Histoire culturelle de l'Europe

Lana Kupiec, "Natan M. Meier, Stepchildren of the Shtetl, The Destitue, Disabled, and Mad of Jewish Eastern Europe, 1800-1939, Stanford, Stanford University Press, 2020"

Compte-rendu

1Dans cet ouvrage d’histoire sociale, à la croisée des études juives et des disability studies, l’historien Natan M. Meir se penche sur un thème novateur, celui des figures marginalisées dans les sociétés juives d’Europe de l’Est entre 1800 et 1939. Il mène cette étude à deux niveaux : mêlant sources historiques et littéraires, il analyse à la fois les conditions réelles d’existence des personnes marginalisées et leurs représentations dans la littérature juive en yiddish et en hébreu.

2À travers la catégorie de « personnes marginales », Natan M. Meir s’intéresse à un grand nombre de situations. Sont prises en compte les personnes marginalisées par leur situation sociale (pauvres et mendiants), leur situation familiale (orphelins, veuves), par des maladies mentales ou physiques (fous, infirmes) – toutes personnes ayant besoin d’assistance. Pour restituer l’histoire de ces personnes, il s’appuie sur un grand nombre d’archives comprenant des extraits de la presse de l’époque, des notes gouvernementales, des statistiques, des enquêtes ethnographiques, des ego-documents, ainsi que des œuvres de fiction. Selon l’auteur, l’intérêt d’ajouter des sources littéraires tient au fait qu’elles nous renseignent sur la façon dont la société juive se représentait ces personnes marginales. En outre, elles peuvent servir de source historique, comblant des lacunes à travers des descriptions de certaines institutions sur lesquelles nous ne disposons pas d’informations par ailleurs.

3Natan M. Meir s’attache également à rendre compte des différentes attitudes de la société à l’égard de ces personnes, attitudes qui s’avèrent ambiguës et évoluent dans le temps. Les figures marginales sont ainsi tantôt rejetées et méprisées, tantôt valorisées et fétichisées parce que reliées à un élément magique ; elles sont tantôt invisibilisées, tantôt placées au centre des conversations. L’historien montre comment leur prise en charge – de l’assistance personnelle et de la charité traditionnelle à l’institutionnalisation et à la naissance d’une sécurité sociale dans la deuxième moitié du XIXe et le début du XXe siècle – évolue en lien avec les changements sociaux et économiques (urbanisation, industrialisation) qui entraînent une paupérisation de la société, une hausse du nombre d’orphelins et, donc, une augmentation des « marginaux » dans les populations juives.

4Tout au long de son ouvrage, Natan M. Meir explore l’idée selon laquelle les marginaux ont aussi pu servir de métaphore de tout le monde juif d’Europe de l’Est. La façon dont cette idée a pu se décliner et être exploitée par différents courants idéologiques, basculant du discours antisémite à un discours intériorisé par des penseurs juifs de courants progressistes (qu’ils soient assimilationnistes, sionistes ou nationalistes) est un point fascinant de l’ouvrage. Dans ce discours, les personnes marginalisées de la société concentrent toutes les projections de peur de l’image renvoyée par la société juive à l’extérieur. Ils représentent la part de la société juive dont il faut se détacher pour progresser.

5Le livre est divisé en sept parties chronologico-thématiques qui explorent chacune différents aspects de la vie et de la prise en charge des figures marginalisées. Dans le premier chapitre, Meir revient sur la place des mendiants dans les sociétés juives préindustrielles et sur la conception juive traditionnelle de la charité avant la mise en place d’institutions médicales et philanthropiques au XIXe siècle. Dans le deuxième chapitre, il s’intéresse à la période située entre la partition de la Pologne et l’incorporation des Juifs polonais dans l’Empire russe, quand l’intégration à celui-ci entraîne une stratification grandissante des populations juives et marginalise encore plus les individus pauvres. Le troisième chapitre présente en détail le hekdesh, « maison des pauvres », une institution délaissée, hybride, à la fois maison pour les malades et auberge pour vagabonds, souvent située à la frontière des villes, lieu où étaient rejetés tous les éléments « bizarres » et dérangeants de la société juive. Le quatrième chapitre explore un phénomène fascinant, le « mariage de choléra », qui apparaît brusquement lors de l’épidémie de choléra de 1830, et qui resurgit ensuite à chaque épidémie (dans les années 1860, 1890, et jusque dans les années 1910), avant de disparaître tout aussi soudainement. Au cours de cette cérémonie apotropaïque, les indésirables d’une société faisaient figures de boucs-émissaires sacrificiels pour l’ensemble de leur communauté : ils étaient mariés les uns aux autres dans un cimetière pour tenter de mettre fin à une épidémie. Le cinquième chapitre examine les différents débats dans les cercles progressistes juifs autour des formes traditionnelles de charité, perçues comme dépassées et la création des premières institutions philanthropiques, motivée par la peur que le monde extérieur ne confonde l’ensemble de la société juive avec ses éléments marginaux. Le sixième chapitre examine la catégorie des fous, perçus comme une menace nationale, et l’institutionnalisation de la psychologie au tournant du XXe siècle avec la création des premiers asiles. Le septième chapitre se concentre sur la période de l’entre-deux-guerres, quand philanthropes, penseurs politiques et artistes se saisissent de la figure du marginal juif comme symbole de la nation juive, dans le cadre des premiers essais de sécurité sociale et dans la perspective de la restauration de tout le peuple juif (notamment à travers le discours sioniste).

6Ce livre extrêmement fourni et détaillé intéressera tout autant celles et ceux qui sont avides de mieux connaître le monde juif d’Europe de l’Est, que celles et ceux qui s’intéressent aux disability studies et à l’histoire de la santé publique, comme point de comparaison fascinant par rapport à ce qu’il se passait ailleurs en Europe et en Russie.

7Lana Kupiec

8ERLIS

9Université de Caen Normandie

Pour citer ce document

, «Lana Kupiec, "Natan M. Meier, Stepchildren of the Shtetl, The Destitue, Disabled, and Mad of Jewish Eastern Europe, 1800-1939, Stanford, Stanford University Press, 2020"», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Langues et religions en Europe du Moyen Âge à nos jours, compte-rendus de lecture,mis à jour le : 09/05/2022,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=2388