et nuit : qui ne craindrait en effet un dieu qui prévoit tout, pense à tout, observe tout et croit que tout le regarde, un dieu indiscret et affairé ? 55 Voilà l’origine de cette nécessité fatale que vous appelez heimarménè (εἱμαρμένη)56, selon laquelle, d’après vous, tout événement découlerait d’une vérité éternelle et d’une succession ininterrompue de causes. Mais quel cas faut-il faire de cette philosophie selon laquelle tout arrive par la volonté du destin, comme le croient les vieilles femmes, et encore si elles sont ignares ? De là découle votre mantikè (μαντικὴ), en latin diuinatio57, qui nous plongerait dans une telle superstition, si nous consentions à vous écouter, que nous devrions honorer les haruspices, les augures, les vaticinateurs, les devins, les interprètes des songes. 56 Délivrés de ces terreurs par Épicure, qui a revendiqué pour nous le droit à la liberté, nous ne craignons pas des êtres dont nous comprenons qu’ils ne se créent à eux-mêmes aucun souci et n’en causent aucun à autrui, et nous honorons pieusement et religieusement l’excellence et l’éminence de leur nature. Mais je crains de m’être laissé entraîner par mon enthousiasme et d’avoir été un peu long : c’est qu’il était difficile de ne pas traiter complètement un sujet si vaste et si beau. Pourtant j’aurais dû plutôt me soucier d’écouter que de parler. »

XVIII 46 Ac de forma quidem partim natura nos admonet partim ratio docet. Nam a natura habemus omnes omnium gentium speciem nullam aliam nisi humanam deorum ; quae enim forma alia occurrit umquam aut uigilanti cuiquam aut dormienti ? Sed ne omnia reuocentur ad primas notiones ratio hoc idem ipsa declarat. [+] 47 Nam cum praestantissumam naturam, uel quia beata est uel quia sempiterna, conuenire uideatur eandem esse pulcherrimam, quae conpositio membrorum, quae conformatio liniamentorum, quae figura, quae species humana potest esse pulchrior ? Vos quidem, Lucili, soletis (nam Cotta meus modo hoc, modo illud) cum artificium effingitis fabricamque diuinam quam sint omnia in hominis figura non modo ad usum uerum etiam ad uenustatem apta describere. 48 Quod si omnium animantium formam uincit hominis figura, deus autem animans est, ea figura profecto est quae pulcherrima est omnium. Quoniamque deos beatissimos esse constat, beatus autem esse sine uirtute nemo potest nec uirtus sine ratione constare nec ratio usquam inesse nisi in hominis figura hominis esse specie deos confitendum est. [+] 49 ❖ Nec tamen ea species corpus est sed quasi corpus nec habet sanguinem sed quasi sanguinem. XIX Haec quamquam et inuenta sunt acutius et dicta subtilius ab Epicuro quam ut quiuis ea possit agnoscere, tamen fretus intellegentia uestra dissero breuius quam causa desiderat. Epicurus autem, qui res occultas et penitus abditas non modo uideat animo sed etiam sic tractet ut manu, docet eam esse uim et naturam deorum ut primum non sensu sed mente cernatur, nec soliditate quadam nec ad numerum, ut ea quae ille propter firmitatem στερέμνια appellat, sed imaginibus similitudine et transitione perceptis, cum infinita simillumarum imaginum species ex innumerabilibus indiuiduis existat et [ad deos] affluat tum maximis uoluptatibus in eas imagines mentem intentam infixamque nostram intellegentiam capere quae sit et beata natura et aeternal. [+] 50 ❖ Summa uero uis infinitatis et magna ac diligenti contemplatione dignissima est. In qua intellegi necesse est eam esse naturam ut omnia omnibus, paribus paria respondeant ; hanc ἰσονομίαν appellat Epicurus, id est aequabilem tributionem. Ex hac igitur illud efficitur, si mortalium tanta multitudo sit, esse inmortalium non minorem, et si quae interimant innumerabilia sint, etiam ea quae conseruent infinita esse debere. Et quaerere a nobis, Balbe, soletis quae uita deorum sit quaeque ab iis degatur aetas. [+] 51 ❖ Ea uidelicet qua nihil beatius, nihil omnibus bonis affluentius cogitari potest. Nihil enim agit, nullis occupationibus est implicatus, nulla opera molitur, sua sapientia et uirtute gaudet, habet exploratum fore se semper cum in maximis tum in aeternis uoluptatibus. [+] XX 52 Hunc deum rite beatum dixerimus, uestrum uero laboriosissimum. Siue enim ipse mundus deus est, quid potest esse minus quietum quam nullo puncto temporis intermisso uersari circum axem caeli admirabili celeritate ? Nisi quietum autem nihil beatum est. Siue in ipso mundo deus inest aliquis qui regat, qui gubernet, qui cursus astrorum, mutationes temporum, rerum uicissitudines ordinesque conseruet, terras et maria contemplans hominum commoda uitasque tueatur ne ille est inplicatus molestis negotiis et operosis. [+] 53 Nos autem beatam uitam in animi securitate et in omnium uacatione munerum ponimus. Docuit enim nos idem qui cetera, natura effectum esse mundum, nihil opus fuisse fabrica, tamque eam rem facilem quam uos effici negetis sine diuina posse sollertia, ut innumerabiles natura mundos effectura sit, efficiat, effecerit. Quod quia quem ad modum natura efficere sine aliqua mente possit non uidetis, ut tragici poetae, cum explicare argumenti exitum non potestis, confugitis ad deum. [+] 54 ❖ Cuius operam profecto non desideraretis si inmensam et interminatam in omnis partis magnitudinem regionum uideretis, in quam se iniciens animus et intendens ita late longeque peregrinatur ut nullam tamen oram ultimi uideat in qua possit insistere. In hac igitur inmensitate latitudinum, longitudinum, altitudinum infinita uis innumerabilium uolitat atomorum quae interiecto inani cohaerescunt tamen inter se et aliae alias adprehendentes continuantur ; ex quo efficiuntur eae rerum formae et figurae quae uos effici posse sine follibus et incudibus non putatis. Itaque inposuistis in ceruicibus nostris sempiternum dominum quem dies et noctes timeremus. Quis enim non timeat omnia prouidentem et cogitantem et animaduertantem et omnia ad se pertinere putantem curiosum et plenum negotii deum ? [+] 55 Hinc uobis extitit primum illa fatalis necessitas quam εἱμαρμένην dicitis ut quicquid accidat id ex aeterna ueritate causarumque continuatione fluxisse dicatis. Quanti autem haec philosophia aestimanda est cui, tamquam aniculis, et his quidem indoctis, fato fieri uideantur omnia ? Sequitur μαντικὴ uestra quae Latine diuinatio dicitur qua tanta inbueremur superstitione, si uos audire uellemus, ut haruspices, augures, harioli, uates, coniectores nobis essent colendi. [+] 56 ❖ His terroribus ab Epicuro soluti et in libertatem uindicati nec metuimus eos quos intellegimus nec sibi fingere ullam molestiam nec alteri quaerere et pie sancteque colimus naturam excellentem atque praestantem. Sed elatus studio uereor ne longior fuerim. Erat autem difficile rem tantam tamque praeclaram inchoatam relinquere ; quamquam non tam dicendi ratio mihi habenda fuit quam audiendi. » [+]

XXI 57 Cotta prit alors la parole avec son habituelle courtoisie : « Et pourtant, Velléius, si toi, tu n’avais rien dit, à coup sûr tu n’aurais rien pu tirer de moi. D’ordinaire, les arguments me viennent moins facilement pour établir la vérité que pour réfuter l’erreur ; cela m’est souvent arrivé, et surtout tout à l’heure, quand je t’écoutais. Demande-moi de te dire quelle est la nature des dieux, je n’aurai peut-être rien à répondre ; veux-tu savoir si je pense qu’elle est telle que tu viens de la décrire, je dirai que rien ne me semble moins vraisemblable. Mais avant d’en venir à ton exposé, je dirai ce que je pense de toi. 58 Je crois avoir souvent entendu ton ami Lucius Crassus58 dire qu’il te mettait sans hésiter au premier rang de tous les épicuriens romains et que, parmi les Grecs, il n’en trouvait que quelques-uns à te comparer ; mais je pensais, connaissant son exceptionnelle affection pour toi, qu’il parlait avec une indulgence excessive. Pourtant, et bien que j’aie quelque scrupule à faire ton éloge en ta présence, je considère moi aussi que sur un sujet obscur et difficile tes paroles étaient lumineuses et non seulement riches d’idées mais choisies avec plus d’élégance qu’il n’est habituel dans votre école. 59 Quand j’étais à Athènes, j’allais souvent écouter Zénon59, que notre ami Philon60 appelait le coryphée des épicuriens ; c’était d’ailleurs Philon qui m’engageait à le faire, à mon avis pour que je puisse mieux apprécier la valeur de ses réfutations, après avoir entendu le chef de l’école exposer les thèses épicuriennes. Or Zénon parlait, tout comme toi, avec clarté, force et élégance, et non comme la plupart des épicuriens. Mais le sentiment que j’éprouvais souvent alors avec lui, je l’éprouvais également en t’écoutant : j’étais peiné de voir un tel talent se fourvoyer – pardonne-moi de le dire – dans des idées si peu sérieuses, pour ne pas dire si absurdes. 60 Ce n’est pas que j’aie moi-même maintenant mieux à vous offrir. Comme je le disais tout à l’heure, sur presque tous les sujets, mais surtout en physique, j’aurais plus vite fait de dire ce qui n’est pas que ce qui est.

XXI 57 Tum Cotta, comiter ut solebat, « Atqui, inquit, Vellei, nisi tu aliquid dixisses nihil sane ex me quidem audire potuisses. Mihi enim non tam facile in mentem uenire solet quare uerum sit aliquid quam quare falsum ; idque cum saepe tum cum te audirem paulo ante contigit. Roges me qualem naturam deorum esse ducam, nihil fortasse respondeam ; quaeras putemne talem esse qualis modo a te sit exposita, nihil dicam mihi uideri minus. Sed ante quam adgrediar ad ea quae a te disputata sunt de te ipso dicam quid sentiam. [+] 58 Saepe enim de L. Crasso illo familiari tuo uideor audisse, cum te togatis omnibus sine dubio anteferret, paucos tecum Epicureos e Graecia compararet sed, quod ab eo te mirifice diligi intellegebam, arbitrabar illum propter beniuolentiam uberius id dicere. Ego autem, etsi uereor laudare praesentem, iudico tamen de re obscura atque difficili a te dictum esse dilucide neque sententiis solum copiose sed uerbis etiam ornatius quam solent uestri. [+] 59 Zenonem, quem Philo noster coryphaeum appellare Epicureorum solebat, cum Athenis essem audiebam frequenter et quidem ipso auctore Philone, credo ut facilius iudicarem quam illa bene refellerentur cum a principe Epicureorum accepissem quem ad modum dicerentur. Non igitur ille ut plerique sed isto modo ut tu, distincte, grauiter, ornate. Sed quod in illo mihi usu saepe uenit, idem modo cum te audirem accidebat, ut moleste ferrem tantum ingenium (bona uenia me audies) in tam leues, ne dicas in tam ineptas sententias incidisse. [+] 60 ❖ Nec ego nunc ipse aliquid adferam melius. Vt enim modo dixi, omnibus fere in rebus, sed maxime in physicis, quid non sit citius quam quid sit dixerim.

XXII Demande-moi ce qu’est dieu, ou quelle est sa nature, je prendrai Simonide61 pour garant : le tyran Hiéron lui ayant posé la même question, il sollicita un jour de réflexion ; le lendemain, comme Hiéron lui répétait la question, il demanda deux jours ; quand il eut ainsi doublé le nombre des jours à plusieurs reprises, Hiéron étonné lui demanda de s’expliquer. “C’est que, dit-il, plus je réfléchis, plus l’espoir d’y voir clair s’obscurcit.”

XXII Roges me quid aut quale sit deus, auctore utar Simonide, de quo cum quaesiuisset hoc idem tyrannus Hiero, deliberandi sibi unum diem postulauit ; cum idem ex eo postridie quaereret, biduum petiuit ; cum saepius duplicaret numerum dierum admiransque Hiero requireret cur ita faceret, “quia quanto diutius considero, inquit, tanto mihi spes uidetur obscurior.”

Je crois que Simonide, qui passe pour un poète plein de charme, également savant et sage, à force d’être assailli de pensées pénétrantes et subtiles sans pouvoir décider quelle était la plus vraie, désespéra de toute vérité. 61 Mais ton Épicure (car je préfère argumenter contre lui que contre toi), que dit-il qui soit digne, je ne dis pas de la philosophie mais du simple bon sens ? La première question qui se pose dans une recherche sur la nature des dieux est de savoir s’ils existent ou non. “Il est difficile de le nier.” Je le crois volontiers, si la question est posée dans une assemblée publique, mais dans une conversation, dans une réunion comme celles-ci, c’est très facile. Ainsi moi-même, qui suis pontife et qui pense qu’il faut conserver religieusement les cérémonies et le culte public, je voudrais bien avoir sur ce premier point, l’existence des dieux, une conviction qui ne se fonde pas seulement sur une opinion mais qui soit conforme à la vérité. Car beaucoup de réflexions troublantes me viennent à l’esprit, si bien que par moments il me semble qu’il n’y a pas de dieux. 62 Mais vois comme je suis généreux avec toi : je n’attaquerai pas les opinions qui vous sont communes avec les autres philosophes, par exemple celle qui nous occupe ; en effet, presque tout le monde, et moi-même le premier, admet l’existence des dieux. Je ne la conteste donc pas ; pourtant je ne trouve pas très solide le raisonnement que tu nous proposes. XXIII Le fait que les hommes de toutes communautés et de toutes races aient cette croyance fournit, as-tu dit, un argument suffisant pour nous faire reconnaître l’existence des dieux. L’argument en lui-même pèse peu et surtout il est sans fondement. Tout d’abord, d’où tires-tu ta connaissance sur les croyances des peuples ? Je pense pour ma part que beaucoup de communautés sont si barbares et si sauvages qu’elles ne soupçonnent même pas qu’il existe des dieux. 63 Et Diagoras, surnommé l’Athée, et plus tard Théodore ? N’ont-ils pas ouvertement supprimé l’existence des dieux ? Quant à Protagoras d’Abdère62, dont tu as fait mention tout à l’heure, le plus grand sophiste de son temps, sans doute, pour avoir écrit au début de son livre : “À propos des dieux, je ne puis dire s’ils existent ou s’ils n’existent pas”, il fut banni sur ordre des Athéniens de leur cité et de leur territoire et ses livres furent brûlés devant le peuple. Après quoi je pense que beaucoup se sont montrés plus réticents avant d’afficher la même opinion puisque l’expression d’un simple doute n’avait pu échapper au châtiment. Que dire des sacrilèges, que dire des impies et des parjures ?

Sed Simoniden arbitror (non enim poeta solum suauis uerum etiam ceteroqui doctus sapiensque traditur) quia multa uenirent in mentem acuta atque subtilia, dubitantem quid eorum esset uerissimum desperasse omnem ueritatem. [+] 61 Epicurus uero tuus (nam cum illo malo disserere quam tecum) quid dicit quod non modo philosophia dignum esset sed mediocri prudentia ? Quaeritur primum in ea quaestione quae est de natura deorum sintne dei necne sint. “Difficile est negare.” Credo, si in contione quaeratur, sed in huius modi sermone et in consessu facillimum. Itaque ego ipse pontifex qui caerimonias religionesque publicas sanctissime tuendas arbitror, is hoc quod primum est, esse deos, persuaderi mihi non opinione solum sed etiam ad ueritatem plane uelim. Multa enim occurrunt quae conturbent ut interdum nulli esse uideantur. [+] 62 Sed uide quam tecum agam liberaliter : quae communia sunt uobis cum ceteris philosophis non attingam, ut hoc ipsum ; placet enim omnibus fere mihique ipsi in primis deos esse. Itaque non pugno ; rationem tamen eam quae a te adfertur non satis firmam puto. XXIII Quod enim omnium gentium generumque hominibus ita uideretur, id satis magnum argumentum esse dixisti cur esse deos confiteremur. Quod cum leue per se tum etiam falsum est. Primum enim unde tibi notae sunt opiniones nationum ? Equidem arbitror multas esse gentes sic inmanitate efferatas ut apud eas nulla suspicio deorum sit. [+] 63 ❖ Quid ? Diagoras, Atheos qui dictus est, posteaque Theodorus nonne aperte deorum naturam sustulerunt ? Nam Abderites quidem Protagoras cuius a te modo mentio facta est, sophistes temporibus illis uel maximus, cum in principio libri sic posuisset : “De diuis neque ut sint neque ut non sint habeo dicere”, Atheniensium iussu urbe atque agro est exterminatus librique eius in contione combusti ; ex quo equidem existimo tardioris ad hanc sententiam profitendam multos esse factos quippe cum poenam ne dubitatio quidem effugere potuisset. Quid de sacrilegis, quid de impiis periurisque dicemus ?

Si jamais Lucius Tubulus, si Lupus ou Carbo ou le fils de Neptune*63,
Tubulus si Lucius umquam
Si Lupus aut Carbo aut Neptuni filius*

comme dit Lucilius, avaient cru à l’existence des dieux, auraient-ils été de si grands parjures, se seraient-ils autant souillés ? 64 Votre raisonnement n’est donc pas aussi indiscutable qu’il vous paraît pour confirmer votre point de vue. Mais comme cet argument vous est commun avec d’autres philosophes, je le laisserai de côté pour le moment ; je préfère en venir aux idées qui vous sont propres.

ut ait Lucilius, putasset esse deos, tam periurus aut tam inpurus fuisset ? [+] 64 Non est igitur tam explorata ista ratio ad id quod uultis confirmandum quam uidetur. Sed quia commune hoc est argumentum aliorum etiam philosophorum omittam hoc tempore ; ad uestra propria uenire malo. [+]

65 Je vous concède l’existence des dieux. Apprends-moi donc quelle est leur origine, le lieu où ils se tiennent, quel genre de corps, d’âme et de vie ils ont : voilà ce que je désire savoir. Tu abuses en toutes choses de la domination arbitraire des atomes ; avec eux tu façonnes et tu formes tout ce qui est mis, comme on dit, sur le tapis. Mais d’abord les atomes n’existent pas. En effet, il n’est rien qui soit vide de corps mais tout l’espace est occupé par des corps ; ainsi donc, il ne peut y avoir ni vide ni atomes. XXIV 66 Ce sont les oracles des physiciens que je vous débite pour le moment, vrais ou faux, je ne sais, mais du moins plus vraisemblables que les vôtres. Elles sont de Démocrite, ou peut-être aussi de son prédécesseur Leucippe64, ces doctrines scandaleuses sur l’existence de corpuscules, les uns lisses, les autres rugueux, les autres ronds, certains anguleux et en forme d’hameçon, et pour ainsi dire crochus, qui auraient formé le ciel et la terre par des rencontres fortuites, sans la contrainte d’aucun principe. Voilà l’opinion que tu soutiens encore aujourd’hui, Caius Velléius, et l’on te ferait plus facilement renoncer à ta position sociale qu’à l’autorité de ton maître. Tu as en effet décidé que tu devais être épicurien avant de connaître ces doctrines. Il aurait donc fallu ou bien que tu admettes ces idées scandaleuses ou bien que tu abandonnes le nom de la philosophie que tu as adoptée. 67 Que faudrait-il t’offrir pour que tu cesses d’être un épicurien ? “À aucun prix, dis-tu, je n’abandonnerai la doctrine du bonheur et de la vérité.” C’est donc cela, ta vérité ? Sur le bonheur, je ne discute pas puisque tu penses que dieu lui-même ne peut en jouir que s’il languit dans une totale inaction. Mais où est la vérité ? dans les mondes innombrables, je suppose, qui naissent à chaque instant tandis que d’autres disparaissent ? ou bien dans les corpuscules indivisibles qui façonnent des ouvrages si remarquables sans aucun contrôle de la nature ni de la raison ? Mais voilà qu’oubliant la générosité dont j’avais commencé à faire preuve à ton égard tout à l’heure j’élargis à l’excès le débat. J’accorderai donc que tout est formé d’atomes : quel rapport avec notre sujet ? C’est sur la nature des dieux que porte notre recherche. 68 Admettons qu’ils soient faits d’atomes ; ils ne sont donc pas éternels. Car ce qui est fait d’atomes a eu une naissance à un certain moment. S’il y a eu une naissance, les dieux n’existaient pas avant d’être nés et si les dieux ont eu un commencement, ils ont nécessairement une fin, comme tu le soutenais tout à l’heure, à propos du monde de Platon. Où sont alors ce bonheur et cette éternité qui, selon vous, sont les deux caractères propres de la divinité ? Quand vous voulez le démontrer, vous vous empêtrez dans un buisson d’épines : c’est ainsi que tu disais que, s’agissant d’un dieu, il n’y a pas un corps mais une sorte de corps, ni de sang mais une sorte de sang.

65 Concedo esse deos ; doce me igitur unde sint, ubi sint, quales sint corpore, animo, uita ; haec enim scire desidero. Abuteris ad omnia atomorum regno et licentia ; hinc quodcumque in solum uenit, ut dicitur, effingis atque efficis. Quae primum nullae sunt. Nihil est enim quod uacet corporem, corporibus autem omnis obsidetur locus ; ita nullum inane, nihil esse indiuiduum potest. [+] XXIV 66 Haec ego nunc physicorum oracla fundo, uera an falsa nescio, sed uerisimili similiora quam uestra. Ista enim flagitia Democriti siue etiam ante Leucippi, esse corpuscula quaedam leuia, alia aspera, rotunda alia, partim autem angulata et hamatan quaedam et quasi adunca, ex iis effectum esse caelum atque terram nulla cogente natura sed concursu quodam fortuito – hanc tu opinionem, C. Vellei, usque ad hanc aetatem perduxisti, priusque te quis de omni uitae statu quam de ista auctoritate deiecerit ; ante enim iudicasti Epicureum te esse oportere quam ista cognouisti. Ita necesse fuit aut haec flagitia concipere animo aut susceptae philosophiae nomen amittere. [+] 67 Quid enim mereas ut Epicureus esse desinas ? “Nihil equidem, inquis, ut rationem uitae beatae ueritatemque deseram.” Ista igitur est ueritas ? Nam de uita beata nihil repugno quam tu ne in deo quidem esse censes nisi plane otio langueat. Sed ubi est ueritas ? In mundis, credo, innumerabilibus, omnibus minimis temporum punctis aliis nascentibus, aliis cadentibus ; an in indiuiduis corpusculis tam praeclara opera nulla moderante natura, nulla ratione fingentibus ? Sed oblitus liberalitatis meae qua tecum paulo ante uti coeperam, plura complector. Concedam igitur ex indiuiduis constare omnia ; quid ad rem ? Deorum enim natura quaeritur. [+] 68 Sint sane ex atomis ; non igitur aeterni. Quod enim ex atomis, id natum aliquando est ; si natum, nulli dei ante quam nati ; et si ortus est deorum, interitus sit necesse est, ut tu paulo ante de Platonis mundo disputabas. Vbi igitur illud uestrum beatum et aeternum quibus duobus uerbis significatis deum ? Quod cum efficere uultis, in dumeta conrepitis. Ita enim dicebas, non corpus esse in deo sed quasi corpus nec sanguinem sed tamquam sanguinem. [+]

XXV 69 C’est ce que vous faites bien souvent : quand vous dites quelque chose d’invraisemblable, et que vous voulez échapper à la critique, vous présentez un argument qui constitue une impossibilité absolue, si bien qu’il aurait mieux valu concéder le point en discussion que de faire front avec tant d’impudence. Ainsi Épicure, qui se rendait compte que si les atomes étaient entraînés vers le bas par leur propre poids rien ne serait en notre pouvoir, puisque leur mouvement serait déterminé et nécessaire, trouva le moyen d’échapper à la nécessité, ce qui, apparemment, avait échappé à Démocrite65 : il dit que l’atome, lorsqu’il est entraîné de haut en bas, en ligne droite, par le poids et l’attraction vers le bas, dévie légèrement. 70 Dire cela, c’est plus déshonorant que de ne pouvoir défendre la thèse qu’il soutient. Il agit de même dans sa controverse avec les logiciens. Ceux-ci enseignent que dans toutes les propositions disjonctives de la forme “telle chose est ou n’est pas”, l’une des deux affirmations est vraie ; Épicure a craint que si l’on admettait une proposition du type “demain Épicure sera en vie ou ne sera plus en vie”, l’un des termes de l’alternative ne devînt nécessaire. Aussi a-t-il nié le caractère nécessaire de la proposition entière “cela est ou n’est pas”66. Que pouvait-on dire de plus stupide ? Arcésilas polémiquait contre Zénon, soutenant pour sa part que le témoignage des sens est toujours faux alors que Zénon disait qu’il y a quelquefois des représentations fausses, mais non pas toujours ; Épicure a craint que, si une seule représentation était fausse, aucune ne fût vraie. Il déclara donc que tous les sens sont messagers de vérité67. Tous ces arguments dénotent vraiment une grande habileté ! Pour éviter un léger coup, il en recevait un plus rude !

XXV 69 Hoc persaepe facitis ut, cum aliquid non ueri simile dicatis et effugere reprehensionem uelitis, adferatis aliquid quod omnino ne fieri quidem possit ut satius fuerit illud ipsum de quo ambigebatur concedere quam tam inpudenter resistere. Velut Epicurus cum uideret si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere nihil fore in nostra potestate quod esset earum motus certus et necessarius, inuenit quo modo necessitatem effugeret quod uidelicet Democritum fugerat ; ait atomum, cum pondere et grauitate directo deorsus feratur, declinare paululum. [+] 70 Hoc dicere turpius est quam illud quod uult non posse defendere. Idem facit contra dialecticos ; a quibus cum traditum sit in omnibus disiunctionibus in quibus “aut etiam aut non” poneretur, alterum utrum esse uerum pertimuit ne si concessum esset huius modi aliquid “aut uiuet cras aut non uiuet Epicurus” alterutrum fieret necessarium, totum hoc “aut etiam aut non” negauit esse necessarium ; quo quid dici potuit obtusius ? Vrguebat Arcesilas Zenonem, cum ipse falsa omnia diceret quae sensibus uiderentur, Zeno autem non nulla uisa esse falsa, non omnia ; timuit Epicurus ne, si unum uisum esset falsum, nullum esset uerum ; omnes sensus ueri nuntios dixit esse. Nihil horum nisi callideo ; grauiorem enim plagam accipiebat ut leuiorem repelleret. [+]

71 Il fait de même quand il s’agit de la nature des dieux : voulant éviter l’agrégat d’atomes, dont la conséquence serait la destruction et la dissolution, il dit que les dieux n’ont pas de corps, mais une sorte de corps, pas de sang mais une sorte de sang. XXVI On s’étonne qu’un haruspice puisse voir un haruspice sans rire68 ; ce qui est encore plus étonnant, c’est que vous, vous puissiez vous retenir de rire quand vous êtes entre vous. “Ce n’est pas un corps, mais une sorte de corps” : je comprendrais ce que cela signifie s’il s’agissait de figures de cire ou de terre cuite. Mais quand il s’agit de dieu, je ne peux comprendre ce qu’est une sorte de corps ou une sorte de sang. Toi non plus, Velléius, mais tu ne veux pas l’avouer.

71 Idem facit in natura deorum ; dum indiuiduorum corporum concretionem fugit ne interitus et dissipatio consequatur negat esse corpus deorum sed tamquam corpus nec sanguinem sed tamquam sanguinem. XXVI Mirabile uidetur quod non rideat haruspex cum haruspicem uiderit ; hoc mirabilius quam uos inter uos risum tenere possitis. “Non est corpus sed quasi corpus.” Hoc intellegerem quale esset si in ceris fingeretur aut fictilibus figuris ; in deo quid sit quasi corpus aut quid sit quasi sanguis intellegere non possum, ne tu quidem, Vellei, sed non uis fateri. [+]

72 Ce sont là des formules que vous répétez comme des leçons : Épicure les a rêvassées en bâillant puisqu’il se vante, dans ses écrits, de n’avoir pas eu de maître69. Je n’aurais pas de mal à le croire, même s’il ne le proclamait pas, tout comme je croirais le maître d’une maison mal bâtie se vantant de n’avoir pas eu d’architecte : car chez lui rien ne sent l’Académie, rien ne sent le Lycée, ni même l’école élémentaire. Il a pu suivre les cours de Xénocrate – quel maître, par les dieux immortels ! – et certains pensent qu’il les a suivis mais lui-même le nie, et c’est lui que je crois plus que tout autre. Il dit qu’il a été l’élève d’un certain Pamphile, un élève de Platon, lorsqu’il habitait à Samos, dans sa jeunesse, avec son père et ses frères. Son père Néoclès y était venu, ayant obtenu un lot de terre par tirage au sort ; mais comme ce lopin ne suffisait pas, à mon avis, pour le faire vivre, il devint maître d’école. 73 Pourtant Épicure méprise prodigieusement ce disciple de Platon : tant il craint de paraître avoir jamais appris quelque chose d’un maître. Dans le cas de Nausiphane, disciple de Démocrite, il est confondu : cependant, s’il ne nie pas avoir suivi ses cours, il l’accable pourtant d’outrages de toutes sortes. Or, s’il n’avait pas appris de lui ces doctrines de Démocrite, qu’aurait-il appris ? Qu’y a-t-il en effet dans la physique d’Épicure qui ne vienne de Démocrite ? Même s’il a changé certaines choses, comme je l’ai dit tout à l’heure à propos de la déviation des atomes, la plupart de ses théories sont les mêmes que celles de Démocrite70 : les atomes, le vide, les images, les espaces infinis, les mondes innombrables, leur naissance et leur mort, à peu près tout ce qui constitue la science de la nature. Quant à cette “sorte de corps”, cette “sorte de sang”, qu’entends-tu par là ?

72 Ista enim a uobis quasi dictata redduntur quae Epicurus oscitans halucinatus est cum quidem gloriaretur, ut uidemus in scriptis, se magistrum habuisse nullum. Quod et non praedicanti tamen facile equidem crederem sicut mali aedificii domino glorianti se architectum non habuisse ; nihil enim olet ex Academia, nihil [ne] ex Lycio, nihil ne e puerilibus quidem disciplinis. Xenocraten audire potuit (quem uirum, dii inmortales !) et sunt qui putent audisse ; ipse non uult ; credo plus nemini. Pamphilum quendam Platonis auditorem ait a se Sami auditum ; ibi enim adulescens habitabat cum patre et fratribus quod in eam pater eius Neocles agripeta uenerat sed cum agellus eum non satis aleret, ut opinor, ludi magister fuit. [+] 73 Sed hunc Platonicum mirifice contemnit Epicurus ; ita metuit ne quid umquam didicisse uideatur. In Nausiphane Democriteo tenetur ; quem cum a se non neget auditum uexat tamen omnibus contumeliis. Atqui si haec Democritea non audisset quid audierat ? Quid est in physicis Epicuri non a Democrito ? Nam etsi quaedam commutauit ut quod paulo ante de inclinatione atomorum dixi tamen pleraque dicit eadem, atomos, inane, imagines, infinitatem locorum innumerabilitatemque mundorum, eorum ortus, interitus, omnia fere quibus naturae ratio continetur. Nunc istuc quasi corpus et quasi sanguinem quid intellegis ? [+]

74 Car tu connais tout cela mieux que moi, non seulement je l’avoue, mais je m’en console aisément. Pourtant, une fois que cela a été énoncé, comment se fait-il que Velléius puisse comprendre et que Cotta ne le puisse pas ? Je comprends ce qu’est le corps, ce qu’est le sang, mais ce qu’est une “sorte de corps” et une “sorte de sang”, je ne le comprends absolument pas. Or, tu ne me caches pas la vérité, comme Pythagore la cachait aux étrangers, et tu ne recherches pas l’obscurité, comme Héraclite71 mais, que cela soit bien clair entre nous, tu ne comprends pas toi-même.

74 Ego enim te scire ista melius quam me non fateor solum sed etiam facile patior ; cum quidem semel dicta sunt, quid est quod Velleius intelligere possit, Cotta non possit ? Itaque corpus quid sit, sanguis quid sit intellego ; quasi corpus et quasi sanguis quid sit nullo prorsus modo intellego. Neque tu me celas ut Pythagoras solebat alienos nec consulto dicis occulte tamquam Heraclitus sed, quod inter nos liqueat, ne tu quidem intellegis. [+]

XXVII 75 Ce que je vois, c’est que tu te bats pour faire admettre que les dieux ont une certaine forme, dépourvue de toute consistance, de toute solidité, de tout relief, de toute saillie, sans mélange, légère, diaphane. Nous en dirons donc ce que nous disons de la Vénus de Cos72 : ce n’est pas un corps, mais cela ressemble à un corps ; ce rouge mélangé au blanc que l’on voit se répandre n’est pas du sang mais quelque chose qui ressemble à du sang. Ainsi, dans le dieu d’Épicure, il n’y a pas de réalité mais seulement des éléments de ressemblance avec la réalité.

XXVII 75 Illud uideo pugnare te, species ut quaedam sit deorum quae nihil concreti habeat, nihil solidi, nihil expressi, nihil eminentis sitque pura, leuis, perlucida. Dicemus igitur idem quod in Venere Coa ; corpus illud non est sed simile corporis nec ille fusus et candore mixtus rubor sanguis est sed quaedam sanguinis similitudo ; sic in Epicureo deo non rem sed similitudines esse rerum.

Mais suppose que tu m’aies persuadé de ce qui n’est même pas concevable ; montre-moi les contours et les formes de ces esquisses de dieux. 76 À ce sujet, vous ne manquez pas d’arguments pour tenter de nous apprendre que la forme des dieux est la forme humaine : d’abord, nous avons dans l’esprit, dites-vous, une conception anticipée en sorte que, quand l’homme pense à dieu, c’est la forme humaine qui se présente à lui. Ensuite, puisque la nature divine l’emporte sur tous les êtres, sa forme aussi doit être la plus belle et il n’en est pas de plus belle que la forme humaine. Le troisième argument que vous avancez, c’est que nulle autre figure ne peut être le siège de l’intelligence. 77 Examine successivement la nature de chaque argument : vous vous arrogez le droit d’affirmer des choses auxquelles on ne peut aucunement donner son approbation.

Fac id quod ne intellegi quidem potest, mihi esse persuasum ; cedo mihi istorum adumbratorum deorum liniamenta atque formas. [+] 76 Non deest hoc loco copia rationum quibus docere uelitis humanas esse formas deorum ; primum quod ita sit informatum anticipatumque mentibus nostris ut homini, cum de deo cogitet, forma occurrat humana ; deinde ut, quoniam de rebus omnibus excellat natura diuina, forma quoque esse pulcherrima debeat nec esse humana ullam pulchriorem ; tertiam rationem adfertis quod nulla in alia figura domicilium mentis esse possit. [+] 77 Primum igitur quidque considera quale sit ; arripere enim uidemini quasi uestro iure rem nullo modo probabilem.

Qui donc a jamais été assez aveugle, en étudiant ces questions, pour ne pas voir que ces formes humaines ont été attribuées aux dieux soit par des sages, de propos délibéré, pour détourner plus facilement les esprits incultes des mauvaises mœurs et les amener à rendre un culte aux dieux, soit par la superstition qui fit faire des effigies des dieux qu’on vénérait en croyant de cette manière entrer en contact direct avec les dieux mêmes73 ? Les poètes, les peintres, les artistes ont amplifié ces croyances, parce qu’il n’était pas facile de représenter sous d’autres formes des dieux en action, ourdissant un projet. À quoi s’est ajoutée peut-être cette opinion que tu rappelais : l’homme ne trouve rien de plus beau que l’homme. Mais toi, le physicien, ne vois-tu pas quelle séduisante entremetteuse est la nature, ne vois-tu pas comme elle sait bien se vendre ? T’imagines-tu qu’il y ait sur terre et dans la mer une seule bête qui ne soit attirée surtout par une bête de sa propre espèce ? S’il en était autrement, pourquoi un taureau n’aurait-il pas envie de s’accoupler avec une jument, un cheval avec une génisse ? Crois-tu qu’un aigle, un lion ou un dauphin préfère une autre forme à la sienne ? Si, de la même façon, la nature a prescrit à l’homme de ne rien trouver plus beau que l’homme, pourquoi s’étonner que, pour cette même raison, nous pensions que les dieux ressemblent aux hommes ? 78 Que penses-tu qu’il arriverait si les bêtes possédaient la raison ? Chacune n’accorderait-elle pas la prééminence à son espèce ? XXVIII Non vraiment (je le dirai comme je le pense), quel que soit l’amour que je porte à ma personne, je n’ose pourtant pas dire que je suis plus beau que le fameux taureau qui emporta Europe74 : il n’est pas question ici de notre intelligence ou de notre éloquence mais de notre forme et de notre apparence extérieure. S’il nous prenait fantaisie d’imaginer un être composite, tel qu’on peint le dieu marin Triton porté par des monstres qui nagent, unis à son corps d’homme, tu ne voudrais pas lui ressembler. Je me trouve en terrain difficile : le pouvoir de la nature est si fort que nul homme ne veut ressembler à autre chose qu’à un homme… et une fourmi à une autre fourmi. 79 Et encore, à quel homme ressembler ? Quel est le pourcentage des homme beaux ? Quand j’étais à Athènes75, c’est à peine s’il y en avait un dans chaque compagnie d’éphèbes – je vois ce qui te fait sourire, mais les choses sont ainsi. Et nous qui, avec la permission des anciens philosophes, avons du goût pour les jeunes gens, nous trouvons que leurs défauts aussi sont plaisants. Une envie sur le doigt d’un jeune garçon fait les délices d’Alcée76 ; or une envie est une tache sur le corps. Mais pour Alcée c’était une parure. Quintus Catulus77, le père de mon collègue et ami, a aimé ton compatriote Roscius et a écrit pour lui ces vers :

Omnium quis tam caecus in contemplandis rebus umquam fuit ut non uideret species istas hominum conlatas in deos aut consilio quodam sapientium quo facilius animos imperitorum ad deorum cultum a uitae prauitate conuerterent aut superstitione, ut essent simulacra quae uenerantes deos ipsos se adire crederent. Auxerunt autem haec eadem poetae, pictores, opifices ; erat enim non facile agentis aliquid et molientis deos in aliarum formarum imitatione seruare. Accessit etiam ista opinio fortasse quod homini homine pulchrius nihil uideatur. Sed tu hoc, physice, non uides quam blanda conciliatrix et quam sui sit lena natura ? An putas ullam esse terra marique beluam quae non sui generis belua maxime delectetur ? Quod ni ita esset cur non gestiret taurus equae contrectatione, equus uaccae ? An tu aquilam aut leonem aut delphinum ullam anteferre censes figuram suae ? Quid igitur mirump, si hoc eodem modo homini natura praescripsit ut nihil pulchrius quam hominem putaret, eam esse causam cur deos hominum similis putaremus ? [+] 78 Quid censes, si ratio esset in beluis non suo quasque generi plurimum tributuras fuisse ? XXVIII At mehercule ego (dicam enim ut sentio) quamuis amem ipse me, tamen non audeo dicere pulchriorem esse me quam ille fuerit taurus qui uexit Europam ; non enim hoc loco de ingeniis aut de orationibus nostris sed de specie figuraque quaeritur. Quod si fingere nobis et iungere formas uelimus, qualis ille maritimus Triton pingitur, natantibus inuehens beluis adiunctis humano corporeq, nolis esse. Difficili in loco uersor ; est enim uis tanta naturae ut homo nemo uelit nisi hominis similis esse. Et quidem formica formicae. [+] 79 Sed tamen cuius hominis ? Quotus enim quisque formosus est ? Athenis cum essem, e gregibus epheborum uix singuli reperiebantur – uideo quid adriseris sed ita tamen se res habet. Deinde nobis qui concedentibus philosophis antiquis adulescentulis delectamur, etiam uitia saepe iucunda sunt. Naeuos in articulo pueri delectat Alcaeum ; at est corporis macula naeuos ; illi tamen hoc lumen uidebatur. Q. Catulus, huius collegae et familiaris nostri pater, dilexit municipem tuum Roscium in quem etiam illud est eius :

Je m’étais arrêté pour saluer l’Aurore qui se levait
quand soudain, à ma gauche, Roscius se lève.
Permettez-moi de le dire, habitants du ciel,
un mortel m’a paru plus beau que la déesse*.
Constiteram exorientem Auroram forte salutans,
cum subito a laeua Roscius exoritur.
Pace mihi liceat, caelestes, dicere uestra ;
mortalis uisus pulchrior esse deo*.

Plus beau que la déesse, et pourtant il avait et il a encore un strabisme prononcé. Qu’importe, si c’est justement ce que l’autre trouvait piquant et charmant ?

Huic deo pulchrior ; at erat, sicuti hodie est, peruersissimis oculis. Quid refert si hoc ipsum salsum illi et uenustum uidebatur ?

J’en reviens aux dieux. XXIX 80 Doit-on croire que certains, sans loucher à ce point, ont un léger strabisme, que certains ont une envie, d’autres un nez camus, des oreilles pendantes, un front trop grand, une grosse tête, comme nous en avons, nous, ou bien chez eux toutes ces imperfections ont-elles été corrigées ? Admettons ; mais ont-ils aussi tous le même visage ? Si ce n’est pas le cas, il y a nécessairement un visage plus beau qu’un autre et il se trouve donc des dieux qui ne sont pas parfaitement beaux. S’ils ont tous le même visage, force est de reconnaître qu’il y a dans le ciel une Académie florissante : si rien, en effet, ne différencie un dieu d’un autre, il n’y a chez les dieux aucune connaissance, ni aucune perception.

Redeo ad deos. [+] XXIX 80 Ecquos si non tam strabones at paetulos esse arbitramur, ecquos naeuum habere, ecquos silos, flaccos, frontones, capitones, quae sunt in nobis an omnia emendata in illis ? Detur id uobis ; num etiam una est omnium facies ? Nam si plures, aliam esse alia pulchriorem necesse est, igitur aliquis non pulcherrimus deus ; si una omnium facies est, florere in caelo Academiam necesse est ; si enim nihil inter deum et deum differt, nulla est apud deos cognitio, nulla perceptio. [+]

81 Et qu’en est-il, Velléius, s’il est absolument faux que la seule forme qui se présente à nous quand nous pensons à un dieu est celle de l’homme ? Défendras-tu tout de même une thèse aussi absurde ? Il se peut que pour nous elle se présente comme tu le dis : depuis notre enfance nous connaissons Jupiter, Junon, Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon et les autres dieux sous les traits que les peintres et les sculpteurs ont voulu leur donner, et non seulement les traits mais les attributs, l’âge, les vêtements. Or il n’en est pas de même pour les Égyptiens, les Syriens, ni pour presque tous les Barbares : on peut constater qu’ils ont des croyances plus fermes à l’égard de certains animaux que nous n’en avons à l’égard des temples et des statues divines les plus sacrées. 82 Car nous voyons de nombreux sanctuaires pillés et des statues de dieux volées dans les lieux les plus saints par nos compatriotes mais on n’a jamais entendu dire qu’un crocodile, un ibis ou un chat ait été profané par un Égyptien78. À ton avis, Apis, le bœuf sacré des Égyptiens, n’est-il pas un dieu pour les Égyptiens ? Tout autant, ma foi, que la Junon tutélaire de ton pays est pour toi une déesse. Tu ne la vois jamais, même en rêve, sans sa peau de chèvre, son petit bouclier et ses chaussures à pointes relevées. Or ni la Junon d’Argos ni la Junon de Rome ne sont ainsi. Junon a donc une autre forme pour les habitants d’Argos, et une autre encore pour les habitants de Lanuvium79. Et celle de notre Jupiter capitolin est tout autre que celle du Jupiter Hammon des Africains80.

81 Quod si etiam, Vellei, falsum illud omnino est nullam aliam nobis de deo cogitantibus speciem nisi hominis occurrere, tamenne ista tam absurda defendes ? Nobis fortasse sic occurrit ut dicis ; a paruis enim Iouem, Iunonem, Mineruam, Neptunum, Vulcanum, Apollinem, reliquos deos ea facie nouimus qua pictores fictoresque uoluerunt, neque solum facie sed etiam ornatu, aetate, uestitu. At non Aegyptii nec Syri nec fere cuncta barbaria ; firmiores enim uideas apud eos opiniones esse de bestiis quibusdam quam apud nos de sanctissimis templis et simulacris deorum. [+] 82 Etenim fana multa spoliata et simulacra deorum de locis sanctissimis ablata uidemus a nostris, at uero ne fando quidem auditum est crocodilum aut ibin aut faelem uiolatum ab Aegyptio. Quid igitur censes ? Apim illum sanctum Aegyptiorum bouem nonne deum uideri Aegyptiis ? Tam hercle quam tibi illam uestram Sospitam. Quam tu numquam ne in somnis quidem uides nisi cum pelle caprina, cum hasta, cum scutulo, cum calceolis repandis. At non est talis Argia nec Romana Iuno. Ergo alia species Iunonis Argiuis, alia Lanuinis. Et quidem alia nobis Capitolini, alia Afris Hammonis Iouis. [+]

XXX 83 N’est-il pas honteux pour un physicien, c’est-à-dire pour un observateur, un explorateur de la nature, de demander à des esprits tout imprégnés d’habitudes d’attester de la vérité ? On pourra alors aussi bien dire que Jupiter est toujours barbu, Apollon toujours imberbe, que Minerve a les yeux pers et Neptune les yeux bleus. Nous admirons, à Athènes, le Vulcain d’Alcaménès81 : représenté debout et couvert d’un vêtement, il laisse voir une légère claudication, qui n’est pas choquante. Nous aurons donc un dieu boiteux puisque c’est ainsi que nous le montre la tradition. Et dis-moi : est-ce que nous imaginons que les dieux portent les noms que nous leur attribuons ? 84 D’abord, il y a autant de noms de dieux qu’il y a de langages humains. Si toi, tu t’appelles Velléius où que tu ailles, Vulcain en revanche n’a pas le même nom en Italie, en Afrique, en Espagne. D’autre part, le nombre des noms n’est pas grand, même dans nos livres pontificaux82, alors que les dieux sont innombrables : ils n’ont donc pas de noms ? C’est ce que vous êtes obligés d’admettre. Qu’importe, en effet, qu’il y ait plusieurs noms quand ils ont tous même figure ! Quelle belle chose ce serait, Velléius, d’avouer que tu ignores ce que tu ignores plutôt que de te donner la nausée en débitant ces sornettes et d’en être dégoûté ! Penses-tu donc que dieu me ressemble ou te ressemble ? Bien sûr que non.

XXX 83 Non pudet igitur physicum, id est speculatorem uenatoremque naturae, ab animis consuetudine inbutis petere testimonium ueritatis ? Isto enim modo dicere licebit Iouem semper barbatum, Apollinem semper inberbem, caesios oculos Mineruae, caeruleos esse Neptuni. Et quidem laudamus esse Athenis Volcanum eum quem fecit Alcamenes in quo stante atque uestito leuiter apparet claudicatio non deformis. Claudum igitur habebimus deum quoniam de Volcano sic accepimus. Age et his uocabulis esse deos facimus quibus a nobis nominantur ? [+] 84 At primum, quot hominum linguae, tot nomina deorum ; non enim ut tu Velleius quocumque ueneris, sic idem in Italia Volcanus, idem in Africa, idem in Hispania. Deinde nominum non magnus numerus ne in libris pontificiis quidem nostris, deorum autem innumerabilis. An sine nominibus sunt ? Istud quidem ita uobis dicere necesse est ; quid enim attinet cum una facies sit plura esse nomina ? Quam bellum erat, Vellei, confiteri potius nescire quod nescires quam ista effutientem nauseare atque ipsum sibi displicere. An tu mei similem putas esse aut tui deum ? Profecto non putas.

Mais alors, dirai-je que le soleil est un dieu, ou la lune, ou le ciel ? Ils sont donc aussi heureux : mais de quels plaisirs jouissent-ils ? Ils sont également sages : mais comment la sagesse peut-elle se loger dans un tronc de ce genre ? Ce sont là vos arguments. 85 Si donc, comme je l’ai montré, les dieux n’ont pas l’apparence humaine, et si, comme tu le crois fermement, ils n’ont pas celle que je viens d’évoquer, pourquoi hésites-tu à dire qu’ils n’existent pas ? Tu n’oses pas. Cela est sage sans doute, bien que, sur ce sujet, tu redoutes les dieux eux-mêmes et non le peuple. Je connais personnellement des épicuriens qui vénèrent des statuettes de toute sorte ; pourtant je constate que certains considèrent qu’Épicure a laissé subsister les dieux en paroles seulement, pour ne pas offenser les Athéniens, tout en les supprimant en réalité. Ainsi, dans le choix de ses aphorismes que vous appelez Maximes capitales, la première, je crois, est celle-ci : “L’être bienheureux et immortel n’a pas de soucis et n’en cause pas à autrui”83. XXXI Pour certains, la formulation de cette maxime est intentionnelle alors qu’elle résulte d’une incapacité à s’exprimer clairement : c’est faire injure à un homme dépourvu de toute malice. 86 Il y a en effet équivoque : veut-il dire qu’il existe un être bienheureux et immortel ou bien que cet être, s’il existe, est tel qu’il le dit ? On ne prend pas garde que si, en l’occurrence, son langage est ambigu, en beaucoup d’autres endroits, Épicure lui-même et Métrodore s’expriment avec autant de clarté que tu l’as fait toi-même tout à l’heure. Épicure croit vraiment à l’existence des dieux et je n’ai jamais vu personne craindre plus que lui ce qui, à l’entendre, n’est pas à craindre, je veux dire la mort et les dieux. Les hommes ordinaires ne s’en émeuvent pas tellement mais lui crie bien haut que tous les mortels sont frappés de terreur. Des milliers d’hommes se livrent au brigandage en bravant la mort, d’autres pillent les temples, tant qu’ils peuvent : apparemment la crainte de la mort terrifie les premiers et la crainte des dieux les seconds !

Quid ergo, solem dicam aut lunam aut caelum deum ? Ergo etiam beatum ? Quibus fruentem uoluptatibus ? Et sapientem ? Qui potest esse in eius modi trunco sapientia ? Haec uestra sunt. [+] 85 Si igitur nec humano, quod docui, nec tali aliquo, quod tibi ita persuasum est, quid dubitas negare deos esser ? Non audes. Sapienter id quidem etsi hoc loco non populum metuis sed ipsos deos. Noui ego Epicureos omnia sigilla uenerantes. Quamquam uideo nonnullis uideri Epicurum ne in offensionem Atheniensium caderet, uerbis reliquisse deos, re sustulisse. Itaque in illis selectis eius breuibusque sententiis, quas appellatis κυρίας δόξας, haec, ut opinor, prima sententia est : “Quod beatum et immortale est, id nec habet nec exhibet cuiquam negotium.” XXXI In hac ita exposita sententia sunt qui existiment quod ille inscitia plane loquendi fecerit fecisse consulto ; de homine minime uafro male existimant. [+] 86 Dubium est enim utrum dicat aliquid esse beatum et inmortale an, si quod sit, id esse tale. Non animaduertunt hic eum ambigue locutum esse sed multis aliis locis et illum et Metrodorum tam aperte quam paulo ante te. Ille uero deos esse putat nec quemquam uidi qui magis ea quae timenda esse negaret timeret, mortem dico et deos ; quibus mediocres homines non ita ualde mouentur, his ille clamat omnium mortalium mentes esse perterritas. Tot milia latrocinantur morte proposita, alii omnia quae possunt fana conpilant ; credo aut illos mortis timor terret aut hos religionis. [+]

87 Mais puisque tu n’as pas l’audace – je vais maintenant m’adresser à Épicure lui-même – de dire que les dieux n’existent pas, qu’est-ce qui t’empêche de compter le soleil ou le monde ou quelque intelligence éternelle au nombre des dieux84 ? “Je n’ai jamais vu, dit-il, une âme douée de raison et de réflexion dans un être qui n’ait pas forme humaine.” – Mais quoi ? As-tu jamais rien vu de semblable au soleil ou à la lune ou aux cinq astres errants ? Le soleil, qui inscrit son mouvement entre les deux points extrêmes d’un seul cercle, achève ses courses en un an ; la lune, éclairée par les rayons du soleil, accomplit en un mois cette révolution solaire. Les cinq planètes, suivant le même cercle, les unes plus près, les autres plus loin de la terre, partent du même point pour parcourir les mêmes zones en des temps inégaux. As-tu jamais rien vu de comparable, Épicure ? 88 Eh bien, nions l’existence du soleil, de la lune, des planètes, puisque rien ne peut exister que nous n’ayons touché ou vu. Mais dieu lui-même, l’as-tu jamais vu ? Pourquoi donc crois-tu qu’il existe ? Supprimons dès lors tout ce que l’histoire ou les découvertes de la raison nous apportent : c’est ainsi que des hommes habitant à l’intérieur des terres ne croient pas à l’existence de la mer. Que penser d’une pareille étroitesse d’esprit ? Par exemple, si tu étais né à Sériphe85 et si tu n’étais jamais sorti de cette île, où tu aurais vu souvent des levrauts et des renardeaux, tu ne croirais pas qu’il existe des lions et des panthères quand on t’en ferait la description ; et si on te parlait d’un éléphant, tu croirais même qu’on se moque de toi !

87 Sed quoniam non audes (iam enim cum ipso Epicuro loquar) negare esse deos, quid est quod te inpediat aut solem aut mundum aut mentem aliquam sempiternam in deorum numero ponere ? “Numquam uidi, inquit, animam rationis consilique participem in ulla alia nisi humana figura.” Quid ? Solis numquidnam aut lunae aut quinque errantium siderum simile uidisti ? Sol duabus unius orbis ultimis partibus definiens motum cursus annuos conficit ; huius hanc lustrationem eiusdem incensa radiis menstruo spatio luna complet ; quinque autem stellae eundem orbem tenentes, aliae propius a terris, aliae remotius, ab isdem principiis disparibus temporibus eadem spatia conficiunt. Numquid tale, Epicure, uidisti ? [+] 88 Ne sit igitur sol, ne luna, ne stellae quoniam nihil esse potest nisi quod attigimus aut uidimus. Quid ? Deum ipsum numne uidisti ? Cur igitur credis esse ? Omnia tollamus ergo quae aut historia nobis aut ratio noua adfert. Ita fit ut mediterranei mare esse non credant. Quae sunt tantae animi angustiae ? Vt, si Seriphi natus esses nec umquam egressus ex insula in qua lepusculos uulpeculasque saepe uidisses, non crederes leones et pantheras esse cum tibi quales essent dicerentur ; si uero de elephanto quis diceret, etiam rideri te putares. [+]

89 Mais toi, Velléius, suivant la pratique des dialecticiens – et non celle de ton école, qui ignore totalement la logique –, tu as rigoureusement composé ton argumentation. Tu as posé comme prémisses que les dieux sont heureux : nous le concédons. Or personne, dis-tu, ne peut être heureux sans la vertu ; cela aussi, nous l’accordons, et très volontiers. XXXII Mais la vertu ne peut exister sans la raison ; de cela aussi, nous devons convenir. Tu ajoutes que la raison ne peut exister que dans un être à figure humaine : qui, à ton avis, t’accordera cela ? En effet, s’il en était ainsi, quel besoin avais-tu d’arriver pas à pas à ta conclusion ? Tu n’avais qu’à la poser en usant de ton plein droit. Que signifie ton raisonnement à petits pas ? Je vois comment tu es passé progressivement du bonheur à la vertu, de la vertu à la raison : mais comment en viens-tu de la raison à la figure humaine ? C’est tomber tête la première et non descendre.

89 Et tu quidem, Vellei, non uestro more sed dialecticorum – quae funditus gens uestra non nouit – argumenti sententiam conclusisti. Beatos esse deos sumpsisti ; concedimus. Beatum autem esse sine uirtute neminem posse ; id quoque damus et libenter quidem. XXXII Virtutem autem sine ratione constare non posse ; conueniat id quoque necesse est. Adiungis nec rationem esse nisi in hominis figura. Quem tibi hoc daturum putas ? Si enim ita esset quid opus erat te gradatim istuc peruenire ? Sumpsisses tuo iure. Quod autem est istuc gradatim ? Nam a beatis ad uirtutem, a uirtute ad rationem uideo te uenisse gradibus ; a ratione ad humanam figuram quo modo accedis ? Praecipitare istuc quidem est, non descendere. [+]

90 Et je ne comprends vraiment pas pourquoi Épicure a préféré dire que les dieux ressemblent aux hommes plutôt que les hommes aux dieux. Tu vas me demander quelle différence cela fait : si en effet une chose ressemble à une autre, cette autre ressemble à la première. J’entends bien, mais ce que je veux dire, c’est que les dieux n’ont pas reçu des hommes leur forme extérieure. Car les dieux ont toujours existé, ils n’ont jamais eu de naissance si du moins ils doivent être éternels. Au contraire, les hommes ont eu une naissance ; la forme humaine était donc antérieure aux hommes et c’était la forme des dieux immortels. On ne doit donc pas dire qu’ils ont forme humaine mais que la nôtre est divine

90 Nec uero intellego cur maluerit Epicurus deos hominum similes dicere quam homines deorum. Quaeres quid intersit ; si enim hoc illi simile sit, esse illud huic. Video ; sed hoc dico, non ab hominibus formae figuram uenisse ad deos ; di enim semper fuerunt, nati numquam sunt si quidem aeterni sunt futuri ; at homines nati ; ante igitur humana forma quam homines, ea qua erant forma dii inmortales ; non ergo illorum humana forma sed nostra diuina dicenda est.

Mais qu’il en soit comme vous voudrez ; ce que je cherche à comprendre, c’est ceci : quelle fortune exceptionnelle – puisque selon vous rien dans la nature n’a été fait rationnellement – 91 quel hasard exceptionnel, vraiment, a produit une rencontre d’atomes si heureuse que, soudain, des hommes sont nés avec la forme des dieux ? Croirons-nous que des semences de dieux sont tombées du ciel sur la terre86 et qu’ainsi sont apparus des hommes semblables à leurs pères ? Je voudrais vous l’entendre dire : cette parenté avec les dieux, je la reconnaîtrais sans me faire prier. Mais vous ne dites rien de tel : c’est le hasard, dites-vous, qui nous a faits semblables aux dieux.

Verum hoc quidem ut uoletis ; illud quaero, quae fuerit tanta fortuna (nihil enim ratione in rerum natura factum esse uultis) [+] 91 ❖ sed tamen quis iste tantus casus, unde tam felix concursus atomorum ut repente homines deorum forma nascerentur ? Seminane deorum decidisse de caelo putamus in terras et sic homines patrum similes extitisse ? Vellem diceretis ; deorum cognationem agnoscerem non inuitus. Nihil tale dicitis sed casu esse factum ut essemus similes deorum.

Dois-je maintenant chercher des arguments pour réfuter cette thèse ? Si seulement je pouvais trouver la vérité aussi facilement que je peux dénoncer l’erreur !

Et nunc argumenta quaerenda sunt quibus hoc refellatur. Vtinam tam facile uera inuenire possim quam falsa conuincere !

XXXIII Tu as énuméré les opinions des philosophes sur la nature des dieux depuis Thalès de Milet, en t’exprimant avec exactitude et abondance : agréable surprise qu’une science si vaste chez un Romain ! 92 Et t’ont-ils paru délirer tous ceux qui ont jugé que dieu pouvait exister sans mains ni pieds ? Une réflexion sur l’utilité et l’heureuse disposition des membres humains ne vous conduit-elle pas à penser que les dieux n’ont pas besoin de nos membres ? À quoi bon des pieds, si on ne marche pas ? des mains, si on n’a rien à saisir ? À quoi bon l’économie des autres parties du corps, dans lesquelles rien n’est vain, rien n’est sans raison d’être, rien n’est superflu si bien qu’aucun art ne peut rivaliser avec l’habileté de la nature ? Dieu aura donc une langue et ne parlera pas, des dents, un palais, un gosier qui ne serviront à rien87 ; les organes dont la nature a pourvu le corps en vue de la procréation, dieu les possédera en pure perte. Et ce n’est pas moins vrai pour les organes externes que pour les organes internes, cœur, poumons, foie et le reste : si on leur ôte l’utilité, quelle est leur beauté ? Je vous demande cela puisque c’est à cause de leur beauté que vous voulez en doter la divinité.

XXXIII Etenim enumerasti memoriter et copiose, ut mihi quidem admirari luberet in homine esse Romano tantam scientiam, usque a Thale Milesio de deorum natura philosophorum sententias. [+] 92 Omnesne tibi illi delirare uisi sunt qui sine manibus et pedibus constare deum posse decreuerint ? Ne hoc quidem uos mouet considerantis, quae sit utilitas quaeque oportunitas in homine membrorum, ut iudicetis membris humanis deos non egere ? Quid enim pedibus opus est sine ingressu, quid manibus si nihil conprehendendum est, quid reliqua discriptione omnium corporis partium, in qua nihil inane, nihil sine causa, nihil superuacuaneum est, itaque nulla ars imitari sollertiam naturae potest. Habebit igitur linguam deus et non loquetur, dentes, palatum, fauces nullum ad usum, quaeque procreationis causa natura corpori adfinxit ea frustra habebit deus ; nec externa magis quam interiora, cor, pulmones, iecur, cetera, quae detracta utilitate quid habent uenustatis, quando quidem haec esse in deo propter pulchritudinem uoltis ? [+]

93 Est-ce en se fondant sur de pareilles rêveries qu’Épicure, que Métrodore, qu’Hermarque ont critiqué Pythagore, Platon, Empédocle et que, non seulement eux mais même une vulgaire courtisane, Léontion, a osé s’attaquer à Théophraste88 ? Certes son style était élégant, et attique, mais tout de même ! Tant était grande la licence qui régnait au Jardin d’Épicure ! Et avec cela, vous ne cessez de vous plaindre ; Zénon était même chicanier. Que dire d’Albucius ? Quant à Phèdre, nul n’était plus raffiné, plus courtois, mais dans sa vieillesse, il se mettait en colère si je m’exprimais avec un peu de vivacité alors qu’Épicure a malmené Aristote outrageusement, a honteusement dénigré Phédon, le disciple de Socrate, a écrit des livres entiers pour écraser Timocrate, le frère de son compagnon Métrodore, à cause de je ne sais quelle controverse philosophique, s’est montré ingrat envers Démocrite lui-même, qu’il a suivi, a traité si indignement son maître Nausiphane, qui ne lui avait rien appris ! XXXIV Quant à Zénon, non seulement il perçait de ses traits médisants ses contemporains, Apollodore, Sillis et les autres, mais il se servait du mot latin scurra pour dire de Socrate en personne, le père de la philosophie, qu’il avait été le bouffon d’Athènes ; il n’appelait jamais Chrysippe autrement que Chrysippa. 94 Toi-même, quand tout à l’heure tu récitais, tel un censeur au Sénat, la liste des philosophes, tu disais que ces hommes éminents divaguaient, déliraient, étaient frappés de démence. Mais si aucun d’eux n’a vu vrai sur la nature des dieux, il est à craindre que celle-ci n’existe pas du tout. Car tout ce que vous racontez là-dessus, ce sont des contes en l’air, tout juste bons pour des petites vieilles, le soir, à la veillée. Vous ne vous rendez pas compte des nombreuses difficultés qu’il vous faudrait affronter si vous obteniez de nous cette concession que les dieux et les hommes ont même figure. Vous devriez assigner à dieu tous les exercices physiques et les soins corporels qui sont propres à l’homme : marcher, courir, se coucher, se baisser, s’asseoir, prendre dans ses mains, voire enfin converser et faire des discours. 95 Et pour ce qui est des divinités mâles et femelles, dont vous affirmez l’existence, vous voyez ce qui s’ensuit. Pour ma part, je n’en finis pas de me demander comment votre grand maître en est venu à des idées pareilles. Mais vous ne cessez de crier bien haut qu’il faut sauvegarder la notion du bonheur et de l’immortalité de dieu. Mais qu’est-ce qui l’empêche d’être heureux, s’il n’est pas bipède ? Pourquoi votre beatitas (félicité) ou beatitudo (béatitude)89, comme on voudra – les deux mots sont rébarbatifs mais il faut les adoucir par l’usage –, enfin ce bonheur, quel qu’il soit, ne peut-il échoir au soleil lointain ou à notre monde ou à quelque intelligence éternelle n’ayant ni figure ni membres ? 96 Tout ce que tu trouves à dire, c’est : “Je n’ai jamais vu un soleil ou un monde heureux.” Mais quoi ? As-tu jamais vu un autre monde que le nôtre ? Tu répondras “non”. Pourquoi alors as-tu osé dire qu’il existe, je ne dis pas six cent mille mondes mais des mondes innombrables ? “La raison nous l’a appris.” La raison ne t’apprendra-t-elle pas que, quand nous recherchons un être éminent et en même temps heureux et éternel, ce qui est le privilège de la nature divine, tout comme cet être a sur nous l’avantage de l’immortalité, il nous surpasse aussi par la supériorité de l’esprit et de même par celle du corps comme par celle de l’esprit. Pourquoi donc, si nous lui sommes inférieurs sur tous les plans, serions-nous égaux par la forme ? C’était la vertu humaine, plutôt que l’aspect extérieur, qui nous faisait ressembler aux dieux.

93 ❖ Istisne fidentes somniis non modo Epicurus et Metrodorus et Hermarchus contra Pythagoram, Platonem, Empedoclemque dixerunt sed meretricula etiam Leontium contra Theophrastum scribere ausa est – scito illa quidem sermone et Attico, sed tamen ! Tantum Epicuri hortus habuit licentiae. Et soletis queri ; Zeno quidem etiam litigabat. Quid dicam Albucium ? Nam Phaedro nihil elegantius, nihil humanius sed stomachabatur senex si quid asperius dixeram, cum Epicurus Aristotelem uexarit contumeliosissime, Phaedoni Socratico turpissime male dixerit, Metrodori sodalis sui fratrem Timocraten, quia nescio quid in philosophia dissentiret, totis uoluminibus conciderit, in Democritum ipsum quem secutus est fuerit ingratus, Nausiphanem, magistrum suum, a quo nihil didicerat, tam male acceperit. XXXIV Zeno quidem non eos solum qui tum erant, Apollodorum, Sillim, ceteros, figebat maledictis, sed Socraten ipsum, parentem philosophiae, Latino uerbo utens scurram Atticum fuisse dicebat, Chrysippum numquam nisi Chrysippam uocabat. [+] 94 Tu ipse paulo ante, cum tamquam senatum philosophorum recitares, summos uiros desipere, delirare, dementis esse dicebas. Quorum si nemo uerum uidit de natura deorum, uerendum est ne nulla sit omnino. Nam ista quae uos dicitis sunt tota commenticia, uix digna lucubratione anicularum. Non enim sentitis quam multa uobis suspicienda sint si impetraritis ut concedamus eandem hominum esse et deorum figuram. Omnis cultus et curatio corporis erit eadem adhibenda deo quae adhibetur homini, ingressus, cursus, accubitio, inclinatio, sessio, conprehensio, ad extremum etiam sermo et oratio. [+] 95 ❖ Nam quod et maris deos et feminas esse dicitis, quid sequatur uidetis. Equidem mirari satis non possum unde ad istas opiniones uester ille princeps uenerit. Sed clamare non desinitis retinendum hoc esse, deus ut beatus inmortalisque sit. Quid autem obstat quo minus sit beatus si non sit bipes aut ista siue beatitas siue beatitudo dicenda est (utrumque omnino durum sed usu mollienda nobis uerba sunt), uerum ea quaecumque est cur aut in solem illum aut in hunc mundum aut in aliquam mentem aeternam figura membrisque corporis uacuam cadere non potest ? [+] 96 Nihil aliud dicis nisi “Numquam uidi solem aut mundum beatum.” Quid ? Mundum praeter hunc umquamne uidisti ? Negabis. Cur igitur non sescenta milia esse mundorum sed innumerabilia ausus es dicere ? “Ratio docuit.” Ergo hoc te ratio non docebit, cum praestantissima natura quaeratur eaque beata et aeterna, quae sola diuina natura est, ut inmortalitate uincamur ab ea natura sic animi praestantia uinci atque ut animi item corporis ? Cur igitur, cum ceteris rebus inferiores simus, forma pares sumus ? Ad similitudinem enim deorum propius accedebat humana uirtus quam figura. [+]

XXXV 97 Peut-on rien dire d’aussi puéril – pour insister un moment encore sur le même sujet – que de nier l’existence des espèces de gros animaux qu’on trouve dans la mer Rouge ou en Inde ? Pourtant même les chercheurs les plus acharnés ne peuvent rassembler autant d’informations qu’il y a d’espèces vivant sur la terre, dans la mer, dans les marais, dans les fleuves : allons-nous dire qu’elles n’existent pas parce que nous ne les avons jamais vues ?

XXXV 97 An quicquam tam puerile dici potest (ut eundem locum diutius urgeam) quam si ea genera beluarum quae in rubro mari Indiaue gignantur nulla esse dicamus ? Atqui ne curiosissimi quidem homines exquirendo audire tam multa possunt quam sunt multa quae terra, mari, paludibus, fluminibus existunt ; quae negemus esse quia numquam uidimus ?

Quant à cette ressemblance elle-même, qui vous charme tellement, quel rapport avec le sujet ? Le chien ne ressemble-t-il pas au loup ? Et, comme dit Ennius,

Ipsa uero quam nihil ad rem pertinet, quae uos delectat maxime, similitudo. Quid ? Canis nonne similis lupo, atque, ut Ennius,

le singe, cette horrible bête, comme il nous ressemble !* ;
simia quam similis turpissima bestia nobis* ;

les caractères, pourtant, sont bien différents. L’éléphant est le plus intelligent des animaux mais quelle bête a un aspect plus monstrueux ? 98 Je parle des animaux mais, parmi les hommes eux-mêmes, n’y en a-t-il pas qui, très semblables par l’apparence extérieure, diffèrent par le caractère ou qui, avec un caractère semblable, diffèrent par l’apparence extérieure ? Une fois que nous adoptons une argumentation de ce genre, Velléius, il faut voir jusqu’où elle nous entraîne : tu posais comme principe que la raison ne peut exister que chez un être à figure humaine. Un autre posera comme principe qu’elle ne peut exister que chez un être terrestre, ou encore qui a eu une naissance, qui a grandi, qui a reçu une éducation, qui se compose d’une âme et d’un corps, périssable et faible, enfin chez un homme, un mortel. Mais si vous vous opposez à toutes ces conditions, pourquoi te préoccupes-tu seulement de la forme ? Tu constatais que la raison et l’intelligence coexistent chez l’homme avec toutes les caractéristiques que j’ai énoncées ; si on les retranche, tu dis que tu reconnais pourtant dieu pourvu que subsistent les contours du corps. Ce n’est pas là faire un examen sérieux mais parler pour ainsi dire au petit bonheur !

at mores in utroque dispares. Elephanto beluarum nulla prudentior ; at figura quae uastior ? [+] 98 De bestiis loquor. Quid ? Inter ipsos homines nonne et simillimis formis dispares mores et moribus <paribus> figura dissimilis ? Etenim si semel, Vellei, suscipimus genus hoc argumenti, attende quo serpat. Tu enim sumebas nisi in hominis figura rationem inesse non posse ; sumet alius nisi in terrestri, nisi in eo qui natus sit, nisi in eo qui adoleuerit, nisi in eo qui didicerit, nisi in eo qui ex animo constet et corpore caduco et infirmo, postremo nisi in homine atque mortali. Quod si in omnibus his rebus obsistis, quid est quod te forma una conturbet ? His enim omnibus quae proposui adiunctis in homine rationem esse et mentem uidebas ; quibus detractis deum tamen nosse te dicis, modo liniamenta maneant. Hoc est non considerare sed quasi sortiri quid loquare. [+]

99 Mais peut-être n’as-tu pas remarqué ceci : non seulement dans un homme, mais même dans un arbre, tout ce qui est superflu ou sans utilité est une gêne. Comme il est pénible d’avoir un doigt de trop ! Pourquoi cela ? parce que nos cinq doigts n’ont pas besoin d’un sixième ni pour la beauté ni pour l’utilité. Mais ton dieu n’a pas seulement un doigt en excédent, mais la tête, le cou, la nuque, les côtes, le ventre, le dos, les mollets, les mains, les pieds, les cuisses, les jambes. Si c’est pour lui assurer l’immortalité, qu’est-ce que les membres, le visage même ont d’essentiel pour la vie ? Elle dépend plutôt du cerveau, du cœur, des poumons, du foie : voilà les organes où résident la vie. Les traits du visage ne concourent en rien au maintien de la vie.

99 Nisi forte ne hoc quidem adtendis, non modo in homine sed etiam in arbore quicquid superuacuaneum sit aut usum non habeat obstare. Quam molestum est uno digito plus habere ! Quid ita ? Quia nec speciem nec usum alium quinque desiderant. Tuus autem deus non digito uno redundat sed capite, collo, ceruicibus, lateribus, aluo, tergo, poplitibus, manibus, pedibus, feminibus, cruribus. Si ut inmortalis sit, quid haec ad uitam membra pertinent, quid ipsa facies ? Magis illa cerebrum, cor, pulmones, iecur ; haec enim sunt domicilia uitae ; oris quidem habitus ad uitae firmitatem nihil pertinet. [+]

XXXVI 100 Et tu blâmais ceux qui, devant la magnificence et la splendeur de l’œuvre, voyant le monde ainsi que ses membres, le ciel, les terres, les mers et cette parure que lui sont le soleil, la lune et les étoiles, ayant appris à connaître la régularité des saisons, leurs changements et leurs alternances, ont soupçonné l’existence d’une nature excellente et éminente qui, après avoir créé toutes ces choses, les faisait mouvoir, les dirigeait, les gouvernait ? Ceux-là, même si leur conjecture les conduit à l’erreur, je vois pourtant ce qui les guide. Mais toi enfin, quel chef-d’œuvre achevé peux-tu nous présenter qui apparaisse comme la production d’une intelligence divine et te fasse soupçonner qu’il existe des dieux ? “J’avais, dis-tu, une certaine prénotion du dieu implantée dans mon esprit.” Oui, et aussi de Jupiter barbu, de Minerve casquée : crois-tu donc qu’ils sont comme cela ? 101 Combien sont préférables les croyances de la foule ignorante, qui ne se contente pas d’attribuer à dieu les membres de l’homme mais aussi l’usage de ces membres ! Ils lui donnent un arc, des flèches, une lance, un bouclier, un trident, un foudre et, s’ils ne voient pas quelles actions les dieux réalisent, du moins ne peuvent-ils concevoir un dieu qui n’agit pas. Les Égyptiens eux-mêmes, dont on se moque, n’ont divinisé aucune bête qui ne leur fût de quelque utilité : ainsi les ibis détruisent une énorme quantité de serpents, car ce sont des oiseaux de grande taille, avec des pattes rigides et un bec de corne allongé. Ils protègent l’Égypte d’un fléau, en tuant et en mangeant les serpents ailés que le vent d’Afrique amène du désert de Libye ; ils les empêchent ainsi de nuire par leurs morsures quand ils sont en vie, et par leur puanteur quand ils sont morts. Je pourrais parler de l’utilité des ichneumons, des crocodiles, des chats, mais je ne veux pas m’étendre trop90. Je conclurai en disant qu’après tout, ces animaux ont été divinisés par les Barbares en raison des bienfaits qu’ils apportent tandis que vos dieux à vous, loin d’exercer aucun bienfait, ne font rien du tout. 102 “Dieu, dit-il, n’a rien à faire.”91 Manifestement, pour Épicure, comme pour les enfants gâtés, rien ne vaut la récréation.

XXXVI 100 Et eos uituperabas qui ex operibus magnificis atque praeclaris, cum ipsum mundum, cum eius membra, caelum, terras, maria, cumque horum insignia, solem, lunam, stellasque uidissent cumque temporum maturitates, mutationes, uicissitudinesque cognouissent, suspicati essent aliquam excellentem esse praestantemque naturam quae haec effecisset, moueret, regeret, gubernaret. Qui etiam si aberrant a coniectura, uideo tamen quid sequantur ; tu quod opus tandem magnum et egregium habes quod effectum diuina mente uideatur ex quo esse deos suspicere ? “Habebam, inquis, in animo insitam informationem quandam dei.” Et barbati quidem Iouis, galeatae Mineruae ; num igitur esse talis putas ? [+] 101 Quanto melius haec uulgus imperitorum qui non membra solum hominis deo tribuant sed usum etiam membrorum ; dant enim arcum, sagittas, hastam, clipeum, fuscinam, fulmen et si actiones quae sint deorum non uident, nihil agentem tamen deum non queunt cogitare. Ipsi qui inridentur Aegyptii nullam beluam nisi ob aliquam utilitatem quam ex ea caperent consecrauerunt ; uelut ibes maximam uim serpentium conficiunt cum sint aues excelsae, cruribus rigidis, corneo proceroque rostro ; auertunt pestem ab Aegypto cum uolucris anguis ex uastitate Libyae uento Africo inuectas interficiunt atque consumunt, ex quo fit ut illae nec morsu uiuae noceant nec odore mortuae. Possum de ichneumonum utilitate, de crocodilorum, de faelium dicere sed nolo esse longus. Ita concludam tamen beluas a barbaris propter beneficium consecratas uestrorum deorum non modo beneficium nullum extare sed ne factum quidem omnino. [+] 102 “Nihil habet, inquit, negotii.” Profecto Epicurus quasi pueri delicati nihil cessatione melius existimat.

XXXVII Mais les enfants eux-mêmes, quand ils se récréent, aiment pourtant se donner de l’exercice pour s’amuser : voulons-nous donc que dieu, ainsi en vacances, s’assoupisse dans l’inactivité au point que nous devions craindre, s’il bouge, qu’il ne puisse plus être heureux ? Parler ainsi, ce n’est pas seulement priver les dieux du mouvement et de l’activité, c’est aussi rendre les hommes inactifs puisque dieu lui-même, s’il agit, ne peut être heureux.

XXXVII At ipsi tamen pueri etiam cum cessant exercitatione aliqua ludicra delectantur ; deum sic feriatum uolumus cessatione torpere ut, si commouerit, uereamur ne beatus esse non possit ? Haec oratio non modo deos spoliat motu et actione diuina sed etiam homines inertis efficit si quidem agens aliquid ne deus quidem esse beatus potest.

103 Mais admettons que dieu, comme vous le voulez, soit l’image et le portrait de l’homme ; quelle est sa demeure, sa résidence ? en quel lieu ? et puis quelle vie mène-t-il ? en quoi consiste le bonheur que vous lui attribuez ? Pour être heureux, il faut user de ses biens et en jouir. Les éléments eux-mêmes, inanimés, ont chacun une région qui lui est propre : la terre occupe la partie la plus basse, l’eau submerge la terre, la région supérieure est assignée à l’air et la zone la plus haute aux feux de l’éther. Parmi les animaux, les uns sont terrestres, d’autres aquatiques, d’autres encore sont amphibies et vivent dans les deux milieux. Certains mêmes, croit-on, naissent du feu et on les voit souvent voltiger dans des fournaises ardentes92. 104 C’est pourquoi je vous demande où habite votre dieu, ensuite quel motif le fait se déplacer, si cela lui arrive, enfin, le propre des êtres animés étant de rechercher un bien approprié à leur nature, quel bien recherche dieu, et à quelle fin fait-il usage de son intelligence et de sa raison ? En dernier lieu, de quelle manière est-il heureux, de quelle manière est-il éternel ? Quel que soit celui de ces points que tu abordes, c’est là que le bât te blesse : un raisonnement qui part de si mauvaises prémisses ne peut être que sans issue. 105 Tu soutenais en effet que la forme de dieu est perçue par la pensée et non par les sens, qu’elle est dépourvue de toute consistance et ne conserve pas une même individualité, que la vision que nous en avons s’opère grâce à la succession de ressemblances sans que cesse jamais l’afflux d’images semblables formées par un nombre infini d’atomes : il en résulte que notre esprit, fixant son attention sur ces formes, conçoit que cet être est bienheureux et éternel. XXXVIII Mais enfin, par les dieux mêmes dont nous parlons, qu’est-ce que cela signifie ? Si les dieux n’existent que dans la pensée, s’ils n’ont aucune consistance, aucun relief, quelle différence y a-t-il à évoquer par la pensée un hippocentaure ou un dieu ? Tous les autres philosophes appellent vaine impulsion toute représentation mentale de cette nature, mais vous dites, vous, que c’est l’arrivée et l’entrée d’images dans notre esprit. 106 Ainsi, par exemple, quand je crois voir Tibérius Gracchus en train de prononcer une harangue au Capitole, alors qu’il fait procéder au vote sur l’affaire de Marcus Octavius93, je dis qu’il s’agit alors d’une vaine impulsion de l’esprit mais, pour toi, ce sont les images de Gracchus et d’Octavius qui subsistent et se présentent à mon esprit quand j’arrive au Capitole. Il se produit la même chose, dites-vous, quand il s’agit de dieu, dont l’apparence extérieure frappe souvent l’esprit et nous fait comprendre qu’ils sont bienheureux et éternels. 107 Suppose qu’il y ait des images venant frapper les esprits : c’est seulement une certaine forme qui se présente. Pourquoi serait-elle par surcroît heureuse et éternelle ?

103 Verum sit sane, ut uultis, deus effigies hominis et imago ; quod eius est domicilium, quae sedes, qui locus, quae deinde actio uitae, quibus rebus id quod uultis, beatus est ? Vtatur enim suis bonis oportet <et> fruatur qui beatus futurus est. Nam locus quidem his etiam naturis, quae sine animis sunt, suus est cuique proprius, ut terra infimum teneat, hanc inundet aqua, superior <aeri>, aetheris ignibus altissima ora reddatur ; bestiarum autem terrenae sunt aliae, partim aquatiles, aliae quasi ancipites in utraque sede uiuentes ; sunt quaedam etiam quae igne nasci putentur appareantque in ardentibus fornacibus saepe uolitantes. [+] 104 Quaero igitur uester deus primum ubi habitet, deinde quae causa eum loco moueat, si modo mouetur aliquando, postremo cum hoc proprium sit animantium ut aliquid appetant quod sit naturae accommodatum, deus quid appetat, ad quam denique rem motu mentis ac rationis utatur, postremo quo modo beatus sit, quo modo aeternus. Quicquid enim horum attigeris ulcus est ; ita male instituta ratio exitum reperire non potest. [+] 105 ❖ Sic enim dicebas speciem dei percipi cogitatione non sensu nec esse in ea ullam soliditatem neque eandem ad numerum permanere eamque esse eius uisionem ut similitudine et transitione cernatur neque deficiat umquam ex infinitis corporibus similium accessio ex eoque fieri ut in haec intenta mens nostra beatam illam naturam et sempiternam putet. XXXVIII Hoc, per ipsos deos de quibus loquimur, quale tandem est ? Nam si tantum modo ad cogitationem ualent nec habent ullam soliditatem nec eminentiam quid interest utrum de hippocentauro an de deo cogitemus ? Omnem enim talem conformationem animi ceteri philosophi motum inanem uocant, uos autem aduentum in animos et introitum imaginum dicitis. [+] 106 ❖ Vt igitur, Ti. Gracchum cum uideor contionantem in Capitolio uidere de M. Octauio deferentem sitellam, tum eum motum animi dico esse inanem, tu autem et Gracchi et Octaui imagines remanere, quae in Capitolium cum peruenerims tum ad animum meum referantur – hoc idem fieri in deo cuius crebra facie pellantur animi ex quo esse beati atque aeterni intellegantur. [+] 107 ❖ Fac imagines esse quibus pulsentur animi ; species dumtaxat obicitur quaedam ; num etiam cur ea beata sit, cur aeterna ?

Mais que sont ces images dont vous parlez, et d’où viennent-elles ? C’est de Démocrite que vient cette théorie fantaisiste mais lui-même a été beaucoup critiqué et, vous non plus, vous ne vous en sortez pas : tout le système est chancelant et boiteux. Qu’y a-t-il de moins probable que le fait que des images de tous et de n’importe qui se présentent à moi, celles d’Homère, d’Archiloque, de Romulus, de Numa, de Pythagore, de Platon – sans avoir d’ailleurs la forme qu’ils avaient de leur vivant. Comment donc se présentent-ils et de qui sont ces images ? Aristote94 nous apprend que le poète Orphée n’a jamais existé et le poème orphique que nous connaissons est, selon les pythagoriciens, l’œuvre d’un certain Cercops. Pourtant Orphée, c’est-à-dire selon vous son image, se présente souvent à mon esprit. 108 Comment expliquer que du même homme nous ayons, toi et moi, des images différentes ? que nous en ayons d’êtres qui n’ont absolument jamais existé ni pu exister, comme Scylla, comme la Chimère ? ou de personnages, de lieux, de villes que nous n’avons jamais vus ? Comment expliquer qu’une image soit à ma disposition dès qu’il m’en prend fantaisie95 ? ou que des images viennent sans que je les aie appelées pendant que je dors ? Toute votre théorie, Velléius, est une improvisation sans conséquence ! Et vous ne vous contentez pas d’imposer vos images à nos yeux, vous les imposez aussi à nos esprits. Voilà comme vous répandez votre babil en toute impunité. XXXIX 109 Et vraiment vous abusez : “Il se produit une succession ininterrompue d’images si bien qu’un grand nombre n’en laisse percevoir qu’une seule.” Je rougirais de dire que je ne comprends pas, si vous compreniez vous-mêmes, vous qui défendez cette thèse. Comment prouves-tu que l’apport des images est continu, ou, s’il est continu, comment est-il éternel ? “Le nombre infini des atomes y pourvoit”, dit-on. Direz-vous que cette même infinité rendra toutes choses éternelles ? Tu cherches refuge dans la loi d’équilibre (c’est ainsi, avec ta permission, que nous traduirons isonomia – ἰσονομία) et tu affirmes que, puisqu’il existe une nature mortelle, il doit aussi en exister une immortelle. À ce compte, puisqu’il y a des hommes mortels, il pourrait exister des hommes immortels et puisqu’il y en a qui naissent sur la terre, il pourrait y en avoir qui naissent dans l’eau. “Et puisqu’il y a, dis-tu, des principes de destruction, il y a des principes de conservation.” Qu’il y en ait, je veux bien l’admettre, mais ils doivent conserver ce qui existe ; or tes dieux, je ne pense pas qu’ils existent. 110 En tout cas, comment ces représentations naissent-elles des atomes ? Même si ces derniers existaient, et ce n’est pas le cas, ils pourraient peut-être se heurter et s’entrechoquer dans leurs rencontres mais ils ne pourraient pas produire un être ayant forme, figure, couleur et vie. Ainsi vous n’avez aucun argument pour établir l’immortalité de dieu.

Quae autem istae imagines uestrae aut unde ? A Democrito omnino haec licentia ; sed et ille reprehensus a multis est nec uos exitum reperitis totaque res uacillat et claudicat. Nam quid est quod minus probari possit, omnium in me incidere imagines, Homeri, Archilochi, Romuli, Numae, Pythagorae, Platonis – nec ea forma qua illi fuerunt ? Quo modo illi ergo ? Et quorum imagines ? Orpheum poetam docet Aristoteles numquam fuisse et hoc Orphicum carmen Pythagorei ferunt cuiusdam fuisse Cercopis ; at Orpheus, id est imago eius, ut uos uultis, in animum meum saepe incurrit. [+] 108 ❖ Quid quod eiusdem hominis in meum aliae, aliae in tuum ? Quid quod earum rerum quae numquam omnino fuerunt neque esse potuerunt ut Scyllae, ut Chimaerae ? Quid quod hominum, locorum, urbium earum quas numquam uidimus ? Quid quod simul ac mihi collibitum est praesto est imago ? Quid quod etiam ad dormientem ueniunt inuocatae ? Tota res, Vellei, nugatoria est. Vos autem non modo oculis imagines sed etiam animis inculcatis ; tanta est inpunitas garriendi. [+] XXXIX 109 ❖ At quam licenter ! “Fluentium frequenter transitio fit uisionum ut e multis una uideatur.” Puderet me dicere non intelligere si uos ipsi intellegeretis qui ista defenditis. Quo modo enim probas continenter imagines ferri aut si continenter, quo modo aeternae ? “Innumerabilitas inquit suppeditat atomorum.” Num eadem ergo ista faciet ut sint omnia sempiterna ? Confugis ad aequilibritatem (sic enim ἰσονομίαν, si placet, appellemus) et ais, quoniam sit natura mortalis, inmortalem etiam esse oportere. Isto modo, quoniam homines mortales sunt, sint aliqui inmortales et quoniam nascuntur in terra, nascantur in aqua. “Et quia sunt quae interimant, sint quae conseruent.” Sint sane sed ea conseruent quae sunt ; deos istos esse non sentio. [+] 110 Omnis tamen ista rerum effigies ex indiuiduis quomodo corporibus oritur ? Quae etiam si essent, quae nulla sunt, pellere se ipsa et agitari inter se concursu fortasse possent, formare, figurare, colorare, animare non possent. Nullo igitur modo inmortalem deum efficitis.

XL Examinons maintenant son bonheur. Sans la vertu, on ne peut aucunement l’atteindre. Or la vertu agit et votre dieu ne fait rien. Il est donc privé de vertu et par conséquent il n’est pas heureux non plus. 111 Quelle vie mène-t-il donc ? “Une vie qui lui fournit abondance de biens qu’aucun mal ne vient troubler.” Mais enfin de quels biens s’agit-il ? De plaisirs, je suppose ; de plaisirs du corps, bien entendu, car vous ne connaissez aucun plaisir de l’esprit qui ne vienne du corps et qui ne se rapporte au corps. Je ne pense pas que tu veuilles ressembler aux autres épicuriens qui ont honte de ces propos qu’Épicure a tenus, selon lesquels il déclare qu’il ne conçoit même pas un bien qui ne soit séparé des plaisirs voluptueux et obscènes ; il les énumère même sans rougir, chacun par son nom96. 112 Quelle nourriture, quelles boissons, ou encore quelles harmonies sonores, quels arrangements de fleurs, quelles caresses ou quels parfums procureras-tu aux dieux pour les inonder de plaisirs ? Les poètes leur préparent des festins de nectar et d’ambroisie avec Juventas97 ou Ganymède pour leur servir à boire et toi, Épicure, que vas-tu faire ? Car je ne vois pas d’où ton dieu tirerait ces plaisirs, ni comment il en jouirait. Les hommes ont donc une nature mieux douée pour la vie heureuse que les dieux parce qu’ils jouissent d’une plus grande variété de plaisirs. 113 Mais, diras-tu, tu considères comme inférieurs ces plaisirs qui procurent aux sens une sorte de “chatouillement” – c’est le mot d’Épicure98. Jusqu’où pousseras-tu la plaisanterie ? Notre maître Philon, lui non plus, ne pouvait supporter le mépris des épicuriens pour les plaisirs sensuels et voluptueux car son excellente mémoire lui permettait de citer textuellement un grand nombre de maximes d’Épicure. Il citait aussi des textes encore plus impudents de Métrodore, le confrère d’Épicure en sagesse ! Métrodore accusait son frère Timocrate d’hésiter à faire du ventre le critère de tout ce qui contribue à la vie heureuse, et cela, il ne le dit pas une fois mais bien souvent99. Je vois que tu es d’accord, tu connais les textes. Si tu contestais, j’apporterais les livres. Je ne m’en prends pas pour le moment au fait que vous rapportez tout au plaisir – c’est une autre question – mais je veux montrer que vos dieux ne connaissent pas le plaisir et que, par conséquent, selon votre propre jugement, ils ne sont pas heureux non plus. XLI 114 “Mais ils ne connaissent pas la souffrance.” Cela suffit-il à leur assurer cette vie de parfait bonheur dans une surabondance de biens ? “Dieu médite sans cesse sur son bonheur, disent les épicuriens, rien d’autre ne vient troubler son esprit.” Représente-toi la chose, mets-toi sous les yeux un dieu qui, de toute éternité, ne fait que méditer “je me sens bien” et “je suis heureux” ! D’ailleurs je ne vois pas comment ton dieu peut ne pas craindre de périr puisque, sans un instant de répit, il est heurté et secoué par un perpétuel assaut d’atomes tandis que de lui-même se détache sans cesse un flot d’images. Ainsi donc votre dieu n’est ni heureux ni éternel.

XL Videamus nunc de beato. Sine uirtute certe nullo modo ; uirtus autem actuosa ; et deus uester nihil agens ; expers uirtutis igitur ; ita ne beatus quidem. [+] 111 Quae ergo uita ? “Suppeditatio, inquis, bonorum, nullo malorum interuentu.” Quorum tandem bonorum ? Voluptatum, credo, nempe ad corpus pertinentium ; nullam enim nouistis nisi profectam a corpore et redeuntem ad corpus animi uoluptatem. Non arbitror te uelle similem esse Epicureorum reliquorum quos pudeat earum Epicuri uocum, quibus ille testatur se ne intellegere quidem ullum bonum quod sit seiunctum a delicatis et obscenis uoluptatibus ; quas quidem non erubescens persequitur omnis nominatim. [+] 112 Quem cibum igitur aut quas potiones aut quas uocum aut florum uarietates aut quos tactus, quos odores adhibebis ad deos, ut eos perfundas uoluptatibus ? Vt poetae quidem nectar ambrosiam epulas conparant et aut Iuuentatem aut Ganymedem pocula ministrantem, tu autem, Epicure, quid facies ? Neque enim unde habeat ista deus tuus uideo nec quo modo utatur. Locupletior igitur hominum natura ad beate uiuendum est quam deorum, quod pluribus generibus fruitur uoluptatum. [+] 113 At has leuioris ducis uoluptates quibus quasi titillatio (Epicuri enim hoc uerbum est) adhibetur sensibus. Quo usque ludis ? Nam etiam Philo noster ferre non poterat aspernari Epicureos mollis et delicatas uoluptates. Summa enim memoria pronuntiabat plurimas Epicuri sententias iis ipsis uerbis quibus erant scriptae. Metrodori uero, qui est Epicuri collega sapientiae, multa inpudentiora recitabat ; accusat enim Timocratem fratrem suum Metrodorus quod dubitet omnia quae ad beatam uitam pertineant uentre metiri neque id semel dicit sed saepius. Adnuere te uideo, nota enim tibi sunt ; proferrem libros si negares. Neque nunc reprehendo quod ad uoluptatem omnia referantur (alia est ea quaestio) sed doceo deos uestros esse uoluptatis expertes, ita uestro iudicio ne beatos quidem. [+] XLI 114 ❖ “At dolore uacant.” Satin est id ad illam abundantem bonis uitam beatissimam ? “Cogitat, inquiunt, adsidue beatum esse se ; habet enim nihil aliud quod agitet in mente.” Conprehende igitur animo et propone ante oculos deum nihil aliud in omni aeternitate nisi “mihi pulchre est” et “ego beatus sum” cogitantem. Nec tamen uideo quo modo non uereatur iste deus beatus ne intereat cum sine ulla intermissione pulsetur agiteturque atomorum incursione sempiterna cumque ex ipso imagines semper affluant. Ita nec beatus est uester deus nec aeternus. [+]

115 “Mais Épicure a aussi écrit des livres sur le respect des devoirs religieux, sur la piété envers les dieux.”100 Et comment s’exprime-t-il dans ces livres ? On croirait entendre Tibérius Coruncanius ou Publius Scévola101, grands pontifes, et non pas celui qui a sapé les fondements du culte et renversé les temples et les autels des dieux immortels, non par la force, comme Xerxès102, mais par ses arguments. Pourquoi dire, en effet, que les hommes doivent honorer les dieux d’un culte quand de leur côté les dieux n’honorent pas les hommes de leurs faveurs et qu’ils ne se soucient de rien et ne font rien du tout ? 116 “Mais l’excellence, l’éminence de leur nature doit en elle-même et par elle-même engager le sage à l’honorer d’un culte.” Mais peut-il y avoir quelque chose d’excellent dans un être qui, se complaisant dans son propre plaisir, ne fera jamais rien, ne fait rien, n’a jamais rien fait ? En outre, quel devoir de piété a-t-on envers quelqu’un de qui on n’a jamais rien reçu ? Que peut-on devoir à qui ne s’est acquis aucun droit à la reconnaissance ? La piété, en effet, c’est la justice à l’égard des dieux : or quel rapport de droit peut-il y avoir entre eux et nous alors que l’homme et dieu n’ont rien en commun103 ? L’observance religieuse est la science qui porte sur le culte des dieux. Mais je ne conçois pas pour quelle raison il faudrait leur rendre un culte si nous n’avons reçu ni n’espérons recevoir d’eux aucun bienfait.

115 “At etiam de sanctitate, de pietate aduersus deos libros scripsit Epicurus.” At quo modo in his loquitur ? Vt <Ti.> Coruncanium aut P. Scaeuolam, pontifices maximos, te audire dicas, non eum qui sustulerit omnem funditus religionem nec manibus, ut Xerxes, sed rationibus deorum inmortalium templa et aras euerterit. Quid est enim cur deos ab hominibus colendos dicas cum dei non modo homines non colant sed omnino nihil curent, nihil agant ? [+] 116 “At est eorum eximia quaedam praestansque natura ut ea debeat ipsa per se ad se colendam elicere sapientem.” An quicquam eximium potest esse in ea natura quae sua uoluptate laetans nihil nec actura sit umquam neque agat neque egerit ? Quae porro pietas ei debetur a quo nihil acceperis aut quid omnino cuius nullum meritum sit ei deberi potest ? Est enim pietas iustitia aduersum deos ; cum quibus quid potest nobis esse iuris cum homini nulla cum deo sit communitas ? Sanctitas autem est scientia colendorum deorum ; qui quam ob rem colendi sint non intellego nullo nec accepto ab his nec sperato bono. [+]

XLII 117 Et comment vénérer les dieux par admiration pour leur nature si nous ne voyons en elle rien de remarquable ? Pour en venir à la superstition, thème habituel de vos vantardises, il est facile d’en être libéré une fois qu’on a privé les dieux de tout pouvoir. À moins que, selon toi, Diagoras ou Théodore, qui niaient absolument l’existence des dieux, aient pu être superstitieux ? À mon avis, même Protagoras, qui ne savait pas si les dieux existaient ou non, ne l’était pas non plus. Car les opinions de tous ces philosophes ne suppriment pas seulement la superstition, qui implique une crainte des dieux dépourvue de fondements, mais toute l’observance religieuse, c’est-à-dire le culte respectueux des dieux. 118 Mais quoi ? Ceux qui ont dit que la croyance aux dieux immortels avait été entièrement forgée par des sages dans l’intérêt de l’État, afin que la crainte religieuse amenât à leur devoir ceux sur qui la raison était sans pouvoir, ces gens-là n’ont-ils pas sapé les fondements de tout le culte ? Et Prodicos de Céos104, qui a dit que toutes les choses utiles à la vie des hommes avaient été mises au nombre des dieux, quelles traces de respect des dieux a-t-il laissées ? 119 Et les auteurs qui rapportent que des hommes braves ou célèbres ou puissants ont été divinisés après leur mort, et que ce sont ceux-là mêmes que nous avons coutume d’honorer, de prier, de vénérer, ne sont-ils pas dépourvus de tout respect religieux ? Cette théorie a été surtout exposée par Evhémère que notre Ennius a traduit105 et a suivi plus que tout autre ; or Evhémère nous fait connaître les morts et les tombeaux des dieux. Croirons-nous qu’il a consolidé les fondements du culte ou qu’il les a radicalement sapés ?

XLII 117 Quid est autem quod deos ueneremur propter admirationem eius naturae in qua egregium nihil uidemus ? Nam superstitione, quod gloriari soletis, facile est liberari cum sustuleris omnem uim deorum. Nisi forte Diagoram aut Theodorum, qui omnino deos esse negabant, censes superstitiosos esse potuisse. Ego ne Protagoram quidem cui neutrum licuerit nec esse deos nec non esse. Horum enim sententiae omnium non modo superstitionem tollunt, in qua inest timor inanis deorum, sed etiam religionem quae deorum cultu pio continetur. [+] 118 Quid ? Ii qui dixerunt totam de dis inmortalibus opinionem fictam esse ab hominibus sapientibus rei publicae causa ut quos ratio non posset eos ad officium religio duceret, nonne omnem religionem funditus sustulerunt ? Quid ? Prodicus Cius, qui ea quae prodessent hominum uitae deorum in numero habita esse dixit quam tandem religionem reliquit ? [+] 119 Quid ? Qui aut fortis aut claros aut potentis uiros tradunt post mortem ad deos peruenisse eosque esse ipsos quos nos colere, precari, uenerarique soleamus, nonne expertes sunt religionum omnium ? Quae ratio maxime tractata ab Euhemero est, quem noster et interpretatus et secutus est praeter ceteros Ennius. Ab Euhemero autem et mortes et sepulturae demonstrantur deorum ; utrum igitur hic confirmasse uidetur religionem an penitus totam sustulisse ?

Je laisse de côté la sainte, l’auguste Éleusis,

Omitto Eleusinem sanctam illam et augustam,

où sont initiés les peuples des confins du monde*,
ubi initiantur gentes orarum ultimae* ;

je ne dis rien de Samothrace106 ni des

praetereo Samothraciam eaque quae Lemni

mystères qu’on célèbre la nuit, en secret, au plus profond des enceintes sylvestres*,
nocturno aditu occulta coluntur
siluestribus saepibus densa* ;

à Lemnos : si l’on interprète ces rites rationnellement, c’est plutôt la nature que la nature des dieux qu’on apprend à connaître.

quibus explicatis ad rationemque reuocatis rerum magis natura cognoscitur quam deorum. [+]

XLIII 120 Même Démocrite, cet homme de tout premier plan, dont Épicure a détourné la source pour arroser son jardinet, n’a pas, à mon avis, d’opinion bien arrêtée sur la nature des dieux. Tantôt il pense qu’il existe dans l’univers des images douées d’un caractère divin, tantôt il dit que les éléments de l’esprit, qui se trouvent également dans cet univers, sont des dieux, tantôt que ce sont des images douées de vie qui exercent sur nous une influence bienfaisante ou malfaisante, ou encore certaines images immenses, si grandes qu’elles embrassent le monde entier depuis l’extérieur. Tout cela, à vrai dire, est plus digne de la patrie de Démocrite que de Démocrite lui-même107. 121 Qui peut en effet concevoir de pareilles images, les admirer, les juger dignes de culte ou de respect religieux ?

XLIII 120 ❖ Mihi quidem etiam Democritus, uir magnus in primis cuius fontibus Epicurus hortulos suos inrigauit nutare uidetur in natura deorum. Tum enim censet imagines diuinitate praeditas inesse in uniuersitate rerum, tum principia mentis quae sunt in eodem uniuerso deos esse dicit, tum animantes imagines quae uel prodesse nobis solent uel nocere, tum ingentes quasdam imagines tantasque ut uniuersum mundum conplectantur extrinsecus. Quae quidem omnia sunt patria Democriti quam Democrito digniora. [+] 121 ❖ Quis enim istas imagines conprehendere animo potest, quis admirari, quis aut cultu aut religione dignas iudicare ?

Épicure, à vrai dire, a radicalement extirpé le respect religieux de l’âme humaine en privant les dieux immortels de leur pouvoir secourable et bienveillant. Car tout en disant que la nature du dieu est excellente et éminente, il refuse à dieu la bienveillance : il lui ôte ce qui est précisément la caractéristique d’une nature excellente et éminente. Qu’y a-t-il en effet de meilleur et de plus éminent que la bonté et la bienfaisance ? En voulant que dieu en soit dépourvu, vous voulez que personne, dieu ou homme, ne soit cher à dieu, que personne ne soit pour lui objet d’amour ou d’affection. Il en résulte que non seulement les dieux ne se soucient pas des hommes mais que les dieux eux-mêmes ne se soucient pas les uns des autres. XLIV Quel meilleur jugement chez ces stoïciens que vous blâmez ! Ils soutiennent que les sages sont amis des sages, même inconnus d’eux ; rien n’est en effet plus digne d’amour que la vertu et celui qui l’aura acquise, en quelque pays qu’il se trouvera, nous l’aimerons. 122 Mais vous, que de mal vous faites en considérant comme une faiblesse la libéralité et la bienveillance ! Car sans parler de l’essence et de la nature des dieux, pensez-vous que les hommes, eux non plus, ne puissent être bienfaisants et bons qu’à condition d’être faibles ? Il n’y a donc pas d’affection naturelle entre hommes de bien ? Le mot lui-même d’“amour”, d’où on a tiré le nom de l’amitié, nous est cher ; mais si nous recherchons dans l’amitié notre profit, et non le bien de l’être aimé, ce ne sera plus de l’amitié mais une sorte de trafic d’intérêts égoïstes. C’est de cette manière qu’on aime les prés, les champs et les troupeaux de bétail, parce qu’on en tire profit ; l’affection et l’amitié entre les hommes sont désintéressées. Comme c’est plus vrai encore pour les dieux qui, alors qu’ils n’ont besoin de rien, sont liés entre eux d’une mutuelle affection et se soucient des hommes. Si ce n’était pas le cas, pourquoi vénérer les dieux, pourquoi les prier ? Pourquoi des pontifes pour présider au culte, pourquoi des augures pour prendre les auspices, pourquoi adresser des demandes aux dieux immortels, pourquoi faire des vœux ? “Mais il y a aussi un livre d’Épicure sur le respect des devoirs religieux.” 123 Nous sommes joués par un homme qui n’est pas aussi doué pour la plaisanterie qu’il est insouciant des règles quand il écrit. En quoi peut consister le respect religieux si les dieux ne se soucient pas des affaires humaines ? Et qu’est-ce qu’un être vivant qui ne se soucie de rien ?

Epicurus uero ex animis hominum extraxit radicitus religionem cum dis inmortalibus et opem et gratiam sustulit. Cum enim optimam et praestantissimam naturam dei dicat esse negat idem esse in deo gratiam ; tollit id quod maxime proprium est optimae praestantissimaeque naturae. Quid enim melius aut quid praestantius bonitate et beneficentia ? Qua cum carere deum uultis, neminem deo nec deum nec hominem carum, neminem ab eo amari, neminem diligi uultis. Ita fit ut non modo homines a deis sed ipsi dei inter se ab aliis alii neglegantur. XLIV Quanto Stoici melius qui a uobis reprehenduntur ! Censent autem sapientes sapientibus etiam ignotis esse amicos. Nihil est enim uirtute amabilius quam qui adeptus erit ubicumque erit gentium a nobis diligetur. 122 Vos autem quid mali datis cum <in> inbecillitate gratificationem et beneuolentiam ponitis. Vt enim omittam uim et naturam deorum ne homines quidem censetis nisi inbecilli essent futuros beneficos et benignos fuisse ? Nulla est caritas naturalis inter bonos ? Carum ipsum uerbum est amoris ex quo amicitiae nomen est ductum ; quam si ad fructum nostrum referemus, non ad illius commoda quem diligemus, non erit ista amicitia sed mercatura quaedam utilitatum suarum. Prata et arua et pecudum greges diliguntur isto modo quod fructus ex his capiuntur, hominum caritas et amicitia gratuita est. Quanto igitur magis deorum qui nulla re egentes et inter se diligunt et hominibus consulunt ! Quod ni ita sit quid ueneramur, quid precamur deos, cur sacris pontifices, cur auspiciis augures praesunt, quid optamus a deis inmortalibus, quid uouemus ? “At etiam liber est Epicuri de sanctitate.” [+] 123 ❖ Ludimur ab homine non tam faceto quam ad scribendi licentiam libero. Quae enim potest esse sanctitas si dii humana non curant, quae autem animans natura nihil curans ?

Posidonius, notre ami à tous, est plus près de la vérité quand il soutient, dans le cinquième livre de son ouvrage Sur la nature des dieux108, que pour Épicure les dieux n’existaient pas et que tous ses propos sur les dieux immortels visaient à écarter l’impopularité. Il n’aurait jamais été assez fou pour imaginer un dieu semblable à un homoncule, et semblable seulement par les contours du corps, mais sans aucune consistance, pourvu de tous les membres humains sans faire le moindre usage de ses membres, un dieu émacié et diaphane, n’accordant rien à personne, n’ayant d’obligeance pour personne, ne se souciant absolument de rien, ne faisant rien du tout. D’abord, un tel être ne saurait exister : conscient de cela, Épicure supprime les dieux en réalité et n’en conserve que le nom. 124 Ensuite, si dieu est d’une telle nature qu’il n’éprouve aucune bienveillance, aucun amour pour les hommes, alors “au revoir et qu’il se porte bien !”. Pourquoi dirais-je “qu’il soit propice” ? Il ne peut être propice à personne puisque, selon vous, bienveillance et affection sont des signes de faiblesse. »

Verius est igitur nimirum illud quod familiaris omnium nostrum Posidonius disseruit in libro quinto de natura deorum, nullos esse deos Epicuro uideri quaeque is de deis inmortalibus dixerit inuidiae detestandae gratia dixisse. Neque enim tam desipiens fuisset ut homunculi similem deum fingeret, liniamentis dumtaxat extremis non habitu solido, membris hominis praeditum omnibus, usu membrorum ne minimo quidem, exilem quendam atque perlucidum, nihil cuiquam tribuentem, nihil gratificantem, omnino nihil curantem, nihil agentem. Qua natura primum nulla esse potest, idque uidens Epicurus re tollit, oratione relinquit deos. [+] 124 ❖ Deinde si maxime talis est deus ut nulla gratia, nulla hominum caritate teneatur, ualeat ! Quid enim dicam “propitius sit” ? Esse enim propitius potest nemini quoniam, ut dicitis, omnis in inbecillitate est et gratia et caritas. »

~

1.

Sur M. Iunius Brutus (85-42), dédicataire privilégié des livres de Cicéron à partir de 46, voir Introduction, « Dédicataire et lecteurs ».

2.

La mention des « athées » Diagoras et Théodore et de l’agnostique Protagoras (voir note 30) anticipe la réfutation de l’argument du fondement naturel de la croyance que présente Cotta (1, 63) suivant une stratégie qui remonte à Carnéade (voir Sext. Math., 9, 51-57).

3.

Sur Carnéade, voir Introduction, « La préface et la construction du dialogue ».

4.

Depuis 46, Cicéron a rédigé au moins les œuvres suivantes, si cette préface date de 45 (voir Introduction, « État du texte transmis et circonstances de la rédaction ») : Brutus, Paradoxa Stoicorum, Cato, Orator, Partitiones oratoriae, Hortensius, De consolatione, Academici libri, De finibus bonorum et malorum, Tusculanae disputationes.

5.

Sur les quatre hommes de premier plan (principes) que Cicéron mentionne ici comme maîtres, voir Introduction, « La préface et la construction du dialogue ».

6.

Cicéron fait allusion à César qui, depuis sa victoire à Munda sur les derniers Pompéiens en mars 45, règne en maître absolu.

7.

La mort de Tullia, survenue en février 45, a poussé Cicéron à écrire un De consolatione, aujourd’hui perdu ; ce deuil est invoqué à plusieurs reprises (Ac., 1, 11 ; Att., 12, 20, 1 ; 21, 5 ; 28, 2) pour justifier l’apaisement recherché depuis dans la philosophie.

8.

Cicéron traduit la formule autos epha qui, selon Diogène Laërce (DL, 8, 46), fut d’abord appliquée à Pythagore avant de devenir une expression proverbiale. Le texte de Cicéron en fournit la première occurrence connue.

9.

Sur les quatre livres des Académiques, voir Introduction, notes 9, 30 et 33.

10.

Sur cette présentation de la méthode de la Nouvelle Académie, voir Introduction, « La préface et la construction du dialogue ».

11.

Cicéron était membre, depuis 53, du collège des augures dont l’une des principales compétences portait sur la prise d’auspices.

12.

Sur Caius Aurelius Cotta, voir Introduction, « Le dialogue et sa mise en scène ».

13.

Sur cette fête et sur l’esquisse de mise en scène, voir Introduction, « Le dialogue et sa mise en scène ».

14.

Sur Caius Velléius et Quintus Lucilius Balbus, voir Introduction, « Le dialogue et sa mise en scène ».

15.

Sur Marcus Pison, voir Introduction, « Le dialogue et sa mise en scène ».

16.

Le livre d’Antiochus n’est pas autrement connu mais il semble, d’après le contenu évoqué par Balbus, que ce soit celui qui servit à la rédaction du De finibus. L’idée que le stoïcien Zénon n’a fait que modifier le vocabulaire de ses prédécesseurs vient de la polémique académicienne contre les stoïciens (Fin., 3, 41 ; Ac., 2, 16 ; Tusc., 5, 120).

17.

Les cinq formes sont le tétraèdre, l’octaèdre, l’icosaèdre, le cube et le dodecaèdre (Platon, Timaeus, 55a-c), solides réguliers par lesquels les quatre éléments ont reçu leur configuration (53b) ; les combinaisons et transmutations de ces figures expliquent la genèse de la sensation et en même temps celle de l’âme mortelle (61d sq.). La critique de Velléius reproduit succinctement celle qu’a développée Épicure dans le livre XIV (PHerc. 1148, col. 34-39) du peri phuseos.

18.

La conception stoïcienne du finalisme, selon laquelle le monde est fait pour les hommes, est amplement développée par Balbus, dans la première comme dans la seconde version mais suivant deux lignes argumentatives : les dieux veillent tout particulièrement sur les hommes en communiquant avec eux (2, 162-168) ; le monde et ce qui le compose est à l’usage principal des hommes (2, 133-154 et SVF, vol. II, 1149 ; 1150).

19.

En se fondant sur la distinction que les stoïciens établissent entre les sages et les insensés (SVF, vol. III, 544-684) pour contester les résultats obtenus par la providence stoïcienne, Velléius exploite un type d’argument que Cotta développera au livre 3 (65-85) et qui dérive sans doute de Carnéade.

20.

Platon justifie la supériorité de la sphère par le constat que dans cette figure on peut inscrire tous les polyèdres réguliers et qu’elle permet le mouvement circulaire, le seul continu (Platon, Timaeus, 33b-34a).

21.

Sur l’énumération critique des opinions de vingt-sept philosophes depuis Thalès jusqu’à Diogène de Babylone, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 18-42 ». Du paragraphe 25 au paragraphe 29, les philosophes appelés présocratiques sont énumérés suivant la distinction entre la succession ionienne et la succession italique (DL, 1, 13-14) : Thalès, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore pour la succession ionienne, Pythagore, Alcméon, Xénophane, Parménide, Empédocle, Protagoras, Démocrite, Diogène d’Apollonie pour la succession italique.

22.

Thalès aurait été le premier à définir le principe de toutes choses comme un principe matériel (Arist. Met., 1, 3, 983b 5) ; ce principe est l’eau à travers laquelle chemine une force qui la meut (Aétius, in DK, A 22 et 23).

23.

Pour Anaximandre, ce qu’on peut appeler divin est l’Illimité (apeiron), principe fondamental d’où proviennent les mondes qui naissent et meurent en un perpétuel renouvellement (Arist. Phys., 3, 203b ; Cicéron, Ac., 2, 118).

24.

Anaximène a donné une détermination à l’apeiron d’Anaximandre (dont il fut le disciple et successeur ; DL, 2, 3-5) en le définissant comme l’air, perpétuellement en mouvement, dont il fait le principe du changement des éléments par raréfaction et condensation (Ps.-Aristote, De Melisso, 2 975b 24). Dans Philodème (F 8, in Heinrichs 1975) et Aétius (DK, A 10) est également attestée l’opinion que « l’air est dieu ».

25.

Anaxagore (500-428) n’a pas pu être l’élève d’Anaximène (actif dans les années 546-525) mais il a pu connaître sa doctrine par des maîtres réfugiés de Milet après la victoire perse. Selon Aristote, il fut le premier à donner pour cause de l’ordre universel l’Intelligence (nous) (Arist. Met., 1, 3, 984b 15). L’hendiadyn discriptionem ac modum rend la diakosmèsis, mise en ordre de toutes choses par une intelligence « illimitée » (Platon, Phaedo, 97b-c ; Arist. Phys., 1, 986a 29-30 ; Philodème, F 9, in Heinrichs 1975).

26.

Aristote ne sait si Alcméon a été formé par les pythagoriciens ou au contraire les a influencés (Arist. Met., 1, 986a 29-30), ce qui explique qu’Alcméon soit ici cité avant Pythagore qui était largement son aîné. Il aurait cherché à prouver l’immortalité suivant une argumentation reprise par Platon (Phaedo, 245c-246a) : ce qui est toujours en mouvement est toujours vivant et par conséquent immortel, ainsi le sont l’âme, le ciel, la lune et les astres (Aristote, De anima, 1, 2, 405a 29).

27.

Sextus Empiricus attribue à Pythagore et à Empédocle l’idée qu’un seul et unique pneuma est répandu dans l’univers, comme une âme, instaurant une communauté (koinônia) entre les dieux et tous les vivants (Sext. Math., 9, 127). Que l’âme humaine est un fragment de l’être animé qu’est le monde est une doctrine stoïcienne (DL, 7, 143) : elle n’est pas mentionnée dans les Placita d’Aétius et le fragment de Philodème est trop mutilé pour fournir un témoignage.

28.

Les deux points de la doctrine attribuée ici à Xénophane sont partiellement confirmés ; selon Aristote, « considérant la totalité du ciel, <Xénophane> déclare que l’Un est Dieu » (Arist. Met., 1, 5, 986b 18 ; trad. Dumont 1988) ; selon Théophraste (DK, A 31 ; trad. Dumont 1988), Xénophane aurait dit que « le principe est un ou que l’être est l’Un et le Tout (et qu’il n’est ni limité ni illimité ni mû ni en repos) ».

29.

La divinisation des quatre « racines » appelées éléments à partir de Platon (et rendus ici par un simple naturae) est attestée par un fragment du peri phuseos d’Empédocle, transmis par Aétius et par Sextus Empiricus (DK, B 6) auquel fait vraisemblablement référence Philodème (DK, A 33). Selon Aristote, ces éléments demeurent et échappent au devenir (Arist. Met., 1, 3, 984a 8).

30.

L’agnosticisme de Protagoras, déjà évoqué en introduction (1, 2), semble avoir été compris comme un athéisme déguisé, qui lui aurait valu le châtiment mentionné en 1, 63. La première phrase de son traité sur les dieux (partiellement citée en 1, 63) est transmise par Diogène Laërce (DL, 9, 51) : « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine » (nous traduisons).

31.

Les trois conceptions du divin attribuées à Démocrite ne sont pas évoquées exactement en ces termes dans les autres témoignages ; d’après Hermippe (DK, A 78), les dieux sont des eidôla dont l’air est plein ; selon Clément d’Alexandrie (DK, A 79), les eidôla proviennent de la réalité divine. Mais l’idée que l’intelligence est le divin en l’homme peut seulement se déduire de la notice d’Aétius (DK, A 74), où Dieu est défini comme l’Intelligence résidant en un feu sphérique.

32.

L’air, premier principe matériel selon Diogène d’Apollonie, est divin parce qu’il est « ce qui possède l’Intelligence » (fragment de De la nature cité par Simplicius, DK, B 5 ; nous traduisons).

33.

La section doxographique consacrée à Platon, à Aristote et à leurs disciples est très lacunaire dans Philodème et il reste très peu de témoignages sur les scolarques de l’Académie et du Lycée : leurs opinions sont ici présentées comme une théologie cosmique où l’influence d’un Platon stoïcisé paraît prédominante.

34.

Les doctrines de Platon évoquées se trouvent respectivement en : Timaeus, 28c ; Leges, 7, 821 ; 12, 967d 4-5 ; la conception d’un dieu incorporel est attribuée à Platon dans DL, 3, 77 et 5, 32. Sur le dieu-monde, voir Timaeus, 34b ; sur les dieux-astres, voir Timaeus, 40a et Leges, 10, 886d et, sur la divinité de l’âme, voir Leges, 10, 892-899. Sur les dieux de la religion ancestrale, Leges, 10, 887d 2-4.

35.

Les propos de Socrate sont rapportés par Xénophon dans ses Mémorables (4, 3, 13-14) titre sous lequel les Modernes désignent « les entretiens mémorables de Socrate » que Cicéron rend précisément par quae a Socrate dicta.

36.

L’ouvrage Phusikos d’Antisthène est également mentionné dans Philodème (Schober [1923] 1988, F 21) ; il doit correspondre au peri phuseos cité par Diogène Laërce (DL, 6, 17) dont on ne sait rien par ailleurs. La distinction établie dans Philodème entre un dieu kata phusin et des dieux kata nomon est ici rendue par les adjectifs naturalis / populares qui infléchissent le sens (voir Decleva Caizzi 1966, F 39-40).

37.

Que Speusippe ait conçu la divinité comme une puissance vivante n’est pas confirmé par d’autres témoignages (voir Tarán 1981, F 58) mais n’est pas incompatible avec la théologie du Timée (30a-31b).

38.

Cette présentation de la théologie du De philosophia d’Aristote (Ross 1955, F 26 ; Gigon 1987, 25, 1) n’est pas confirmée par d’autres sources mais il n’est pas impossible qu’Aristote ait développé un mythe susceptible de faire pendant à ceux de Platon dans le Politique et le Timée : l’autre être (alius quidam) qui, selon Velléius, assure la continuité du mouvement cosmique par une action comparable à un déroulement (replicatio : sur ce terme, voir également Diu., 1, 127) peut évoquer l’aneilixis, mouvement propre à l’univers quand Kronos cesse de guider sa révolution (Aristote, Politica, 269c ; 270d ; 286b). Ce même terme est utilisé par Aristote (Met., XII, 1074a) pour décrire le mouvement inverse des sphères.

39.

Selon Velléius, la théologie de Xénocrate serait une théologie astrale ; d’après le témoignage d’Aétius (Isnardi Parente 20052, F 213), Xénocrate avait développé d’autres aspects : le couple formé par la Monade et la Dyade, principes mâle et femelle qui règnent respectivement dans le ciel et en dessous, et en outre des démons sublunaires.

40.

Les différentes conceptions du divin attribuées à Héraclide du Pont (DL, 5, 86-94), disciple de Platon qui fut également auditeur d’Aristote, sont présentées comme le sont celles d’Aristote : divinité du monde, de la mens et des astres (Ross 1955, F 18 ; 27).

41.

Cette présentation sommaire de Théophraste n’est que partiellement confirmée : Clément d’Alexandrie (Protrepticus, 5, 66, 5) mentionne deux conceptions du divin, le ciel et le pneuma.

42.

Straton est également présenté, dans les Académiques (2, 121), comme celui qui a substitué à l’action divine la puissance effective de la nature.

43.

La longue notice consacrée aux stoïciens reflète, par son ampleur, l’intérêt critique que les épicuriens portent à la doctrine rivale. D’après les fragments assez bien conservés du De pietate consacrés à la théologie stoïcienne (PHerc. 1428, in Henrichs 1974 ; voir Introduction, note 49), on peut voir que la critique des épicuriens vise surtout trois traits distinctifs de la doctrine stoïcienne :
– la méthode d’interprétation qui décrypte un enseignement conforme aux lois de la physique stoïcienne dans la mythologie et les récits des poètes ;
– le rejet des dieux de la cité ;
– la divinisation des bienfaiteurs et des choses utiles.De là les épicuriens concluent que les stoïciens sont plus coupables que Diagoras, symbole de l’athéisme. Velléius formule également ces trois critiques mais les mêle à d’autres et développe peu la première qui sera longuement exploitée par Cotta. Sur cette réorganisation du matériau épicurien par Cicéron, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne ».

44.

La théologie de Zénon est présentée à partir d’éléments bien attestés ailleurs : la loi est divine parce que le logos est divin (SVF, vol. I, 537 ; DL, 7, 147). Dieu est un vivant (DL, 7, 88) ; l’éther est un feu rationnel et créateur (DL, 7, 156). Sur la divinité des astres, voir DL, 7, 138.

45.

La doctrine attribuée à Ariston n’est confirmée dans aucune source mais, d’après l’exposé de Diogène Laërce (DL, 7, 160-164), il semble qu’Ariston ait longuement débattu, contre Arcésilas, de la possibilité de la connaissance ; il aurait d’autre part privilégié l’éthique, jugeant la physique hors de notre portée, comme Socrate à qui la tradition académicienne le rattache (Ac., 2, 123).

46.

La théologie de Cléanthe est présentée de manière à reprendre et à compléter celle de Zénon sans que soit évoquée la prédominance accordée par Cléanthe au soleil (Hymne à Zeus, in SVF, vol. I, 537) ; un Peri hèdonès (Contre Épicure ?) est attribué à Cléanthe par Diogène Laërce (DL, 7, 87).

47.

La divinisation des bienfaiteurs est un aspect bien attesté de la doctrine stoïcienne (SVF, vol. II, 300) ; selon Philodème (Henrichs 1975, 110 et 115-123), les thèses de Persée reproduisent celles de Prodicos qui associe la divinisation des bienfaiteurs et celle des choses utiles et salutaires.

48.

La très longue notice consacrée à Chrysippe correspond à l’exposition détaillée que fait Philodème de tous les aspects de la théologie du « second fondateur » du stoïcisme ; sont mentionnés par Philodème : Zeus, le logos, le destin, l’« interprétation » selon la physique, les hommes divinisés, l’interprétation des poètes et les emprunts faits à la physique d’Héraclite. Sur tous ces aspects, voir Henrichs 1974 (PHerc. 1428, col. IV-VII) et DL, 7, 134-149.

49.

Velléius réduit à une méthode générale ce qui est longuement développé dans Philodème (voir Introduction, note 62) et situe clairement l’interprétation que pratique Diogène de Babylone dans la continuité de celle de Chrysippe (voir SVF, vol. II, 908-909) dont le cadre général est le débat sur la place de l’hégémonique (PHerc. 1428, col. VIII-IX).

50.

Sur la moindre place accordée par Velléius à la critique des fables des poètes, très amplement développée par Philodème (Schober [1923] 1988, 77-110), voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 18-42 ».

51.

L’expression « vénérer Épicure » (uenerari Epicurum) fait écho à Lucrèce (3, 9-17 ; 5, 7-12 ; 5, 49-51 ; 6, 5-8). Le culte voué à Épicure présente deux aspects distincts : d’une part il repose sur l’assimilation classique de la vie du sage à celle du dieu (DL, 10, 135), d’autre part il s’intègre dans les pratiques de la communauté épicurienne. Ainsi, dans son testament, Épicure a demandé qu’on garde une somme d’argent pour les offrandes funéraires destinées à sa famille, pour la célébration du jour de sa naissance et pour la réunion mensuelle de son école (DL, 10, 18).

52.

La prolepsis, que Cicéron traduit ici pour la première fois en forgeant le mot anticipatio, est la prénotion sans laquelle aucune enquête ne peut procéder (DL, 10, 33 ; 37-38). La définition d’anticipatio comme antecepta informatio précise qu’il s’agit d’une articulation entre la sensation et le concept : cette prénotion se forme à travers la répétition de données transmises par la sensation et, comme les sensations et les affections, elle est critère de vérité.

53.

L’œuvre d’Épicure Peri kritèriou è kanôn (que Cicéron traduit par De regula et iudicio), autrement inconnue, est mentionnée par Diogène Laërce (DL, 10, 27 ; 30 ; 31).

54.

Sur le sens du mot steremnia, corps solides, dans la doctrine épicurienne, voir DL, 10, 46 ; 48 ; 50 et Philodème, De diis, 3, 11.

55.

Bien que le terme isonomia soit ici explicitement attribué à Épicure, on ne le trouve pas dans les œuvres conservées. Velléius définit d’abord l’isonomie comme une juste répartition, qui est principe d’équilibre et de symétrie. Il en déduit deux conséquences, le nombre égal de mortels et d’immortels d’une part, le nombre infini des forces de conservation et de destruction d’autre part. Cette loi peut se comprendre à l’aide du développement dans lequel Lucrèce (2, 522-580) explique que les atomes de formes semblables sont en nombre infini : on ne peut donc se fier aux données d’une observation incomplète qui fait croire que certaines espèces sont rares, voire uniques ; on doit concevoir qu’elles existent dans des lieux que nous ne connaissons pas car le fait que les corps se créent et s’accroissent prouve qu’il existe partout assez d’atomes pour les former et que par là même les puissances de destruction ne l’emportent jamais sur les puissances de conservation. L’isonomie est ainsi invoquée, dans le contexte de l’infinité du tout qui impose l’infinité de formes semblables d’atomes, comme explication générale qui rend compte à la fois de l’existence des êtres et de la possibilité de les concevoir quand ils ne sont pas perçus.

56.

Sur les liens que les stoïciens établissent entre l’heimarménè, enchaînement de causes nécessaire et fatal, et la vérité des propositions portant sur le futur, voir Fat., 26-28.

57.

L’équivalence établie entre la mantikè et la diuinatio, comme en Leg., 2, 32, et en Diu., 1, 1, englobe dans les pratiques romaines la prédiction du futur, traditionnellement moquée.

58.

Lucius Licinius Crassus (140-91), grand orateur qui parcourut toute la carrière des honneurs jusqu’au consulat (en 95), représente l’idéal de culture de la génération précédant celle de Cicéron : c’est à lui que Cicéron confie le rôle d’exposer, dans le De oratore, ses propres conceptions de l’éloquence et de la philosophie. Sur les enjeux de l’éloge de Velléius par Crassus, voir Introduction, « Le dialogue et sa mise en scène ».

59.

Sur Zénon de Sidon, le chef de l’école épicurienne dont Cicéron écouta les leçons, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne ».

60.

Sur Philon de Larissa, voir Introduction, note 30.

61.

Le poète Simonide de Céos (556-467), dont l’œuvre abondante ne subsiste qu’en maigres fragments (Campbell 1991), a passé la fin de sa vie à la cour du roi Hiéron de Syracuse. L’origine de l’anecdote rapportée ici n’est pas connue mais la réputation de sagesse qui lui est attribuée ici est déjà exploitée dans le Protagoras de Platon (339a-347a).

62.

L’athéisme de Diagoras (poète lyrique de la fin du Ve siècle) est attesté par une longue tradition (mais aucun fragment de poème ne le confirme) : il aurait dit que « dieu n’existe pas du tout », aurait commis des impiétés verbales aux mystères d’Éleusis et se serait enfui pour échapper à une condamnation à mort (Winiarczyk 1981). Théodore, de l’école des Cyrénaïques (fin du IVe siècle ?), aurait laissé un traité Sur les dieux dans lequel il rejetait les opinions traditionnelles et dont Épicure se serait inspiré (DL, 2, 97). Sur Protagoras mentionné par Vélléius en 1, 29, voir note 30.

63.

Lucius Hostilius Tubulus (préteur en 142), Lucius Cornélius Lentulus Lupus (consul en 156, censeur en 147) et Caius Papirius Carbo (consul en 120) – s’il s’agit bien de lui – sont qualifiés de « fils de Neptune », expression qui désigne, selon Aulu-Gelle (Noct. att., 15, 21), les êtres cruels et dépourvus d’humanité.

64.

Le rôle de Leucippe dans la formation de Démocrite est mal connu (Épicure et Hermarque auraient même nié son existence ; DL, 10, 13) ; la description des différentes formes d’atomes reprend les termes employés par Lucrèce (2, 391-394 ; 2, 402-405 ; 2, 451-452).

65.

Sur l’usage polémique que fait Cotta des innovations d’Épicure par rapport à la doctrine de Démocrite, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 57-123 ». Sur le mouvement de déviation des atomes, il ne reste aucun texte d’Épicure mais on trouve des explications convergentes dans Lucrèce (2, 216-293), Philodème (De signis, 54 [De Lacy & De Lacy 1978]) et dans l’inscription de Diogène d’Oenoanda (Smith 1993, F 54).

66.

Le conflit sur le caractère vrai et nécessaire des disjonctions de contradictoires résulte d’un débat qu’a suscité l’« argument souverain » de Diodore Cronos qu’on peut tenter de reconstruire à partir d’un texte d’Épictète (Dissertationes ab Arriano digestae, 2, 19). Le principe selon lequel toute proposition est nécessairement vraie ou fausse en constitue un élément mais le débat contre les stoïciens lui a donné un rôle important (voir Fat., 13-23 et 37-38).

67.

Le débat sur la véracité du témoignage des sens est longuement exposé dans les Académiques (2, 76-90) ; l’attitude défensive d’Épicure est bien confirmée dans les sources épicuriennes : rejeter le témoignage d’une sensation, c’est subvertir tout critère (Ratae sententiae, 23 ; 24) et ébranler non seulement la raison mais la possibilité même de vivre (Lucrèce, 4, 500-510).

68.

Cette remarque est présentée dans le De diuinatione (2, 51) comme un bon mot de Caton le Censeur (234-149).

69.

Ce développement sur l’éducation d’Épicure reprend trois éléments bien attestés dans la tradition anti-épicurienne qui remonte sans doute à Timocrate, le frère de Métrodore : la prétention à être autodidacte, l’instruction réduite aux rudiments, l’ingratitude à l’égard des maîtres. Sur les enjeux de ces critiques dans la réfutation de Cotta, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 57-123 ».

70.

L’accusation de plagiat est formulée également dans le De finibus (1, 17-21).

71.

Sur la doctrine ésotérique de Pythagore, voir DK, A 8a ; DL, 8, 15 ; l’obscurité d’Héraclite aurait été délibérée (DL, 9, 6) et lui a sans doute valu son surnom d’Obscur (DK, B 10 ; A 3a). C’est en ce sens que Cicéron l’évoque (Fin., 2, 15 ; Diu., 2, 133).

72.

La Vénus de Cos est un célèbre tableau du peintre Apelle que Cicéron pourrait avoir vu à son retour de Cilicie et qu’il mentionne fréquemment (Verr., 4, 135 ; Or., 5 ; Diu., 1, 23 ; Off., 3, 10).

73.

L’idée que des hommes particulièrement intelligents ont façonné la conception des dieux pour imposer le respect des lois précède immédiatement, dans Sextus Empiricus (Sext. Math., 9, 14-15), le rappel des doctrines de Prodicos, d’Evhémère et de Démocrite qui seront évoquées par Cotta aux paragraphes 118-120. Cette idée paraît correspondre exactement à la thèse du sophiste Critias présentée par Sextus Empiricus en 9, 54.

74.

La métamorphose de Zeus en taureau pour séduire la génisse Europe fut souvent traitée par les peintres et les sculpteurs (en particulier à Tarente : Cicéron, Verr., 4, 135 ; Varron, LL, 5, 31).

75.

Cotta a séjourné à Athènes de 90 à 88, quand la cité ne s’était pas encore ralliée à Mithridate : accusé devant la quaestio Varia, Cotta fut alors contraint à l’exil.

76.

Mayor a considéré qu’il s’agissait là d’un hexamètre qui pourrait être complet si l’on remplaçait par « amant » (amantem) le nom propre « Alcée » (Alcaeum) sur lequel des doutes subsistent : ou bien il s’agit du poète Alcée de Mytilène (VIIe-VIe siècles) ou bien, suivant Pease, du philosophe épicurien portant le même nom et qui aurait été banni de Rome en 173 (ou 155) pour sa pernicieuse influence sur la jeunesse (Athénée, 12, 547a). Liberman (1999, vol. II, 189-190) attribue le vers à Alcée, comme le fait Campbell (1991, F 431). Cicéron a déjà évoqué l’amour du poète pour les jeunes gens en Tusc., 4, 70-71.

77.

Quintus Lutatius Catulus, consul en 102 (et père de celui qui, portant le même nom, fut consul en 78 et membre comme Cotta du collège des Pontifes), fut un fin lettré auquel Cicéron prête une riche culture philosophique (De or., 2, 151 ; 3, 21 ; 3, 126-131) : dans la première version des Académiques, Cicéron a fait de lui le porte-parole de la Nouvelle Académie. Le cercle poétique qu’il réunit autour de lui annonce les « nouveaux poètes » de la génération suivante, autant qu’on puisse en juger d’après les deux épigrammes qui nous restent de lui, celle qui est transmise ici et une autre par Aulu-Gelle (Noct. att., 19, 9, 14, in Courtney 1993, 70-78).

78.

Sur ces cultes, voir Hérodote (2, 69 ; 2, 65 ; 3, 28) et Diodore (1, 83).

79.

La Junon de Lanuvium, d’où Velléius était originaire, était appelée Sospita (tutélaire) et également Caprotina (de la chèvre). La description que donne Cicéron est confirmée par une statue du musée du Vatican (Reinach 1897, nº 731).

80.

Le Jupiter Hammon des Africains, sans doute issu d’un ancien dieu égyptien, avait un temple en Libye où des oracles étaient rendus comme à Dodone en Épire (Diu, 1, 3).

81.

Alcaménès, sculpteur de la seconde moitié du Ve siècle, fut l’élève de Phidias. La statue mentionnée par Cicéron pourrait avoir fait partie d’un ensemble représentant Athéna et Héphaïstos dans le temple consacré à ce dernier à Athènes.

82.

Les livres pontificaux, sortes d’annales, consignaient sous forme de comptes rendus annuels les célébrations de rites : ils sont devenus une source de connaissance des plus anciennes traditions (voir par exemple Rep., 2, 54).

83.

Cotta retranscrit la première partie de la première Maxime capitale citée intégralement par Velléius (1, 45) ; la traduction latine, qui rend par une relative d’indétermination (quod beatum et immortale est) les deux adjectifs substantivés au neutre (to makarion kai aphtarthon) dans l’original grec, permet les deux interprétations que Cotta impute à la mauvaise maîtrise de la langue, souvent dénoncée chez les épicuriens (voir par exemple Fin., 2, 8 ; 2, 12-15).

84.

Cotta utilise ici, puis aux paragraphes 96-97, les objections faites à la méthode empirique par les adversaires des épicuriens dans le traité De signis de Philodème (voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 57-123 ») : pour que soit valide l’inférence par signe, il faudrait pouvoir faire le recensement exhaustif de tous les phénomènes, ce qui est impossible ; d’autre part, si l’on infère en se fondant sur la sélection de ressemblances, comment justifier la sélection ? Enfin, comment établir l’inférence à partir de ressemblances entre ce qui existe dans notre expérience et ce qui n’est pas perceptible dans le cas des objets uniques (De signis, 3-9 ; 28-43) ?

85.

Sériphe est une petite île des Cyclades ; elle représente l’obscurité et la bêtise dont se moque Thémistocle dans le bon mot rapporté par Platon (Respublica, 1, 329e-330a).

86.

Allusion à la thèse, que Cicéron attribue à Pythagore, de l’âme « parcelle » de dieu « semée » sur terre (Leg., 1, 24 ; Diu., 1, 110 ; Sen., 77).

87.

Les précisions données ici sur le corps des dieux sont tirées de Philodème (De diis, 3, col. 13.20-14.13, in Diels 1916-1917) qui attribue à Hermarque, premier scolarque du Jardin, cette explicitation de la doctrine épicurienne. Philodème mentionne la respiration, la parole et la conversation en langue grecque.

88.

L’ensemble du paragraphe combine deux sources anti-épicuriennes : la première remonte sans doute à Timocrate, frère de Métrodore, elle est exploitée par Plutarque (Adversus Colotem, 1124e-1127) et présentée par Diogène Laërce (DL, 10, 6-8). Il s’agit essentiellement de calomnies portant sur la vie de la communauté épicurienne, sur le contenu polémique du peri phuseos et sur les insultes et surnoms injurieux qu’Épicure aurait répandus contre les philosophes. Le recours à cette tradition est signalé dans le texte même par la mention de Timocrate parmi une liste de philosophes où il n’a pas sa place. La seconde source doit être récente, à en juger par les mentions de Phèdre et de Zénon, dont Cicéron fut l’auditeur, et par l’allusion au Romain Albucius (lettré hellénomane à propos duquel Cicéron cite les vers satiriques de Lucilius – De or., 3, 171 – et qui ferait partie des premiers épicuriens romains, de la seconde moitié du IIe siècle). Il faut toutefois signaler que les noms cités ici apparaissent tous dans le PHerc 1005 (Angeli 1988) qui transmet le texte très mutilé d’une « adresse » aux contemporains de Zénon visant à leur rappeler l’importance des livres d’Épicure et de ses premiers disciples.

89.

Les substantifs beatitas et beatitudo semblent être deux créations de Cicéron, à partir de l’adjectif beatus, même s’il n’en revendique pas ici l’invention avec les formules qu’il utilise habituellement.

90.

L’utilité des ibis est décrite par Hérodote (2, 75-76), celle des ichneumons – ou mangoustes – par Aristote (Hist. anim., 612a 15-20) et par Diodore (1, 87, 4) qui mentionne également celle des crocodiles (1, 89, 2) et des chats.

91.

Cotta reprend ici une partie de la première Maxime capitale citée par Velléius (1, 45) en jouant sur les deux interprétations possibles : l’expression nihil negotii habere, tout comme le grec ou pragmata echein, désigne aussi bien l’absence de soucis que l’inactivité.

92.

L’idée que des animaux aient pu naître du feu semble provenir d’une interprétation erronée d’Aristote (voir l’exposé de Balbus en 2, 42) – en particulier à partir du texte d’Hist. anim., 552b 10-17. L’hippocentaure est un exemple souvent cité des créations de l’imagination (Tusc., 1, 90 ; Diu., 2, 90 ; Sext. Math., 9, 49).

93.

Allusion au conflit qui opposa, à propos des lois agraires, Tibérius Gracchus à Marcus Octavius, tous deux tribuns de la plèbe, en 133.

94.

Ce jugement prêté à Aristote peut être rapproché du témoignage de Philopon (De anima, 186, 21-26) selon qui Aristote aurait, dans le peri philosophias (voir Ross 1955, F 7), distingué la doctrine d’Orphée des poèmes qu’on lui attribue et qui seraient d’Onomacrite. Le nom de Cercops, proposé par Vettori (1536) comme correction des cerdonis / cerconis / cratonis de la tradition manuscrite, est celui d’un pythagoricien auquel Clément d’Alexandrie et la Souda attribuent des poèmes orphiques (West 1983, 248).

95.

La question de Cotta reprend exactement celle que formule Lucrèce (4, 779-780) et que pose Cicéron à Cassius (Ad fam., 15, 16, 2-3).

96.

La réduction des biens aux plaisirs inavouables du corps est un lieu commun de la polémique anti-épicurienne (Ac., 2, 140 ; Fin., 2, 20-25 ; 106-107 ; Tusc., 3, 37 ; Plutarque, Adversus Colotem, 1108c) auquel, semble-t-il, les épicuriens contemporains de Philon ont tenté d’échapper, si l’allusion du paragraphe 113 a valeur historique (voir en ce sens Fin., 2, 7 et Tusc., 3, 41 et le PHerc. 1005 (Angeli 1988)).

97.

Juventas, déesse dont le culte est bien attesté à Rome, est ici présentée comme l’équivalent d’Hébè, fille de Zeus et d’Héra, qui servait le nectar aux dieux (Ilias, 4, 2) avant que Ganymède, enlevé par Zeus pour sa beauté (Ilias, 20, 232-235), ne remplisse cette fonction.

98.

Le substantif titillatio (chatouillement) traduit le grec gargalismos par lequel Épicure, dans son livre Peri telous (Sur la fin), aurait surtout désigné l’excitation propre aux plaisirs sexuels (Athénée, 12, 546e).

99.

Le jugement de Philon sur les écrits moraux des épicuriens, et de Métrodore en particulier, reproduit les calomnies que Timocrate a le premier forgées contre les épicuriens et que l’Académie a exploitées (voir Plutarque, Non posse…, 1097a-1098d ; Adversus Colotem, 1124e-1127e). Il ne reste rien des œuvres de Métrodore (sauf une liste de titres dans DL, 10, 24) mais ce qui l’oppose à son frère, le ventre comme critère, est le sujet de la Sentence vaticane 59 (où les limites naturelles du ventre sont distinguées de la fausse conception qu’on peut avoir de sa capacité illimitée).

100.

La liste des écrits d’Épicure transmise par Diogène Laërce comporte un Peri theôn (Sur les dieux) et un Peri hosiotètos (Sur la sainteté) (DL, 10, 27) qui sont tous deux mentionnés par Philodème (De pietate, Obbink 1996, L. 189-190 ; 206-207 ; 382-383 ; 1262) et par Plutarque (Non posse…, 1102b-c). Ici comme au paragraphe 123, il semble bien que Cicéron fasse référence au seul Peri hosiotètos et non pas, en outre, à un Peri eusebeias (Sur la piété) qui nous est inconnu (Obbink 1996, 298-301).

101.

Tibérius Coruncanius, consul en 280, devint grand pontife (entre 255 et 252) et fut le premier plébéien à accéder à cette charge. Publius Mucius Scévola, consul en 133, succéda comme grand pontife à P. Licinius Crassus Diues Marcianus en 130.

102.

Xerxès aurait donné l’ordre de mettre le feu aux temples des Grecs, pour la raison qu’il est impie de tenir enfermés les dieux dont la demeure est le monde (Rep., 3, 14 ; Leg., 2, 26).

103.

Sur cette définition de la piété comme rapport de droit entre les hommes et les dieux, qui suppose l’appartenance à une même communauté, voir les développements proposés en 2, 154 (et Leg., 1, 23 ; Fin., 3, 64).

104.

En interprétant la doctrine de Prodicos, élève de Protagoras, comme une doctrine athéiste, Cotta émet le même jugement que Philodème (De pietate, PHerc. 1428, F 19, in Henrichs 1975, 107-108) citant un fragment du peri phuseos d’Épicure.

105.

La doctrine d’Evhémère selon qui les plus puissants cherchèrent à passer pour divins et furent tenus pour tels par la postérité est connue principalement par Sextus Empiricus (Sext. Math., 9, 17 ; 34). Il reste peu de fragments de son œuvre (Winiarczyk 1981) qu’Ennius traduisit sous le titre Sacra Historia (Vahlen 1901, CCXX-CCXXIV), répandant à Rome sous le nom d’Evhémère une méthode de rationalisation des mythes et les fondements théoriques du culte des bienfaiteurs, fortement empreints de stoïcisme (voir 2, 62).

106.

À Samothrace et à Lemnos on rendait un culte aux Cabires, divinités dont on ne connaît ni le nombre exact ni les attributions et qui furent souvent confondues avec les Corybantes et avec les Dioscures.

107.

La doctrine des eidôla divins est rapportée en détail par Sextus Empiricus (Sext. Math., 9, 19, in DK, B 166) ; elle est disqualifiée par une boutade, l’allusion à la bêtise proverbiale des habitants d’Abdère, patrie de Démocrite (Att., 4, 17, 3 ; 7, 7, 4).

108.

Le traité de Posidonius Peri theôn (Sur les dieux) est mentionné trois fois par Diogène Laërce parmi d’autres sources stoïciennes utilisées pour présenter la nature cosmique de la divinité et le gouvernement providentiel du monde (DL, 7, 138 ; 139 ; 148). Seul Cicéron, repris par Lactance (Lact. Ir., 4, 7), précise que cette œuvre contenait une critique virulente de l’athéisme d’Épicure. On sait que Posidonius s’est attaqué dans d’autres domaines à des épicuriens contemporains (polémique contre Zénon de Sidon sur la géométrie rapportée par Proclus ; In Euclidis Elementa, 214.15-218.11, in Edelstein & Kidd 1972, 46-47) : il n’est pas impossible que la section du De pietate où Philodème répond aux accusations d’athéisme lancées contre Épicure ait été suscitée par les attaques de Posidonius. Il n’est pas non plus exclu que Posidonius ait puisé à la source de Carnéade (Sext. Math, 9, 58).

~

a.

Après magno argumento, le texte imprimé en caractères espacés est transmis seulement par la branche y et partiellement par K, puis, à partir du XIVe, par contamination, par la plupart des manuscrits de la branche x ou par ajout à l’époque moderne (pour le manuscrit H) ; voir Bibliographie – Manuscrits transmettant le De natura deorum. On en trouve une première attestation partielle au IVe siècle chez Firmicus Maternus (Firm. Math., 1, 3-4). En l’état, le texte ne peut se construire sans difficulté même si le sens général est compréhensible : est évoquée la pratique méthodique de la suspension du jugement qu’impose et justifie le désaccord des philosophes. Ce rappel des fondements de l’épistémologie néo-académicienne, qui sera clairement explicitée dans la suite de la préface (1, 10-11), intervient ici trop tôt et résulte peut-être d’une glose intégrée au texte à moins qu’il ne témoigne d’une refonte en cours de la préface (voir Introduction, « État du texte transmis et circonstances de la rédaction ») : le fait que le vocabulaire utilisé recoupe les usages cicéroniens (par exemple Ac., 1, 42 ; Fin., 3, 72) ne suffit pas à assurer l’authenticité du passage. Qu’il s’agisse d’une glose ou d’un ajout, il n’est pas fondé d’en modifier le sens comme l’ont fait Mayor, Plasberg et Pease, en substituant inscientiam à scientiam. Cette correction, qui remonte à l’édition Aldine de 1541, repose en effet sur une appréciation erronée de la fonction que les néo-académiciens attribuent au désaccord des philosophes : il ne se réduit pas à un constat d’ignorance (inscientia) mais constitue au contraire le point de départ qui doit motiver une recherche (ueri reperiendi causa ; 1, 11). D’autre part, inscientia n’a pas en latin le sens d’« étonnement » : on ne peut donc tirer argument du texte de Platon (Theaetetus, 155d) qui donne l’étonnement (thauma) comme origine de la philosophie.

b.

Intermundia (intermondes) est une création lexicale de Cicéron qui calque le grec metakosmia qu’Épicure utilise dans la Lettre à Pythoclès (1, 89) pour évoquer les lieux où il est concevable qu’existent d’autres mondes. Aucun texte épicurien n’en fait explicitement le lieu du séjour des dieux et, si Cicéron le suggère ici et dans Diu., 2, 40, c’est pour moquer les inventions incompréhensibles d’Épicure (Fin., 2, 75) qui a imaginé la vie et le séjour des dieux iocandi causa (Diu., 2, 40).

c.

Les termes opifex et aedificator mundi sont ceux que Cicéron utilise dans sa traduction du Timée (6) pour rendre demiourgos (Tim., 28c-29a).

d.

La traduction du grec pronoea / pronoia en prouidentia est proposée comme une nouveauté tout juste passée dans la langue (voir 2, 58) : il n’y en a pas d’emploi attesté antérieurement.

e.

Il n’y a pas de raisons pour refuser le génitif animi comme l’a fait Pease en se fondant sur l’édition de Venise (1471) : Velléius reprend ici une expression utilisée plusieurs fois par Platon (Respublica, 519b ; 533d ; Symposium, 219a).

f.

Avec le terme phusiologia, simple calque du grec, glosé par l’expression naturae ratio, récurrente chez Lucrèce, Velléius rappelle dès le début de son exposé la fonction fondamentale de l’étude de la nature dans la méthode épicurienne (DL, 10, 37 ; 78 ; 85 ; 142 ; 143 et Gnomologium Vaticanum, 45).

g.

Il faut peut-être rejeter comme glose la précision redondante : quod ne in cogitationem quidem cadit ut fuerit tempus aliquod nullum cum tempus esset. Velléius distingue nettement la conception d’un temps que mesure le mouvement des planètes (Platon, Timaeus, 38-39), refusée par Épicure au nom d’une approche purement phénoménale du temps (DL, 10, 72-73), de ce qui peut se concevoir seulement par analogie : l’étendue infinie du temps sur le modèle de l’étendue spatiale infinie.

h.

Le texte transmis par les manuscrits de la branche y se construit sans difficulté et n’autorise pas à supposer une lacune comme l’ont fait Mayor, Plasberg et Pease.

i.

L’assimilation de la divinité à une couronne est également attribuée à Parménide par Aétius (DK, A 37). L’expression continentem ardorum orbem transmise par le seul manuscrit B (avant correction pour le fautif ardorem des autres manuscrits) permet de rejeter comme glose le génitif lucis ainsi que l’a fait Pease. D’après le témoignage d’Aristote, Parménide aurait construit une cosmogonie fondée sur l’Amour ou le Désir (Arist. Met., 1, 4, 984b 23).

j.

La leçon uno des manuscrits a été rejetée par les éditeurs depuis Davies (1718) au profit de suo qu’on trouve dans les manuscrits recentiores : elle fournit pourtant une nuance polémique intéressante en mettant en relief le fait qu’Aristote n’a eu qu’un seul maître, devenu ensuite la cible unique de ses attaques.

k.

Le texte transmis par les manuscrits, fatalem umbram, diversement corrigé depuis l’édition de Moser (1818), doit être maintenu comme l’ont fait Plasberg et Pease : l’expression imagée s’explique aisément par le ton polémique de Velléius. En faire une faute de lecture du grec eimarmené transmis par Philodème revient à considérer que l’exposé de Velléius dépend de Philodème, ce que rien ne permet de prouver (voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 18-42 »).

l.

Sur les nombreuses interprétations que ce passage très dense a suscitées, voir Introduction, « Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne – Livre 1, § 43-56 ». Le texte transmis par les manuscrits fait difficulté sur un seul point : ad deos affluat. Que la forme afflue dans la direction des dieux n’est attesté dans aucun témoignage épicurien : on ne peut invoquer le texte de la scolie à la première des Maximes capitales pour justifier ce sens parce qu’il indique seulement un afflux dans la même direction (epi to auto). On ne peut pas non plus exploiter le passage de Sextus Empiricus (Sext. Math., 9, 45) qui décrit la manière dont on construit, dans l’esprit, par une procédure d’accroissement, la conception des dieux : Cicéron dit en effet que c’est une forme qui est perçue – species qu’il ne faut pas corriger en series, comme le fit Brieger (1873) repris dans LS – ; voir Introduction, note 70. Le fait que la réfutation de Cotta n’exploite aucunement cette difficulté laisse supposer que le texte transmis par les manuscrits est fautif. Les corrections a deo et a deis proposées respectivement par Manuce (1541) et par Davies (1718) négligent le fait que Velléius ne dit jamais que la forme vient des dieux mais des atomes (ex indiuiduis) ; de ce point de vue, la correction de Lambin (ad nos) est mieux justifiée. Avant correction le manuscrit B donne la leçon adeos qui a été corrigée en ad deos comme s’il y avait eu une haplographie. Une telle correction, attestée dans les manuscrits qui remontent haut dans la tradition (comme K), peut s’expliquer aisément par le contexte général de la phrase qui s’ouvre et s’achève sur les conditions de perception du divin et les joies de la contemplation, mouvements de l’esprit tourné vers les dieux. D’autre part, la présence de ad dans adfluere a pu aisément entraîner une correction qui renforce l’indication de direction du verbe. Pourtant le verbe a, et dans l’exposé de Velléius (1, 51) et dans la réfutation de Cotta (1, 114), le sens d’« être en abondance » sans mention de direction vers ; si le verbe lui même n’apparaît qu’en 1, 114, les commentaires de 1, 105 (neque deficiat), de 1, 109 (innumerabilitas suppeditat) et l’emploi de suppeditatio bonorum en 1, 111 pour reprendre 1, 51 (nihil omnibus bonis affluentius) sont explicites (pour d’autres emplois comparables dans Cicéron, voir Fin., 2, 93 ; Off., 1, 153 ; Lae., 58 ; Diu., 1, 61). On peut donc proposer l’hypothèse suivante : les leçons adeos / ad eos / ad deos résultent d’une mauvaise interprétation d’un signe critique portant sur la correction du verbe affluere en defluere : ad / de suivi d’un signe d’insertion de la correction a fini par être lu addeos. Il convient donc de le rejeter et de traduire affluere en privilégiant le sens d’« être en abondance » ici rendu par « flux continu ».

m.

Depuis Lambin (1565), on a supposé qu’il y avait une lacune entre « il n’est rien en effet » et « qui soit vide de corps » (nihil est enim / quod uacet corpore) ; la démonstration tendant à nier l’existence des atomes est sans doute très elliptique et en tout cas confond plusieurs types d’arguments. En l’état, le texte oppose à l’existence des atomes une objection stoïcienne (voir SVF, vol. II, 482 ; 502) : le vide n’existant qu’à l’extérieur du cosmos, tout l’espace est occupé par des corps, divisibles à l’infini.

n.

Le fait que la branche x de la tradition et Lactance transmettent firamata / foramata / fermata tandis que la branche y donne curuata laisse supposer une erreur de lecture et incite à choisir entre l’un ou l’autre au lieu de retenir les deux comme l’ont fait les éditeurs précédents : est donc éditée ici seulement la correction hamata proposée par Pietro Marso (1507) qui a pour autorité le texte de Lucrèce où curuatus ne figure pas.

o.

La leçon nisi callide du manuscrit H donne un sens compréhensible contrairement à la leçon nisi ualde transmise par les autres manuscrits et retenue par Plasberg et Pease : l’adverbe callide évoque, par antiphrase, l’impéritie dialectique d’Épicure.

p.

La construction de la phrase est celle que Pease a proposée (note ad loc. p. 399-400), qui rattache à quid mirum le développement à l’infinitif eam esse causam : la proposition introduite par si est la protase d’une condition dont l’apodose commence avec quid mirum.

q.

Le texte des manuscrits, qui présente le dieu Triton se déplaçant grâce à des monstres unis à son corps, est jugé douteux par Dyck (2003). La leçon corpore des manuscrits atteste l’emploi de l’ablatif avec le verbe iungo et ses composés (voir Plasberg 1911 et Pease 1955 ad loc.). Triton, mi-homme mi-poisson, est plus souvent représenté soufflant dans un coquillage en guise de trompe (voir par exemple Virgile, Aeneis, 6, 171-174).

r.

Le texte semble lacunaire puisqu’il manque un substantif auquel rapporter l’adjectif humanus : le sens est néanmoins clair et l’ajout uisu proposé dans l’édition Aldine (1523) est acceptable sans être nécessaire.

s.

Est traduit ici le verbe à la première personne du singulier (peruenerim) suivant l’émendation proposée par Ernesti (1737) et acceptée par Pease (et non à la troisième personne du pluriel suivant la leçon des manuscrits qu’éditent Plasberg et Ax).