Introduction

Moins de dix ans après les trois grands dialogues sur la philosophie politique que sont De l’orateur, La République, Les lois1, en 45 av. J.-C., Cicéron aborde la question des dieux en soumettant les doctrines des philosophes à un double examen critique : il ne s’agit pas seulement de tester la cohérence et la rationalité des thèses proposées, il faut encore juger de leur compatibilité avec les pratiques religieuses constitutives de la république. Dans le dialogue sur La nature des dieux, la présentation puis la réfutation des doctrines épicurienne et stoïcienne sont structurées par des questions posées dès la préface et reprises au cours du dialogue : les thèses développées par les philosophes offrent-elles des explications rationnelles recevables des rapports qui lient les hommes et les dieux ? Permettent-elles de fonder en raison les pratiques cultuelles reçues des ancêtres ? De rendre compte des formes diverses de la pensée et de la représentation du divin ? Ces questions concernent autant les institutions de la res publica que l’homme, sujet pensant et citoyen, produit d’une histoire culturelle, appréhendé à travers les formes diverses de ses croyances et de ses constructions conceptuelles : le cheminement philosophique accompli par le dialogue est ainsi conduit dans une perspective politique et anthropologique précise. On se gardera donc bien de lire le texte comme s’il était la trace littéraire de débats purement privés, menés en dehors de l’espace civique et entièrement déterminés par les questions formulées à l’époque des grands maîtres grecs de la philosophie hellénistique2.

Le projet d’écriture de Cicéron est tout entier porté par une philosophie politique3 : les questions qu’il pose concernent une situation et une époque précises et, s’il a recours à des matériaux façonnés dans d’autres contextes, c’est pour en faire des instruments utiles à la réflexion de ses contemporains.

État du texte transmis et circonstances de la rédaction

Le texte transmis par les manuscrits n’est pas un texte achevé : il porte les traces d’un travail de refonte en cours qui n’a pas été mené à son terme. Parmi les précédents éditeurs du texte4, Joseph Mayor puis Otto Plasberg ont conclu qu’il n’avait pas été diffusé du vivant de Cicéron sans prendre en compte, toutefois, l’ensemble des informations que livrent les manuscrits5. Or, comme on le verra dans ce qui suit6, un faisceau d’indices permet d’établir que, sur une première version sans doute complète, Cicéron a procédé à des modifications : suppression de certains développements, greffe d’un autre plus ample. Ce travail en cours entraîne quelques incohérences dans la mise en scène7 et surtout un grand déséquilibre dans l’exposé du stoïcien ainsi que dans sa réfutation. Les humanistes italiens de la fin du XVe siècle ont tenté de corriger ce déséquilibre et, malgré ses fondements philologiques peu sûrs, tous les éditeurs depuis l’édition de Pietro Marso en 1507 ont maintenu cette correction qui engage l’ordre du texte8 et la construction philosophique de l’exposé stoïcien. Or, l’étude de la tradition manuscrite et de la tradition indirecte menée pour la présente édition aboutit à une tout autre conclusion : il faut renoncer à la correction des humanistes et considérer que le texte tel qu’il est transmis par les manuscrits représente une étape intermédiaire entre une première et une seconde version du dialogue. La présente édition vise ainsi à rendre accessibles les méthodes de travail de Cicéron.

Cependant, alors que la correspondance de Cicéron à Atticus livre des détails nombreux et précis sur la refonte des Académiques9, on trouve seulement quatre indications qui peuvent se rapporter à la rédaction de La nature des dieux dans les lettres échangées entre juin et août 45 av. J.-C.10 : encore faut-il employer avec prudence la méthode qui consiste à déduire du titre des livres que Cicéron souhaite emprunter à Atticus les œuvres qu’il est en train de rédiger et qu’il ne mentionne même pas, comme c’est le cas pour La nature des dieux. Rien n’indique en effet que le livre demandé est la source principale ou l’une des sources, à supposer que Cicéron compose à partir de sources livresques ; dans de nombreux cas, les livres demandés pour consultation le sont en vue d’un travail projeté ultérieurement ou pour des vérifications après-coup11. On ne peut donc tirer de la correspondance des indices incontestables sur la genèse de l’œuvre ou les remaniements auxquels Cicéron a pu procéder12. En revanche, deux types d’indications doivent être exploitées conjointement ; en 44, après l’assassinat de César, Cicéron récapitule les livres qu’il a déjà écrits13 et annonce ceux qu’il projette d’écrire pour compléter la réflexion entreprise dans La nature des dieux :

Une fois publiés ces ouvrages, j’ai achevé trois livres sur La nature des dieux qui contiennent toutes les recherches menées sur ce sujet. C’est pour en donner un traitement parfaitement exhaustif que j’ai commencé à écrire ces livres sur La divination. Quand j’aurai ajouté à ces livres celui sur Le destin, comme j’en ai l’intention, j’aurai donné les développements suffisants sur ce sujet14.

Dans ces deux livres, les liens avec La nature des dieux sont explicitement marqués15. Or ce triptyque n’a été conçu qu’au moment de la rédaction de La divination, en 44, et non pas avant : dans La nature des dieux, en effet, le représentant du stoïcisme n’a fait qu’ébaucher des remarques sur la divination16. En revanche, dans ce qui appartient vraisemblablement à la seconde version du texte, le stoïcien formule le souhait de distinguer de l’exposé sur la providence les questions relatives à la divination et au destin17 : on peut donc en déduire que Cicéron a modifié la première version de son dialogue pour l’adapter au projet de traiter en deux livres distincts la divination et le destin ; il est vraisemblable que ce travail a été mené en même temps que s’ébauchaient le dialogue « contre les physiciens » dont subsiste un début de préface et la traduction partielle du Timée de Platon18. On verra dans ce qui suit les enjeux philosophiques de cette réorganisation des questions de physique en quatre livres distincts : l’inachèvement de trois d’entre eux laisse supposer que le travail a été interrompu par la lutte politique contre Antoine puis par la mort de Cicéron en décembre 43.

Dédicataire et lecteurs

Depuis 46, Brutus19 est le dédicataire privilégié de Cicéron ; L’orateur, Les paradoxes des stoïciens, Les fins ultimes, Les Tusculanes sont l’occasion de remercier celui qui est présenté comme l’instigateur et le lecteur attentif des travaux auxquels Cicéron se consacre à nouveau : les livres de philosophie qu’il a écrits ont contribué à faire naître une attente dans le public cultivé20. Mais Brutus n’est pas seulement un auteur plus jeune avec lequel Cicéron entretient une saine émulation : dans son histoire de l’éloquence romaine qu’il a précisément intitulée Brutus, Cicéron indique clairement quel renouveau il attend de celui qui, à ses yeux, est le plus brillant représentant de la première génération de Romains à être désormais privée des conditions politiques favorables au déploiement de la véritable éloquence.

Dans la préface à La nature des dieux la dédicace est réduite à la mention de son nom dans la phrase liminaire : cela suffit à dessiner pour le livre un horizon de réception précis, celui d’un public composé des acteurs les plus engagés dans la vie publique et les plus qualifiés pour réfléchir aux institutions, menacées par des décennies de crises politiques21. Quand la tradition des ancêtres ne suffit plus à garantir les limites de l’espace politique et l’ensemble des pratiques cultuelles qui le définit, il y a un enjeu politique à réfléchir à ce qui fonde les rites et les cultes. L’enquête historique et philologique entreprise par Varron sur les Antiquités divines exige un prolongement ou plutôt une mise en perspective grâce au débat philosophique22 : les doctrines des philosophes grecs peuvent-elles aider le citoyen romain à construire sur des fondements pérennes un nouvel espace politique ?

Sur un plan privé, Cicéron sait quel soutien puissant il peut retirer de la lecture des philosophes grecs, comme il l’indique à propos du sanctuaire qu’il veut élever pour honorer sa fille Tullia23 ; sur le plan politique, en revanche, la question est difficile. Or, loin de cantonner à la sphère privée la réflexion philosophique, comme le voudrait une longue tradition d’interprétation du texte24, Cicéron utilise au contraire les ressources de la mise en scène pour mettre en rapport, fût-ce dans le conflit et la contradiction, espace privé et espace public25.

La préface et la construction du dialogue

La préface a ceci de remarquable qu’elle est commune aux trois livres du dialogue, cas unique dans l’œuvre de Cicéron. Son agencement met en valeur les deux sources qui irriguent la réflexion : Platon, tout d’abord, puis l’interprétation que la Nouvelle Académie a donnée de son œuvre, à partir de laquelle elle a posé les fondements d’une méthode. L’héritage platonicien est perceptible, bien qu’il ne soit pas revendiqué explicitement26, dès la première approche du sujet (1, 2-4) : les dieux prennent-ils part au gouvernement du monde ? S’occupent-ils des affaires humaines ? Les positions respectives des épicuriens et des stoïciens sont présentées de manière à englober d’un côté tous ceux qui reconnaissent le divin à l’œuvre dans l’organisation du monde, de l’autre ceux qui postulent une séparation totale du divin et du monde : cette première opposition rappelle précisément celle qui ouvre le livre X des Lois de Platon et, comme dans le dialogue platonicien, elle induit une seconde distinction qui serait la conséquence des thèses soutenues : impiété pour ceux qui pensent que les dieux ne s’occupent pas des hommes, piété et autres vertus sociales et politiques pour ceux qui, au contraire, postulent l’intérêt des dieux pour les hommes27. Ce sont là les enjeux de l’enquête mais non ses conclusions anticipées : Cicéron rappelle en effet que Carnéade28 a élevé des objections nombreuses contre les philosophes et précisément contre ceux dont les thèses sont les plus propres à garantir la piété.

Avec la mention de ce philosophe, Cicéron ouvre un second volet de la préface (1, 5-13) dans lequel il justifie à la fois son intérêt pour les méthodes développées par la Nouvelle Académie et sa propre production d’écrits philosophiques. Si les thèmes évoqués apparaissent déjà dans les préfaces de ses précédents livres29, ils sont ici comme enchâssés dans un véritable manifeste en faveur de la Nouvelle Académie qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Tout d’abord, Cicéron rappelle que son choix philosophique repose sur une formation rigoureuse qui l’a mis en contact avec plusieurs maîtres, non seulement Philon et Antiochus qui représentent chacun une interprétation de l’héritage de Platon30, mais aussi les stoïciens Diodote et Posidonius31. La raison pour laquelle il a écrit si tard est liée aux événements politiques, au deuil personnel qui l’a abattu et surtout au besoin de servir ses concitoyens en leur rendant accessible en latin la substance des débats philosophiques grecs32. La puissante connexion des sujets explique également qu’il ait produit une véritable série dont le fondement méthodologique est posé avec les quatre livres des Académiques33. Allant plus loin ici, Cicéron se présente comme le garant qui plaide pour une méthode abandonnée à cause de sa difficulté : argumenter contre toutes les thèses exige de les connaître toutes, ne pas formuler de jugement explicite laisse s’installer le doute quand il serait plus confortable de s’en remettre à l’autorité d’un maître. Mais il ne s’agit pas pour autant de suspendre son jugement sans chercher à trouver une procédure rationnelle qui permette au moins de prendre une décision et de s’engager : le probabile34 offre assez de garanties pour susciter une approbation, même provisoire, sans laquelle l’homme ne peut vivre. C’est donc parce que la Nouvelle Académie, telle que Cicéron l’interprète, rend possible les décisions que la préface s’achève sur l’image plaisante et provocatrice d’une assemblée de spectateurs venus, comme au théâtre, entendre toutes les opinions soutenues sur les dieux pour savoir quels sont les dieux dignes d’être honorés dans l’espace civique. On ne saurait rappeler plus finement que la réflexion philosophique doit être une affaire publique et pour cela être accessible à tous : la tradition néo-académicienne devient, sous le patronage de Cicéron, la plus apte à former et à régler le débat public.

Le dialogue et sa mise en scène

La refonte en cours du texte ne paraît pas avoir engagé d’importants changements de mise en scène et la sobriété du dispositif résulte de choix esthétiques et philosophiques qu’il convient de prendre en compte pour l’interprétation générale du dialogue.

Le cadre de l’entretien est réduit à une indication, l’exèdre de Cotta35, et l’occasion de la rencontre est fournie par une fête qui n’a pas de date fixe dans le calendrier, les Féries latines36 : il n’est sans doute pas anodin que ce soit cette même fête, qui réunit toute la communauté des peuples latins en l’honneur de Jupiter, qui serve de cadre temporel au dialogue La République37. En revanche, contrairement à ce dialogue dont la date est surchargée de signification par la mort imminente de Scipion, La nature des dieux ne comporte aucune indication sur la date de l’entretien rapporté : on ne peut que la déduire des données prosopographiques connues pour Cotta qui permettent de la fixer à l’année 7638. L’absence de remarques sur les événements historiques contemporains suggère que la mise en scène ne cherche pas, comme dans les autres dialogues, à donner une incarnation aux personnages ni à tirer parti d’une histoire immédiate partagée. En revanche, les trois interlocuteurs ont un passé littéraire commun dans l’œuvre cicéronienne ; Cotta est l’un des jeunes gens qui assistent à l’entretien du dialogue De l’orateur au cours duquel et Velléius et Balbus sont mentionnés pour leurs choix philosophiques qui restreignent leur capacité d’orateur : ni l’épicurien Velléius, ni le stoïcien Balbus ne seraient capables de défendre leur doctrine respective contre un orateur bien formé, faute d’avoir appris l’éloquence. Cotta, de son côté, ressort de l’entretien convaincu de la nécessité d’acquérir les méthodes de la Nouvelle Académie pour disputer pour et contre39. Il n’est pas indifférent que ces trois silhouettes deviennent, dans La nature des dieux, les trois interlocuteurs principaux dont les capacités rhétoriques sont l’objet de louanges réciproques, et cela quinze ans seulement après la date choisie pour l’entretien du dialogue De l’orateur40 : Cicéron renvoie ainsi très habilement aux questions débattues dans son premier dialogue et invite à s’interroger sur les raisons qui ont favorisé l’expression et l’écriture éloquente de la philosophie à Rome41. L’extrême dépouillement de la mise en scène résulte d’un choix pour mieux faire entendre de discrets échos avec les œuvres précédentes.

Il en va de même pour la présentation des personnages : leur rôle social et politique est limité à la mention du statut de sénateur pour Velléius42, de celui de pontife pour Cotta tandis que Balbus43 n’a d’autre titre que sa compétence exceptionnelle dans la doctrine stoïcienne. Ce qui est mis en valeur, à propos de ces personnages, est la pertinence de leur choix philosophique par rapport au rôle social et politique tenu : comment être sénateur et épicurien ? Ou bien pontife et capable de soumettre à l’examen toutes les pratiques religieuses ? Est-ce au seul stoïcien, dépourvu de fonction dans le dialogue, de sauver les institutions romaines ? La dénonciation récurrente de ces incohérences au cours de l’entretien44 a pour effet de rappeler que ces épures de personnages permettent avant tout de donner forme à des questions théoriques dont les enjeux sont essentiels pour le sujet traité.

D’autres repères pour l’interprétation sont fournis par un personnage dont l’absence est commentée sur un plan strictement philosophique : si Marcus Pison45 n’est pas là pour représenter les péripatéticiens, faut-il en conclure que la doctrine d’Aristote ne sera pas examinée ou bien qu’elle est omniprésente dans les thèses stoïciennes comme le soutient le philosophe Antiochus d’Ascalon dont le livre est mentionné (1, 16) ? À cette question, aucune réponse univoque n’est apportée : le stoïcien Balbus réfute en effet les idées développées dans le livre d’Antiochus mais celles-ci portent sur l’éthique. Doit-on en déduire qu’il ne conteste pas la proximité d’Aristote et des stoïciens sur le plan de la physique puisque lui-même utilise à plusieurs reprises l’autorité d’Aristote dans son exposé ? On se gardera toutefois de trancher une question que Cicéron a placée sans réponse au début de l’entretien et qui engage autant la conception que les stoïciens se font de leur dette à l’égard d’Aristote que la pertinence des thèses d’Antiochus pour l’histoire de la philosophie46.

La silhouette que l’auteur Cicéron esquisse pour le personnage Cicéron du dialogue indique elle aussi comment lire l’échange qui va suivre : loin de se cantonner à la position d’auditeur éclairé qu’il peut légitimement se donner à la date retenue pour l’entretien, Cicéron fait de son arrivée l’occasion d’une mise au point méthodologique. Il ne vient pas pour apporter son aide au représentant de la Nouvelle Académie et refuse d’indiquer ce qu’il a appris du philosophe néo-académicien Philon (1, 17). Muet pendant tout l’entretien, son appréciation finale des débats (3, 95) porte seulement sur l’exposé du stoïcien tandis qu’il prête à l’épicurien une adhésion sans réserves aux critiques que le néo-académicien a adressées au stoïcien. Le personnage Cicéron incarne donc ce que le Cicéron écrivain définit dans la préface comme la « méthode issue de Socrate, renouvelée par Arcésilas et affermie par Carnéade » : laisser argumenter pour et contre sans conclure dogmatiquement et déployer ce faisant la liberté de la raison critique que n’entrave aucune forme d’autorité. Cela ne signifie pas pour autant que l’écrivain s’est contenté de mettre en regard des exposés et leurs réfutations : le choix des questions traitées par les trois interlocuteurs, la mise en relief de tel aspect au détriment d’un autre, le recoupement des problématiques d’un exposé à l’autre permettent de saisir le projet auctorial d’un écrivain qui choisit de se représenter muet47.

Première contribution au débat : exposé et réfutation de la doctrine épicurienne

En confiant au sénateur Velléius la tâche délicate de présenter la doctrine des épicuriens sur les dieux, Cicéron choisit de donner à la philosophie d’Épicure un porte-parole qui bénéficie du respect et de l’estime dus à son rang et à ses fonctions48 : ce choix doit être pris en compte pour interpréter l’exposé de Velléius qui n’a pas d’équivalent dans les textes épicuriens conservés49. On se gardera donc de prêter à Cicéron un mépris pour la doctrine qui le conduirait à traiter ses sources avec désinvolture : si le discours de l’épicurien Velléius est introduit par une remarque moqueuse (1, 18), si le ton même de son exposé a une véhémence doctrinaire qui rappelle le style de Lucrèce50, ce serait pourtant méconnaître les codes de la polémique que d’en déduire que Cicéron donne une version partiale et tronquée de la doctrine51. Ce serait surtout confondre plusieurs niveaux de polémique, celle qu’on utilise en forçant le trait pour dénoncer les conséquences sociales et politiques de la doctrine du plaisir et du « vivre caché » et celle qu’on utilise pour contraindre l’adversaire à justifier plus rigoureusement ses choix philosophiques. Ces deux niveaux sont précisément distingués dans le dialogue et se fondent sur une connaissance très approfondie de la tradition épicurienne52.

Depuis son initiation à l’épicurisme grâce aux leçons de Phèdre53, Cicéron a eu accès à tous les débats contemporains qui opposent les épicuriens aux stoïciens54 : il a suivi à Athènes les conférences de Zénon de Sidon, chef de l’école épicurienne, il connaît sans doute ce que Philodème a restitué de l’enseignement de son maître et peut avoir entendu Démétrios Lacon55. De nombreux parallèles avec les textes retrouvés dans la « bibliothèque d’Herculanum »56 éclairent non seulement la composition du discours de Velléius mais aussi certains aspects de la réfutation qu’en donne Cotta : il en ressort que Cicéron n’utilise aucune source épicurienne telle quelle mais en restitue la teneur et les enjeux philosophiques en recourant à des formes diverses – citation explicite, emprunt tacite, pastiche, détournement parodique. Faute d’une juste appréciation des tropes et procédés mis en œuvre dans l’écriture philosophique de Cicéron, l’apport de l’épicurisme à la formulation des débats est encore sous-estimé : la présentation qui suit voudrait montrer, au contraire, combien est féconde la contribution de l’épicurisme à la réflexion sur les dieux.

Livre 1, § 18-42

Velléius commence son exposé par une disqualification globale des thèses de Platon et des stoïciens, moquant le dieu ouvrier du Timée et la « vieille prophétesse » que les stoïciens nomment providence. Ces critiques font écho à celles qu’a formulées Lucrèce après son maître Épicure57 ; elles permettent de présenter, en négatif, la physique d’Épicure dont découle nécessairement la conception des dieux qu’il défend : une physique sans démiurgie, sans explication par des formes ou des éléments, sans création ni finalisme (1, 18-24).

Dans ce cadre général, l’énumération des doctrines des « physiciens » depuis Thalès jusqu’au stoïcien Diogène de Babylone vise un objectif précis (1, 25-41) : montrer qu’aucune physique des premiers principes ne peut rendre compte du divin et n’est compatible avec la conception épicurienne des dieux éternels, bienheureux et pour cela même sans aucun lien avec le mouvement du monde. La rigueur avec laquelle Velléius construit les deux étapes de sa réfutation préliminaire avant d’aborder la partie positive de son exposé ressort avec une grande netteté si on met en parallèle l’agencement de son exposé avec le texte de Philodème souvent invoqué pour comparaison, le De pietate 58. Les quelques noms qui subsistent dans les fragments très mutilés sont indéniablement les mêmes que ceux que cite Velléius59 et quelques brèves notices présentent des points communs : mais tandis que cette liste, chez Philodème, tend à montrer que les philosophes stoïciens ont tort de défendre leur conception de la piété en cherchant à enrôler les poètes et anciens philosophes60, Velléius exploite cette liste pour disqualifier toutes les conceptions du divin qui précèdent celle de l’« inventeur » Épicure. Dans cette perspective, Velléius présente les opinions de vingt-sept philosophes en fonction des trois critères qui correspondent aux trois points essentiels de la théologie épicurienne qu’il précisera ensuite61 : le dieu est saisi par une « prolepse », il est un vivant immortel, il a forme humaine. À supposer que l’exposé de Velléius s’inspire directement du De pietate de Philodème et non de matériaux doxographiques communs62, Cicéron en a profondément remanié l’orientation polémique et donne ainsi une remarquable cohérence à la théologie épicurienne.

Livre 1, § 43-56

La partie positive de l’exposé puise dans plusieurs strates de la tradition épicurienne et fait ressortir les problèmes auxquels sont confrontés les épicuriens contemporains de Cicéron quand ils cherchent à développer l’esquisse laissée par Épicure, suivant un schéma déjà exploité dans le dialogue Les fins ultimes 63.

Épicure le premier a su fonder sa doctrine sur les enseignements de la nature elle-même : les hommes savent que les dieux existent parce qu’ils en ont une connaissance anticipée, ou prolepse64, qui leur fait également comprendre que les dieux sont bienheureux et éternels. Cela suffit à justifier un culte pieux rendu à leur excellence.

À ce premier noyau de l’exposé, tiré explicitement de l’enseignement d’Épicure65, succède un développement sur la forme humaine des dieux qui semble faire écho à des débats plus récents, dont témoignent Démétrios Lacon et Philodème66. Les deux paragraphes consacrés à la nature des dieux (1, 49-50) pourraient sans doute aussi être rapprochés de textes de Philodème, c’est-à-dire de l’enseignement de Zénon, qui prennent appui sur des concepts épicuriens et les développent pour répondre aux objections des adversaires : mais ce bref passage de l’exposé de Velléius n’a pas de parallèle exact dans les textes épicuriens conservés et, pour cette raison même, a suscité méfiance et interprétations divergentes67. C’est que la méthode qui consiste à chercher le sens du texte cicéronien dans d’autres textes qui transmettent la doctrine épicurienne montre ici ses limites : en voulant placer sous le latin de Cicéron des mots grecs qu’il n’aurait pas su restituer, on néglige le fait que Cicéron précise toujours quand il traduit un mot grec68. Il est plus fructueux de comparer le vocabulaire qu’utilise l’épicurien avec celui qu’emploie Cotta quand il reprend les points de l’exposé pour le réfuter et privilégier ainsi la cohérence du texte cicéronien : on doit alors raisonnablement attribuer à une faute de transmission, ici une correction mal comprise, un énoncé qui serait autrement injustifiable dans la doctrine épicurienne69. Ainsi, et malgré sa brièveté, soulignée dans le texte même, l’exposé de Velléius est parfaitement lisible et repose sur la combinaison remarquable de plusieurs éléments : la nature des dieux, un « quasi-corps », se déduit à la fois des conditions dans lesquelles l’esprit de l’homme la perçoit, forme70 constituée d’images exactement semblables qui se renouvellent suivant un flux continu, et d’une loi générale de physique qui garantit l’immortalité71.

La description de la vie du dieu n’exige pas de longs développements (1, 51-53) puisqu’elle réalise au plus haut degré l’idéal éthique qu’est le plaisir, défini comme absence de troubles, ataraxie et aponie, qui s’oppose en tous points à la vie prêtée au dieu stoïcien occupé sans relâche, maître éternel terrorisant les hommes que seul Épicure peut libérer. La péroraison reprend ainsi le préambule pour mieux rappeler, avec de nombreux échos lucrétiens, que la physique d’Épicure et sa conception du divin visent un but éthique : délivrer l’homme des troubles que cause en lui la crainte des dieux et de la mort (1, 54-56).

Livre 1, § 57-123

La réfutation de Cotta procède à partir d’un rappel méthodologique : il ne s’agit pas pour lui de proposer une autre thèse, surtout quand il est question de physique, mais de dire « ce qui n’est pas » et de passer en revue tous les points faibles et mal argumentés, suivant un ordre qui n’est pas celui de l’exposé mais qui fait apparaître plus nettement les difficultés (1, 57-62) : ainsi le recours à l’argument du consensus pour prouver l’existence des dieux est à peine critiqué parce qu’il est commun à d’autres philosophes (1, 62-64). En revanche, c’est la physique d’Épicure qui est l’objet de la première attaque, menée sur trois plans (1, 65-75) : les deux principes auxquels se réduit cette doctrine, les atomes et le vide, ne permettent de concevoir ni l’existence ni la nature des dieux72. Mais l’invention du quasi-corpus, qui, comme les autres aberrations d’Épicure en physique ou en dialectique, a pour but d’échapper aux difficultés de la physique de Démocrite, est aussi obscure qu’inconcevable : l’autodidacte arrogant qui a renié ses maîtres ne laisse à ses continuateurs qu’une esquisse inconsistante. Sous la violence de la critique, explicitement adressée au Maître (1, 61) bien plus qu’aux épicuriens contemporains, Cotta formule une première fois la question fondamentale qu’il reprendra à la fin de sa réfutation : que vaut la conception des dieux d’Épicure si on la rapporte à la doctrine de Démocrite, source de l’épicurisme73 ?

Vient ensuite l’examen des arguments utilisés pour prouver que les dieux ont forme humaine (1, 76-99) : l’anthropomorphisme traditionnel qui prévaut dans les représentations collectives et les pratiques cultuelles ne reçoit pas de fondements théoriques solides à l’issue de l’argumentation épicurienne pas plus qu’il n’aide, inversement, à fonder une conception universelle du divin. Cotta recourt ainsi à trois objections combinées : ce n’est pas la nature qui inscrit en l’homme l’idée que les dieux ont forme humaine mais une longue histoire culturelle nourrie de préjugés ; le jugement selon lequel la forme la plus belle sous laquelle on puisse penser les dieux est celle de l’homme est également la conséquence d’un anthropocentrisme indigne d’un « explorateur de la nature » (1, 83) ; enfin, les inférences qui permettent aux épicuriens d’établir que la raison ne peut se trouver que dans la forme humaine ne sont pas construites selon un protocole logique satisfaisant. La combinaison de ces trois types d’objections est facilitée par le recours au vocabulaire de la représentation artistique : en quoi les dieux-esquisses d’Épicure se distinguent-ils des représentations picturales ou sculptées ? La sélection des ressemblances qui permet de construire les inférences par lesquelles les dieux sont dotés de la forme humaine est-elle différente du processus de création artistique ? Il n’y aurait donc rien dans la conception épicurienne des dieux qui puisse prétendre se fonder sur une nature commune à tous les hommes, un universel au-delà des traditions culturelles.

L’importance accordée par Cotta à un point à peine développé par Velléius met en évidence, sans aucun doute, un problème sur lequel l’ensemble du dialogue incite à réfléchir : c’est en effet sur la nature des dieux74, bien plus que sur la piété, que l’opposition est irréductible entre les dieux anthropomorphes épicuriens et le dieu cosmique des stoïciens. Mais elle reflète aussi les discussions des épicuriens contemporains dont les textes de Demétrios Lacon et de Philodème se font l’écho75 : Cotta ne se contente donc pas d’aller chercher des armes dans la tradition néo-académicienne, il puise directement aux sources épicuriennes pour retourner contre les épicuriens des arguments qu’ils ont mis au point contre les stoïciens.

Cotta reprend ensuite les éléments d’une polémique plus grossière pour dénoncer l’isolement d’Épicure, en marge du consensus selon lequel ce qui définit un dieu n’est pas une forme mais son utilité. De cet isolement, Cotta tire les conséquences politiques et sociales : Épicure peut aisément être suspecté d’impiété puisque ses dieux inactifs et inutiles, dont la consistance est réduite à un flux d’images, ne peuvent susciter la véritable piété, celle que les hommes vouent à des êtres dont l’excellence réside surtout dans leur bienfaisance (1, 100-120).

Cotta peut bien avoir puisé la dernière partie de sa réfutation dans le traité de Posidonius qu’il cite explicitement76, il maintient toutefois jusqu’au bout la stratégie qui consiste à tirer des faiblesses ou des ambiguïtés de l’exposé épicurien l’essentiel de ses arguments : si les dieux épicuriens ont une nature explicable en termes physiques, cette nature est soit inconcevable selon les lois de la physique admises par tous les philosophes soit soumise à la destruction (1, 103 ; 1, 110). Si les dieux ne sont rien d’autre que ces images qu’Épicure a empruntées sans le dire à la doctrine de Démocrite, peut-on affirmer que leur existence est mieux garantie que celle des chimères (1, 105-109) ? Il est remarquable que les deux termes de l’alternative sous laquelle Cotta présente la nature des dieux épicuriens correspondent précisément aux deux pôles entre lesquels oscillent les interprétations modernes de la théologie présentée par Velléius77 : il serait donc vain de prétendre trancher ce que Cotta présente, sans doute à bon droit, comme un problème non résolu dans les développements récents donnés à la doctrine d’Épicure.

À l’issue du premier entretien, les questions qu’ont permis de formuler l’exposé épicurien et sa réfutation sont essentielles à la poursuite du débat : la réflexion philosophique sur les dieux peut-elle ou doit-elle se détacher des représentations culturelles ? Quel rôle joue l’image dans la pensée du divin ? De quel poids sont les traditions culturelles dans l’élaboration des prolepses et des images mentales ? Quelle doctrine physique permet de concevoir l’éternité des dieux ?

Seconde formulation du débat : l’exposé stoïcien et sa réfutation

L’intérêt que porte Cicéron aux problématiques vivantes de la philosophie, telles que les élaborent les discussions de ses contemporains, peut expliquer que l’exposé stoïcien et sa réfutation aient fait l’objet d’un important travail de correction : or les modifications apportées par Cicéron à une première version de l’exposé et de sa réfutation n’ont jamais pu, à ce jour, être prises en compte puisque, depuis l’édition de 1507, on ne lit plus le texte tel qu’il est transmis par les manuscrits. La description, dans ce qui suit, de la première puis de la deuxième version en cours fournit des éléments nouveaux pour comprendre comment les stoïciens contemporains de Cicéron ont utilisé la doctrine des fondateurs du Portique dans les discussions avec leurs adversaires épicuriens et néo-académiciens78.

Une première version de l’exposé stoïcien suit un plan en quatre parties79 : les deux premières subsistent tandis que ce qui reste des deux dernières, que le stoïcien ne souhaitait pas développer, est difficile à apprécier mais ne devait pas être très étendu. La réfutation que fait Cotta de cette première version quadripartite porte sur les deux premières parties et sur quelques thèmes des deux dernières.

Ce qui constitue la seconde version, en cours d’élaboration, est un long développement greffé sur le point central de l’exposé : l’inférence qui permet aux hommes de concevoir les dieux (2, 15-16)80. On trouve trois autres indices de ce travail en cours dans la réfutation de Cotta : un second plan est annoncé (3, 16-18)81 et en deux endroits qui correspondent à des articulations du premier plan le texte porte la trace de suppressions (3, 13-15 et 3, 65)82.

La première version et ses limites

Dès l’introduction de son exposé, Balbus attire l’attention sur deux points : tout en annonçant que la question des dieux se traite généralement en quatre parties, il indique d’emblée qu’il ne souhaite traiter que les deux premières parce que les deux autres exigeraient de trop longs développements (2, 3). D’autre part, il ne mentionne aucune autorité stoïcienne qui serait à l’origine du plan quadripartite traitant successivement la question de l’existence des dieux, celle de leur nature, de leur gouvernement providentiel du monde et du soin particulier qu’ils attachent aux hommes83. Cicéron souhaite-t-il reproduire par la voix de Balbus un type de conférence qui représente en enseignement « courant », susceptible de varier pour s’adapter à l’auditoire et au temps disponible84 ? Ou souligne-t-il d’emblée les limites d’un plan qui conduirait à utiliser deux fois les mêmes arguments85, pour l’existence des dieux et pour leur providence, ôtant au système stoïcien sa puissance de conviction ?

Livre 2, § 4-44

Toute la première partie de l’exposé, consacrée aux différents types de preuves de l’existence des dieux, est agencée suivant une progression mesurée qui permet de mener l’auditoire des arguments les moins techniques à ceux que Zénon, Cléanthe et Chrysippe, les trois premiers maîtres du stoïcisme86, ont rigoureusement composés87. L’évidence sensible d’où Balbus voudrait faire dépendre la preuve de l’existence des dieux ne suffit pas, comme il le fait remarquer lui-même (2, 23), et c’est d’abord l’histoire romaine88 qui fournit des exemples de théophanies puis d’auspices et d’haruspices. Leur accumulation doit faire reconnaître la valeur contraignante de l’inférence suivante : les dieux existent puisqu’ils se manifestent aux hommes et leur envoient des signes. Or cette inférence a été considérée par Cléanthe, explicitement cité (2, 13), comme la première des quatre causes expliquant la formation des notions sur les dieux. Le recours à ce philosophe permet ainsi de donner une première mise en forme à ce qui vient d’être décrit comme le résultat d’une observation empirique consolidée par la durée. Les trois autres causes qui permettent de comprendre comment les hommes en sont venus à soupçonner l’existence des dieux sont l’abondance des richesses de la terre, les phénomènes naturels effrayants, l’ordre et la constance des révolutions des astres89. Seule la dernière cause, qui fait conclure de l’ordre à une intelligence qui en est le principe, est l’objet d’un développement grâce à l’argument emprunté à Chrysippe (2, 16) : ce que l’homme ne peut produire est nécessairement produit par un être supérieur. Dieu existe donc et non seulement il est la source de l’intelligence humaine mais c’est par lui que s’expliquent la cohésion et l’harmonie du monde. L’exposé de Balbus procède ainsi par étapes jusqu’à la preuve de la divinité du monde lui-même, exprimée d’abord par les syllogismes de Zénon90 puis développée à partir d’une physique dont le feu est le principe91 : source de vie, de conservation, de mouvement il atteste que le monde est animé et doté d’une intelligence supérieure qui le place ainsi au sommet de l’échelle des êtres. La composition de cette première partie, plus longue que Balbus ne l’avait prévue92, épouse le mouvement de découverte progressive depuis l’évidence qui fonde la notion jusqu’aux arguments que fournit la physique pour en rendre compte ; elle reproduit ainsi un parcours didactique dans lequel les autorités du stoïcisme sont invoquées pour conduire d’un niveau de la démonstration à l’autre tandis que le recours ponctuel aux arguments de Platon (2, 32) et d’Aristote (2, 42 ; 2, 44) confère à la thèse de la divinité du monde une légitimité accrue.

Livre 2, § 45-72

La deuxième partie de l’exposé, consacrée à la nature des dieux, fixe les critères grâce auxquels il est possible de définir ce que sont les dieux. Tout d’abord Balbus rappelle qu’ils n’ont pas forme humaine, se contentant de renvoyer à la réfutation que Cotta a donnée des conceptions anthropomorphiques épicuriennes ; en revanche la nature qui s’accorde le mieux avec la préconception qu’ont les hommes d’un dieu animé et excellent est celle du monde : sa forme géométrique parfaite, ses mouvements réguliers, comme ceux des étoiles et des planètes qu’il englobe, attestent sa puissance divine comme le fait sa nature « artiste » veillant providentiellement à la conservation de l’ensemble.

L’importance accordée à l’action providentielle dans la conception des dieux explique que les hommes aient aussi reconnu comme des dieux les sources des bienfaits dont ils jouissent, qu’elles soient naturelles ou humaines. Et surtout les fables des poètes font comprendre, pour peu qu’on veuille bien les lire suivant les techniques développées par Zénon, Cléanthe et Chrysippe à partir de l’étymologie93, l’utilité et la parfaite rationalité de tous les phénomènes naturels qui méritent une pieuse vénération. On se gardera donc bien d’agréer les fables qui prêtent aux dieux passions et faiblesses humaines pour mieux retrouver, grâce à la savante lecture qu’en proposent les stoïciens, l’excellence de la nature. Pour conclure ce mouvement, Balbus recourt lui aussi à l’étymologie pour fonder sur la langue latine elle-même la distinction entre les pratiques religieuses qui reposent sur un examen attentif de tous les aspects du culte, religio, et des pratiques déviantes, parce que strictement privées, superstitio : suivant cette distinction, les lectures érudites des stoïciens s’inscrivent rigoureusement dans les pratiques romaines de relecture des rituels, re-legere94.

Livre 2, § 73-86a / § 156b-162

Malgré le souhait exprimé en introduction de ne traiter que les deux premières parties du plan annoncé (2, 3), Balbus aborde la troisième qui doit prouver que le monde est gouverné par la providence des dieux. Ce développement sera traité en trois points selon une division que Balbus attribue aux stoïciens, sans autre précision95.

Le premier point consiste en une très brève récapitulation qui s’appuie sur le raisonnement utilisé pour prouver que les dieux existent : la supériorité des dieux se manifeste par excellence à travers le gouvernement du monde dans lequel se révèle la perfection de leur intelligence96.

Le deuxième point a pour objet de montrer que la nature à laquelle tout est soumis gouverne magnifiquement. C’est donc à partir de la définition de la nature artiste97 que sont décrits les principes de cohésion et de croissance qui assurent l’équilibre pérenne du monde qu’elle gouverne.

À ce point de l’exposé (2, 86a)98, tous les manuscrits transmettent sans transition99 un développement qui énumère les commodités offertes par la nature aux hommes et à eux seuls (2, 156b-162) : est-ce la fin du troisième point annoncé par Balbus, fondé sur la description admirative des réalités du ciel et de la terre ou le début de la quatrième et dernière partie de l’exposé stoïcien consacré au soin providentiel que les dieux prennent des hommes ? Faute d’indications qui signalent, dans le texte lui-même, le début du troisième point de la troisième partie et le début de la quatrième partie il n’est pas possible de mesurer exactement l’étendue du texte supprimé ; mais à en juger par la brièveté avec laquelle Balbus traite le premier point et une grande partie du second100, il est vraisemblable que la perte n’est pas très importante.

Livre 2, § 162-168

Les six derniers paragraphes traitent véritablement du thème annoncé pour la quatrième partie, dont le verbe « titre » est repris : consulere. Comme de bons gouvernants, les dieux veillent sur les hommes en leur envoyant des signes que les techniques divinatoires peuvent décrypter ; et, s’il est vrai que les dieux négligent les affaires sans importance au profit des grandes, ils prennent soin de tous et de chacun sur l’ensemble de la terre habitée : l’extrême brièveté avec laquelle est abordée la dernière partie de l’exposé suggère sans doute que Balbus se contente d’une esquisse, comme pour la partie précédente. L’allusion préliminaire (2, 162) aux critiques qu’adressent néo-académiciens et épicuriens aux arguments stoïciens en faveur de la divination renvoie à un autre débat, celui précisément que Cicéron développera dans son dialogue sur La divination. L’insistance avec laquelle Balbus rappelle que les dieux s’occupent seulement des choses importantes suggère une position défensive qui tente de prévenir les objections que développent les académiciens contre le providentialisme stoïcien101.

La réfutation de Cotta au livre 3

La critique que fait Cotta de cette première version de l’exposé stoïcien reprend explicitement le plan en quatre parties (3, 6). Cotta passe rapidement sur la première, dont il énumère dans l’ordre les premiers éléments102 : Balbus a eu tort d’accumuler des arguments qui rendent douteux ce qui était présenté comme évident, arguments qui se réduisent à des opinions d’ignorants (3, 10-15).

La réfutation de la deuxième partie (3, 20-64), sur la nature des dieux, englobe la critique des arguments de Chrysippe et de Zénon que Balbus a utilisés dans la première partie pour prouver la rationalité et la divinité du monde. Cotta se place d’abord sur le plan de la logique pour contester la validité du syllogisme de Zénon103 puis oppose une série d’objections fondées sur la physique : la nature seule, et non la divinité, suffit à expliquer la constance et la régularité des mouvements du monde ainsi que les capacités de l’homme (3, 24-28)104 ; rien de ce qui est corporel et animal n’est immortel comme l’a amplement démontré Carnéade, explicitement cité105. Quant au feu, auquel les stoïciens font jouer un rôle primordial, à la suite d’Héraclite106, il est également susceptible de destruction. Enfin, ce qui n’occupe qu’une douzaine de paragraphes dans l’exposé du stoïcien est l’objet d’une très longue critique de Cotta107 : les diverses natures de dieux que les hommes ont admises ne peuvent être acceptées au motif qu’elles correspondent à des modes de formation de la notion des dieux ; on ne peut pas non plus sauver les fables sur les dieux en pratiquant une lecture qui permet de déchiffrer en elles une explication physique ou bien en laissant parler l’étymologie. Pour tourner en dérision les méthodes stoïciennes, Cotta abuse de l’argument du sorite que Carnéade utilisait pour faire reconnaître aux stoïciens que leur définition de la nature du dieu est impropre à fixer des limites108. Cotta donne à cet argument une extension maximale en puisant dans l’érudition des mythographes un catalogue vertigineux de divinités homonymes109. La portée comique du procédé aiguise la pertinence de la critique : les philosophes sont incapables de rendre compte de la notion de dieu, mieux vaut donc s’en tenir à ce que les lois et les institutions, depuis Numa, ont fermement délimité pour la pratique des cultes. En donnant une ampleur démesurée à ce développement dont il souligne lui-même le caractère digressif (3, 43 ; 3, 60), Cotta met en évidence ce qui est en jeu : les enquêtes érudites, comme celles de Varron, sur les institutions et les cultes, peuvent nuire à la réflexion critique en permettant d’accueillir potentiellement toutes les formes de divin sans aider à fixer des critères. La science des mythographes permet de créer ou de légitimer des généalogies divines et de cautionner le développement, à Rome, de pratiques religieuses qui menacent les institutions : ainsi, au-delà du noyau argumentatif emprunté à Carnéade, la réfutation de Cotta a un horizon de réception spécifiquement romain et contemporain. Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi c’est Cotta, le pontife, qui est chargé dans le dialogue de critiquer l’appropriation que les stoïciens font des mythographes, et non pas Velléius, alors pourtant que le débat philosophique contemporain oppose sur ce point les épicuriens aux stoïciens110.

Sur ce constat négatif, Cotta annonce qu’il va passer aux deux dernières parties de l’exposé stoïcien et, malgré le souhait exprimé par Balbus de repousser à plus tard cet examen, il reprend sa réfutation (3, 65). Or la brutale entrée en matière de cette partie et le constat que les critiques de Cotta portent essentiellement sur la dernière partie ont fait naître l’hypothèse qu’il manquait une partie du texte111.

Les arguments de Cotta visent en effet la thèse que les dieux prennent un soin particulier des hommes : la raison n’est pas un bienfait des dieux comme le montrent amplement les exemples de raison criminelle empruntés au théâtre, à l’histoire, au forum et le mauvais usage qu’en font les hommes, loin de leur être imputable, prouve l’échec de la providence divine incapable de l’anticiper (3, 66-78). Le deuxième argument est celui auquel la théodicée stoïcienne tente de répondre112 : le malheur des bons et la prospérité des méchants suffisent à prouver qu’il n’y a pas de justice divine et donc pas de dessein rationnel dans le monde (3, 80-93). Enfin, pourquoi attribuer à des faveurs divines ce que l’homme peut, grâce à sa vertu, se donner à lui-même (3, 86-88) ?

Ces trois séries d’objections laissent de côté une grande partie de ce que Balbus annonçait pour la troisième partie de son exposé : faut-il donc penser que tout un développement consacré à la réfutation de cette troisième partie a disparu113 ?

Les quelques témoignages de Lactance et d’Arnobe invoqués pour étayer cette hypothèse ne sont pas concluants114. Mais surtout, il convient de rappeler que la troisième partie de l’exposé de Balbus est composée pour l’essentiel de récapitulations d’arguments dont Cotta a déjà fait la critique dans la partie précédente de sa réfutation. Il est donc vraisemblable que dans la première version du dialogue, la réfutation de la troisième partie n’occupait pas plus de place que ne lui en accordait Balbus lui-même tandis que la critique de la quatrième partie, nourrie d’éléments bien attestés ailleurs, était bien plus développée : le fait que les difficultés textuelles portent sur les mêmes points dans l’exposé et dans la réfutation témoigne bien plus sûrement de la refonte des matériaux en vue de la seconde version115.

Les enjeux de la seconde version (livre 2, § 86b-156a)

L’ensemble greffé sur la première version116 fait apparaître une ligne d’argumentation différente qui vise de manière plus précise les adversaires épicuriens : la description de la nature, artiste aux réalisations spectaculaires, est tout entière orientée de façon à prouver qu’elle ne peut être le résultat de la rencontre hasardeuse d’atomes. L’argument selon lequel le monde ne peut pas plus être produit par des chocs hasardeux que les Annales d’Ennius surgir des lettres de l’alphabet jetées au hasard (2, 93) vise tout particulièrement Lucrèce, qui a tissé une véritable poétique épicurienne en reprenant à son compte la comparaison qu’utilise Aristote pour décrire l’atomisme de Démocrite117. Pour contrer la puissance persuasive du poète épicurien, Cicéron fait déployer par Balbus tout l’éclat d’une rhétorique descriptive qui contraint le regard à voir la beauté et l’ordre produits par la nature. Cette nature dont l’excellence artistique surpasse les créations humaines, la sphère de Posidonius (2, 88) aussi bien que la mythique nef Argo (2, 89), fait soupçonner l’existence d’un principe divin qui en est l’architecte. C’est donc l’admiration, celle qu’Aristote a donnée pour cause de la découverte par les hommes de l’existence des dieux et de leurs œuvres, qui fournit le fil directeur de l’exposé : la longue citation attribuée explicitement à Aristote (2, 95) évoque la sortie de la caverne platonicienne et l’éblouissement devant ce qui ne peut être que l’ouvrage des dieux118. Pour restituer ce choc, en suscitant une même admiration chez son auditoire, Balbus reprend la description des constellations que le poète Aratos a composée à partir de la sphère d’Eudoxe dans la traduction qu’en a faite Cicéron (2, 104-114)119. Il passe ensuite du bel ordonnancement du ciel à une cosmologie qui souligne l’harmonie providentielle du monde (2, 115-120). Enfin l’admiration pour les merveilles que recèlent la terre, les animaux et l’homme surtout, dont les capacités corporelles et intellectuelles sont longuement exaltées, suscite un ample développement qui ne prend pas explicitement appui sur des éléments de doctrine stoïcienne : dans cet ensemble, en effet, aucun maître stoïcien n’est cité comme source ou comme autorité120. En revanche, les observations empruntées à Aristote121 et les parallèles assez nombreux fournis par le Timée de Platon et les Mémorables de Xénophon orientent l’éloge du monde et de la « fabrique » humaine de telle sorte que prédomine le modèle de la démiurgie aux dépens de la conception stoïcienne de la natura artifex : faut-il en conclure, comme le fait Lactance, que Cicéron a apporté beaucoup de nouveaux arguments aux thèses stoïciennes122 ?

L’ampleur d’un développement nourri à des sources aussi variées a pu conduire les humanistes, et les lecteurs modernes après eux, à considérer qu’il s’agissait du locus annoncé par Balbus comme le dernier point de son exposé sur la providence123. Mais la place qu’il occupe dans les manuscrits lui donne une autre portée philosophique : il se greffe en effet sur le dernier mode de formation de la notion des dieux énoncé par Cléanthe ou sur l’argument de Chrysippe qui en propose une mise en forme124 et déploie ainsi ce qui doit rendre contraignante l’inférence qui conduit de la beauté du cosmos à la conception des dieux. Le recours à une structure argumentative attestée chez Aristote et utilisée ensuite par Cléanthe125 correspond à un autre traitement du sujet : il fournit une réponse à l’exposé épicurien de Velléius en utilisant les ressources d’un protreptique pour faire éprouver comment se forme la prénotion. Se trouve ainsi mis en relief ce que les épicuriens et les stoïciens ont en commun, la prénotion du divin et ce qui les différencie radicalement, le contenu de cette prénotion126. Il est impossible d’assigner à un stoïcien précis ce changement d’orientation et, si l’on en juge d’après ses pratiques attestées ailleurs, Cicéron peut chercher à satisfaire la demande de stoïciens soucieux de réfuter plus directement leurs adversaires épicuriens sur les modes de connaissance du divin. À moins qu’il n’indique lui-même comment les stoïciens doivent présenter leur doctrine s’ils veulent échapper aux critiques que leur adressent habituellement leurs adversaires de l’Académie.

Le second plan de réfutation de Cotta (livre 3, § 16-18)

On peut encore mieux apprécier les enjeux philosophiques de la seconde version d’après le projet de plan que donne Cotta pour sa réfutation127. Ce second plan apparaît alors que Cotta rappelle quelles sont, selon Cléanthe, les quatre causes de la formation de la notion des dieux128 : ayant traité la première, jugeant inutile de s’attarder sur la troisième, il souhaite aborder les deux causes que sont l’abondance des avantages dont jouissent les hommes et la régularité des phénomènes célestes en même temps que la providence des dieux. Dans ce projet, sont nettement soulignés les liens entre ce qui suscite et détermine la construction de la notion des dieux et la thèse qu’ils exercent leur providence. Cotta ajoute qu’il traitera aussi dans ce même mouvement des arguments de Chrysippe129, de Zénon et des doctrines physiques invoquées pour prouver la divinité du monde et des astres. Ce serait donc tout l’exposé du premier point de Balbus, à partir de l’emprunt à Cléanthe, qui serait examiné dans une réfutation de la providence. Cotta propose ainsi d’exploiter ce que Balbus lui-même a mis en avant : les arguments qui valent pour prouver la rationalité du monde et, de là, l’existence d’un principe divin, sont les mêmes qui permettent d’établir la providence130.

Le projet de Cotta n’a pas été réalisé dans le texte tel qu’il est transmis mais il correspond parfaitement à la refonte en cours de l’exposé stoïcien : l’ébauche de cette seconde version suffit en tout cas à voir à l’œuvre la réflexion de Cicéron sur les doctrines qu’il présente dans ses dialogues.

En renonçant au plan quadripartite, facile à mémoriser mais peu respectueux de l’organicité du système stoïcien, Cicéron privilégie une construction qui met en avant l’épistémologie aux dépens de la physique dans la réflexion sur les dieux. En cela il confirme le rôle central des prénotions dans l’épicurisme comme dans le stoïcisme tout en montrant, par leurs différences mêmes, qu’elles ne peuvent être les critères de vérité qu’on prétend qu’elles sont. Mais il esquisse aussi un projet auctorial de plus grande envergure. Les questions de physique seront traitées distinctement, dans La divination, Le destin, le Timée, de façon à préserver le socle à partir duquel s’élabore la notion du divin et qu’aucun des trois interlocuteurs ne conteste : la pure contemplation de l’excellence divine et l’admiration qu’elle suscite. Cette attitude est la seule qui garantisse aux hommes leur liberté éthique ; aussi est-ce pour mieux la défendre que Cicéron choisit de mener sur des plans distincts une réflexion critique sur la doctrine stoïcienne du destin et son corollaire, la divination.

 

Le dialogue donne voix à une impressionnante pluralité d’opinions et met en scène des polémiques vives dont l’agencement savant rend impossible une conclusion dogmatique : les interprétations variées et contradictoires qu’il a suscitées131 suffisent à indiquer l’efficacité des dispositifs mis en place pour garantir jusqu’au bout la liberté de jugement. Au mieux se devine l’ombre portée de l’influence platonicienne : la figure mythique du démiurge paraît seule susceptible de correspondre aux conceptions « naturelles » du divin sur lesquelles épicuriens et stoïciens s’opposent. Enfin, quel que soit le poids qu’on leur accorde dans le projet cicéronien, les critiques de Cotta ont fourni l’occasion de formuler des questions essentielles sur les relations des hommes aux dieux : sous quelles formes le divin peut-il se concevoir ? Quelle place a-t-il dans l’éthique collective et dans l’action humaine ? Sur quels plans peut-on rendre l’homme redevable des dieux ? Loin de clore le questionnement par des réponses, même provisoires, le dialogue en fait entendre la puissance pour mieux inviter ses lecteurs à poursuivre et reprendre l’enquête, conformément à la méthode revendiquée par Cicéron dans la préface.