Chapitre 19

[1491/vue 12] [Prüss1/vue 10] Capitulum XIX1caput 17 1536.

Cetus [le cète1Comme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire, nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français « cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est soulignée par Vincent de Beauvais : idem et balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est supra (VB 17, 41, 4), « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone, dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » ; par Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam qui uocatur cetus siue balena (Liber de moralitatibus, livre 4, ch. 1, § 1), « on trouve dans la mer un poisson qu’on appelle cetus ou balena » ; ou encore, mais de façon plus originale, par Albert le Grand, qui comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle : cetus est piscis maior qui visus est, cuius femina balaena dicitur (AM 24, 23 (14)), « le cète est le plus grand poisson qu’on ait vu, et sa femelle est appelée la baleine ». Ce sont donc les mêmes grands mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète et à la baleine chez les auteurs latins (voir s. v. Balaena).] [+][VB 17, 41 De ceto [-]][+] [+][VB 17, 42 De eodem [-]][+] [+][VB 17, 43 De cibo ac spermate ceti [-]][+]

Cetus [+][VB 17, 41 De ceto [-]][+] [+][VB 17, 42 De eodem [-]][+] [+][VB 17, 43 De cibo ac spermate ceti [-]][+]

Renvois internes : Cetus : cf. Aspidochelon, ch. 5 ; Balaena, ch. 14.

Lieux parallèles : TC, De cetho (6, 6) ; AM, [Cetus] (24, 23 (14-19)).

poisson

[1] [] VB 17, 42, 1D’après le Liber de natura rerum. [] TC 6, 6, 1Le cète est le plus grand des poissons, [] TC 6, 6, 9avec une bouche à l’avant [] TC 6, 6, 6-7qui s’ouvre largement, [] TC 6, 6, 2-3mais un gosier étroit. [] TC 6, 6, 7-8Quand il est jeune, ses dents sont noires ; quand il vieillit, elles sont blanches. [] TC 6, 6, 9-11Il arrive que ces poissons crachent l’eau qu’ils ont avalée si haut que les retombées du jet d’eau envoient souvent une flotte par le fond ; et, si une tempête s’élève sur la mer, ils se dressent au-dessus des flots en provoquant des vagues et des tourbillons qui font sombrer les bateaux2Sur le souffle des baleines, voir Balaena, ch. 14, 5.. [] TC 6, 6, 21-25Il arrive aussi qu’ils soulèvent du sable et en aient le dos couvert3Peut-être faut-il voir dans ce sable qui recouvre le dos des cètes l’écho de réalités déformées : les cicatrices des cachalots sont colonisées par des algues siliceuses, les diatomées, ou par les poux de mer ; les baleines grises, qui n’avaient pas encore disparu de l’océan Atlantique, sont reconnaissables grâce aux plaques d’anatifes qui infestent la peau du baleineau dès sa naissance ; les protubérances de la baleine à bosse peuvent être elles aussi recouvertes de balanes ; la baleine franche de Biscaye arbore d’importantes callosités (dont le « bonnet ») qui abritent des colonies de crustacés. : les marins, quand menace la tempête, tout heureux d’avoir trouvé une île, y jettent l’ancre et s’y reposent dans une sécurité trompeuse ; mais la bête, sentant les feux que les marins ont allumés, se remet soudain en mouvement et plonge, entraînant hommes et bateaux par le fond4Voir le même topos fabuleux dans le chapitre 5 consacré à l’aspidochelon.. [] TC 6, 6, 28-47Le cète, lorsqu’il atteint l’âge de trois ans, s’accouple avec la baleine et, très vite au cours de l’accouplement, il perd la force virile de son membre, si bien qu’il ne peut plus s’accoupler et qu’il gagne les profondeurs de la mer où il atteint une taille si considérable qu’on n’a plus aucun moyen de l’attraper5Cette série d’assertions fabuleuses a pu être alimentée par des observations réelles. Le plus grand des mammifères marins, le rorqual bleu, a un mode de vie solitaire : les rencontres des membres de l’espèce ne semblent pas donner lieu à des échanges sociaux, et les accouplements paraissent le fait du hasard. Par ailleurs, si les cachalots femelles forment des groupes d’une vingtaine d’individus, les mâles, surtout lorsqu’ils vieillissent, semblent vivre de plus en plus seuls. Les grands cétacés disparaissent lors de leurs migrations, mais aussi lors de leurs plongées, qui peuvent durer jusqu’à deux heures et atteindre, pour le cachalot, plusieurs centaines de mètres de profondeur. Chez les cétacés mâles, les testicules sont intra-abdominaux, et le pénis est logé dans les plis cutanés, dont il ne saille que pendant l’érection. Cette particularité anatomique était connue, comme en témoigne, par exemple, Albert le Grand, qui en fait la description précise et observe avec un sens critique très sûr : « d’aucuns prétendent qu’après un seul coït, le cète ne peut s’accoupler avec la baleine, devient impuissant et gagne alors les profondeurs de la mer. […] Je doute que cela soit vrai, et les plus expérimentés ne racontent rien de tel ; en revanche, quand ces cètes se battent pour leurs femelles et leurs petits, il est vrai que l’animal vaincu gagne le fond des eaux, où la peur le fait rester un certain temps » (AM 24, 23 (16) ; trad. Moulinier 1992, 122).. On peut donc l’attraper avant qu’il ait atteint trois ans. Voici comment on procède. Quand les pêcheurs ont repéré le lieu où se trouve le cète, ils réunissent une flotte nombreuse et s’y rendent. Faisant résonner autour de lui un concert de flûtes et de trompettes, ils attirent l’animal qui se met à les suivre, car il goûte ce genre de sons : et quand ils le voient immobile le long des embarcations, fasciné par la musique qui retentit, ils jettent sur son dos, sans se montrer, un instrument dont la pointe est munie de dents de fer, à la manière d’un croc, et sans se montrer <davantage>, ils s’éloignent. Aussitôt, pour peu que l’instrument ait causé une blessure effective, le cète gagne le fond de la mer et, en se frottant le dos sur le sol, il enfonce violemment le fer dans ses blessures jusqu’à tant que celui-ci traverse la graisse et pénètre profondément dans la chair vive. Et ainsi l’eau de mer s’insinue à l’intérieur de la blessure à la suite du fer et achève de tuer l’animal blessé. Une fois mort, le cète remonte à la surface et flotte ; les marins s’approchent avec des cables et le traînent jusqu’au rivage dans une grande allégresse6Les Basques furent vraisemblablement, au haut Moyen Âge, les premiers à s’attaquer en pleine mer aux baleines, que les pêcheurs se contentaient auparavant de traquer sur le rivage. La raréfaction progressive des baleines dans le golfe de Biscaye a entraîné le déplacement des lieux de la chasse à la baleine vers le nord de l’Europe (voir Moulinier 1992, 118). Le Liber rerum, à l’origine de la citation qu’on peut lire dans l’Hortus sanitatis, présente, en dépit d’enjolivements suspects, de nombreux points communs avec la chasse au harpon que décrit, de façon très réaliste, Albert le Grand (AM 24, 23 (18)). La baleine franche des Basques flotte effectivement à la surface, une fois morte..

[1] [] VB 17, 42, 1Ex Libro de naturis rerum2L’Hortus sanitatis reprend ici dans son intégralité le chapitre 42 du Speculum naturale, dont la matière est exclusivement tirée du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré (TC 6, 6). Les écarts constatés entre le texte fourni par Vincent de Beauvais et celui édité par Boese peuvent résulter d’un travail de Vincent de Beauvais sur sa source, mais plus probablement de l’utilisation par Vincent de Beauvais d’une version différente de celle retenue par Boese (voir sur ce point Balaena, ch. 14, 6).. [] TC 6, 6, 1Cetus3Le terme cetus est ici masculin, alors que Virgile conservait encore une forme neutre directement calquée du grec dans l’expression immania cete (Verg. Aen. 5, 822). est piscium maximus4Vincent de Beauvais, lorsqu’il cite Thomas de Cantimpré, a très régulièrement supprimé des extraits qu’il a retenus, les mentions d’auteurs qui s’y trouvaient à l’origine. Comme l’a montré Roy 1990, 248-250, sans doute a-t-il été sensible au fait que Thomas de Cantimpré récrivait ses sources et faisait ainsi œuvre personnelle ; peut-être a-t-il eu aussi le souci de ne pas dévaloriser à la fois son informateur et son propre travail, qui serait apparu comme une compilation de seconde main. Quoi qu’il en soit, le fragment TC 6, 6, 1-12, est précédé chez Thomas de Cantimpré de la formule ut Isidorus dicit, et nous n’en avons pas retrouvé la trace dans l’œuvre authentique d’Isidore de Séville. Les Étymologies, en particulier, ne contiennent qu’une brève explication du mot cetus (Isid. orig. 12, 6, 7)., [] TC 6, 6, 9habens os in fronte [] TC 6, 6, 6-7magnum et patulum [] TC 6, 6, 2-3et oris meatus strictos. [] TC 6, 6, 7-8In juventute dentes habet nigros, in senectute albos. [] TC 6, 6, 9-11Hi pisces aliquando fluctus haustos ita eructuant ut alluvie nimbosa plerumque classem navigantium deprimant ; sed et, cum in mari tempestas oritur, se super fluctus attollunt et5et… mergunt : ut… mergant VBd. commotionibus ac turbinibus naves mergunt. [] TC 6, 6, 21-25Arenas aliquando dorsis sustollunt, in quibus ingruente tempestate nautae terram se invenisse gaudentes, anchoris jactis6anchoris jactis : anchora jactis 1491 Prüss1 anchora jacta 1536.7Thomas de Cantimpré indique comme source de ce renseignement Isidorus, sans que nous ayons pu repérer une quelconque similitude avec l’œuvre d’Isidore de Séville., falsa firmitate quiescunt ; ac8at 1536. ignes accensos9accensas 1536 per errorem. belua sentiens subito commota se mergit et homines cum navibus in profundum trahit. [] TC 6, 6, 28-47Cetus, postquam aetatem annorum trium excedit, cum balaena coit, et in ipso mox coitu virtute virgae genitalis emutilatur, ita quod ultra coire nequit, sed intrans alti maris pelagus in tantum excrescit ut nulla hominum arte capi possit. Infra tres igitur annos aetatis suae capi potest. Capiuntur autem sic : piscatores, locum ubi cetus est notantes, illic congregantur cum navibus multis, factoque circa eum fistularum ac tubarum concentu, alliciunt insequentem, quia gaudet hujusmodi sonis ; cumque juxta naves haerentem sono modulationis attonitum cernunt, instrumentum quoddam ad instar rastri dentibus ferreis acuminatum in ejus dorsum clam projiciunt clamque10atque 1536. diffugiunt. Nec mora, si certum vulneris locum dederit, fundum maris cetus petit seque ad terram dorso fricans vulneribus11vulneri 1536. ferrum violenter impellit12intrudit 1536. quousque, perfossa pinguedine, vivam carnem interius penetraverit. Sicque ferrum subsecuta salsa maris aqua vulnus intrat ac vulneratum perimit. Mortuum ergo super mare refluitantem piscatores cum funibus adeunt et ad litus cum magno tripudio trahunt13Thomas de Cantimpré emprunte ici sa matière à un Liber rerum dont il signale dans son prologue la qualité, mais aussi l’extrême concision : Librum vero rerum libellum admodum parvum inveni, qui etiam de naturis rerum plurima comprehendit..

Propriétés et indications

Operationes

[2] [] VB 17, 41, 4 A. L’auteur. [] VB 17, 41, 4À ce qu’on rapporte le cète annonce une tempête quand il joue dans la mer. Il est appelé aussi baleine. L’aspidochelon, dont on a parlé plus haut, est de la même espèce.

[2] [] VB 17, 41, 4A. Actor14Le fragment introduit par le marqueur Actor dans le Speculum naturale constitue donc un commentaire personnel de Vincent de Beauvais inséré dans un montage de citations. Vincent de Beauvais fait ici référence au chapitre 17, 33, où il traite de l’aspidochelon ; l’auteur de l’Hortus sanitatis n’a pas eu besoin de changer un seul mot de son modèle pour renvoyer au chapitre 5, Aspidochelon. Cependant, l’Hortus sanitatis, à partir de la première édition de Prüss, en donnant le texte idem de balaena dicitur, « on dit la même chose de la baleine », déforme le propos initial de Vincent de Beauvais idem et balaena dicitur, « il [sc. le cète] est aussi appelé baleine ».. [] VB 17, 41, 4Cetus, ut fertur, quando ludit in mari, signum est tempestatis. Idem et15de Prüss1 et de 1536. balaena dicitur. Hujus generis est aspidochelone, de quo dictum est supra.

[3] [] VB 17, 43, 1 B. Nota HSIsidore. [] VB 17, 43, 1Le cète, à ce qu’on lit, ne se nourrit pas comme les autres poissons en mâchant et découpant les aliments entre ses dents, mais il se contente de les avaler et les rumine dans son ventre7Les cétacés avalent leur proie entière. Ils possèdent, comme les ruminants, un estomac composé de plusieurs chambres, que les aliments traversent en se décomposant progressivement..

[3] [] VB 17, 43, 1B. compil.Isidorus16isidorus non hab. VB.17La référence à Isidore de Séville est erronée et semble bien un ajout fautif introduit par l’auteur de l’Hortus sanitatis. En effet, dans le Speculum naturale, ce fragment, qui ouvre le chapitre consacré par Vincent de Beauvais à la nourriture et au sperme du cète, n’est introduit par aucune référence bibliographique, sinon la mention très vague, figurant en incise : ut legitur, « à ce qu’on lit ». On peut donc supposer que Vincent de Beauvais a ici fait part d’une observation personnelle, mais en oubliant de la signaler comme telle par le marqueur Actor. Il pourrait aussi s’agir de la fin de la citation du Liber de natura rerum qui occupe le chapitre précédent dans le Speculum naturale, bien qu’on ne retrouve pas la trace du fragment dans l’édition de Boese : comme nous l’avons déjà indiqué, Vincent de Beauvais a pu disposer d’une version de l’œuvre de Thomas de Cantimpré différente de celle éditée par Boese.. [] VB 17, 43, 1Cetus autem, ut legitur, non comedit ut alii pisces masticando cibumque dentibus comminuendo, sed tantummodo glutiendo et intra corpus retinendo.

[4] [] VB 17, 43, 2 C. Même auteur. [] TC 6, 6, 2-6À ce qu’on dit, son gosier est étroit. C’est pourquoi il n’avale que de petits poissons, qu’il attire à lui par son haleine parfumée et qu’il dévore, puis ingère. Il possède en effet dans la gorge une sorte de peau qui ressemble à une membrane et qui, par les nombreux trous dont elle est perforée, ne laisse rien passer de gros8Le passage évoque le réseau de franges que constituent les fanons des mysticètes et dont la nature n’est pas alors bien perçue. Albert le Grand témoigne d’une ignorance comparable dans sa description d’une carcasse de baleine, où il croit reconnaître les cils de l’animal dans ce qui est, de toute évidence, ses fanons (AM 24, 23 (15)). Les fanons sont alignés sur chaque côté de la mâchoire supérieure et sont composés de lames cornées pourvues de soies ; ils forment une sorte de tamis qui sert à piéger la nourriture. Les baleines, selon les espèces, « écrèment » le plancton, en nageant en surface et filtrant en continu l’eau, ou l’« engouffrent », en engloutissant un grand volume d’eau et l’expulsant ensuite à travers leurs fanons. Les baleines à fanons privilégient effectivement des proies nombreuses, mais de petite taille : elles se nourrissent de zooplancton, mais aussi de bancs de petits poissons, en particulier par la technique de la chasse « au filet de bulles ». En revanche, les cétacés à dents sont capables de maintenir avec leurs dents de grosses proies et de les dilacérer en les secouant..

[4] [] VB 17, 43, 2C. Item18ex libro de naturis (natura VBd) rerum VB2.19Le renvoi Item propre à l’Hortus sanitatis continue de mettre le passage sous le patronage fautif d’Isidore de Séville. En revanche, dans le Speculum naturale, la référence est bien introduite par le marqueur approprié, Ex libro de natura rerum.. [] TC 6, 6, 2-6Habet20post habet hab. enim VB. oris meatus, ut dictum est, strictos ; unde non nisi parvos pisciculos deglutit, quos odorifero anhelitu suo attrahens ad se ac devorans in ventrem suum mittit. Habet enim in gutture quandam pellem membranae similem, quae multis meatibus perforata non sinit quicquam magni ingredi ventrem.

[5] [] VB 17, 43, 3 D. Iorach. [] AS 2, 7, 26cLe cète qui s’accouple avec sa femelle émet du sperme et le sperme superflu qui flotte à la surface de l’eau s’amalgame pour donner de l’ambre9L’expression spermaceti, littéralement « sperme de cète », ne désigne pas ici ce qu’on appelle aujourd’hui spermaceti, c’est-à-dire le blanc de baleine ou encore ambre blanc, qui est une substance graisseuse, blanche et luisante, contenue dans la tête du cachalot. Dans le contexte des encyclopédies médiévales, les termes ambra, comme spermaceti, renvoient à l’ambre gris. Le terme ambra, qu’on peut trouver aussi sous les formes ambar, ambrum, amabare, appartient au latin médiéval ; c’est un emprunt à l’arabe anbar, d’où le latin ambar et, par métathèse, ambra, qui désigne, comme son étymon arabe, l’ambre gris. L’ambre gris est une concrétion intestinale pathologique du cachalot, qui, sous l’action combinée de l’air et du soleil, prend une couleur cendrée et dégage un parfum musqué. On le récolte dans les carcasses des cachalots morts, ou on le trouve flottant à la surface de la mer, ou encore rejeté sur le rivage. Au fil du temps, le mot « ambre » s’est chargé de sens variés, et il sert à désigner aujourd’hui trois substances très différentes : outre l’ambre gris, et l’ambre blanc, on parle communément de l’ambre jaune, la résine fossile de conifère. Dans ce chapitre de l’Hortus sanitatis, il faut toujours comprendre, sous l’appellation ambra, l’ambre gris. En effet, la littérature savante des XIIe et XIIIe siècles établit une distinction très claire entre l’ambre gris (la substance parfumée provenant des excréments des cachalots) et l’ambre jaune (la résine fossile), qui ne sont pas alors désignés sous les mêmes vocables et dont les notices descriptives ou les modes d’emploi prouvent une perception bien différenciée. L’Antiquité gréco-romaine ignorait l’ambre gris dont la connaissance, l’usage et la dénomination n’ont été introduits en Europe occidentale qu’au Moyen Âge par le biais des échanges avec le monde arabe. En revanche, l’ambre jaune était bien connu de la Grèce et de Rome, où il était apprécié comme un produit de luxe et où ses propriétés électrostatiques avaient été déjà repérées. Ses appellations latines electrum (du grec ἤλεκτρον) et, plus couramment, succinus ou sucinus, sont passées en latin médiéval, et la forme d’ancien français « sucin » ou « succin » n’a disparu que tardivement de l’usage, concurrencée par le mot « ambre ». Les Anciens se sont interrogés sur l’origine de l’ambre jaune, mais l’hypothèse la plus fréquemment admise approche de très près de la vérité en voyant dans l’ambre jaune une exsudation de peuplier (les larmes mythiques des Héliades), ou des gouttes de résine : ainsi Pline (Plin. nat. 37, 42-43) qui voit dans le succin la sève d’une espèce de pin, semblable à la gomme des cerisiers ou à la résine des pins qui se serait solidifiée sous l’effet du froid ou de l’eau de la mer. La pharmacopée arabe connaît bien elle aussi l’ambre jaune et lui accorde la même origine végétale que la science gréco-romaine. Elle traite de l’ambre jaune et de l’ambre gris sous des appellations distinctes sans équivoque possible : ambar, d’où le latin ambra, pour l’ambre gris, et karabe, « qui attire les pailles », d’où le calque latin carabe, ou haur rumi, « gomme de peuplier », pour l’ambre jaune. Les témoignages d’Avicenne (Avic. canon 2, 2, 373 : karabe ; Avic. canon 2, 2, 63 : ambra) ou de Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 276, Haur rumi idest karabe, fol. 163 ; ch. 196, Hambra, fol. 150-151) montrent que, si la nature végétale de l’ambre jaune est alors établie sans véritable hésitation, en revanche, l’origine de l’ambre gris reste inexpliquée et donne lieu à des hypothèses diverses. Cette ignorance perdurera longtemps : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (s. v.) évoque encore, entre autres origines possibles, les excréments d’oiseaux ou le miel d’abeille, et c’est seulement en 1783 qu’un physicien allemand, Schwediawer, sera capable de définir avec exactitude la nature de l’ambre gris (voir, à propos de la lente élucidation du mystère de l’ambre gris, Dannenfeldt 1982). Les informations complexes, d’une tonalité parfois fabuleuse, que délivre l’Hortus sanitatis, ici ou dans le traité De herbis, Ambra, ch. 20, ne relèvent pas d’une confusion entre deux substances différentes, l’ambre jaune et l’ambre gris, mais elles sont le reflet fidèle des interrogations qu’a suscitées l’ambre gris, dont la nature était particulièrement difficile à discerner. En effet, les encyclopédistes latins du XIIIe siècle isolent très clairement, sous le vocable ambra, ce qu’ils ont découvert dans les traités arabes concernant l’ambre gris. Et, à propos de l’ambre jaune, ils ont su parfaitement mettre en relation les connaissances qu’ils avaient reçues, par exemple, de Pline, sous les vocables electrum et succinus, et celles empruntées à leurs sources arabes, sous le vocable carabe. Ainsi, dans l’Hortus sanitatis, De lapidibus (ch. 122) : Siccinus sive succinus ; Thomas de Cantimpré (TC 14, 64) : De succino ; Albert le Grand (Mineralium libri quinque 2, 2, 17) : Suetinus. Mais ces mêmes notices attestent l’existence dans la langue courante (vulgariter vocatur, vulgo dicitur) d’un vocable lubra ou lambra, qui concurrence le mot succinus pour parler de l’ambre jaune. Nous ne sommes pas en mesure de déterminer la valeur de ce témoignage. Prouve-t-il que l’extension métonymique de ambra (> lambra ?) pour désigner l’ambre jaune est déjà réalisée dans la langue courante ? ou, au contraire, doit-il suggérer de rechercher, dans l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts, l’un, arabe ambra, l’autre, vernaculaire ou bas latin (vulgariter / vulgo) lambra / lubra, l’origine de l’appellation « ambre » pour nommer le succin ? Quoi qu’il en soit, les encyclopédistes latins observent une distinction entre les formes ambra et lambra / lubra..

[5] [] VB 17, 43, 3D. Jorath. [] AS 2, 7, 26cCetus, vel aspedo, cum sperma proicit in coitu suo cum femina, quod superfluit ex ipso spermate supernatat aque, et colligitur ambra (Iorach cité d’après Arnold de Saxe).Cum autem cetus sperma projicit in coitu suo cum femina, quod superfluit ex ipso spermate supernatat aquam21aquae 1491 1536 VB., et colligitur ambra.

[6] [] VB 17, 43, 4Platearius. [] Circa instans , De ambraOn dit que l’ambre est du sperme de cète10L’ambre gris a ainsi pu être défini comme du sperme de baleine (sperma ceti), de l’écume de mer (spuma maris), une sorte de champignon de mer (fungus), le fruit ou la gomme d’un arbre croissant dans la mer (fructus arboris sub mari crescentis), l’écoulement d’une source maritime (manatio fontis in mari), le foie d’un poisson (iecur piscis), des excréments d’un animal marin (stercus animalis maris)… (voir les notices s. v. ambra / hambra d’Avicenne et de Serapion citées supra). , Nota HScomme on l’a indiqué plus haut dans le premier traité sur les végétaux, au chapitre 20.

[6] [] VB 17, 43, 4Platearius. [] Circa instans, De ambraAmbra dicitur sperma ceti. Alii dicunt quod sit secundina que post partum emittitur. hoc est autem falsum (Matthaeus Platearius, Circa instans, 1939, p. 14).Ambra dicitur esse sperma ceti22post ceti hab. id est balenae VB., compil.ut23ut — capitulo XX om. 1536 non hab. VB. superius dictum est in tractatu primo de herbis capitulo XX24L’auteur de l’Hortus sanitatis accorde au chapitre 20 du traité De herbis un long développement à l’ambre gris, qu’il se contente ici de rappeler en lui apportant de brefs compléments. Les informations contenues dans ce chapitre sont tirées des Pandectes de Mattheus Silvaticus (De ambra, ch. 36), qui lui-même emprunte très largement sa matière à Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 196, Hambra, fol. 150-151) avec, en particulier, la liste presque exhaustive de toutes les hypothèses avancées sur la nature et l’origine de l’ambre gris..

[7] [] VB 17, 43, 5 E. Avicenne. [] Avic. canon 2, 2, 63Pour moi, je pense que l’ambre provient de l’écoulement d’une source dans la mer. Le meilleur est le gris, puis vient l’ambre varié, ensuite le citrin.

[7] [] VB 17, 43, 5E. Avicenna. [] Avic. canon 2, 2, 63Ambra, secundum quod existimo, est manatio fontis in mari.Ambra, ut aestimo, est manatio fontis25fontis correximus ex Avic. : fortis 1491 Prüss1 1536 VB. in mari. Melior est grisea [fortis]26fortis delevimus., deinde varia, post citrina.

[8] [] VB 17, 43, 5 F. [] Avic. canon 2, 2, 63On le falsifie avec du gypse, de la cire et du laudanum. L’ambre noir est de médiocre qualité11Avicenne, comme Serapion (cités supra), distingue plusieurs variétés d’ambre gris et dénonce la mauvaise qualité de l’ambre noir, trouvé dans les intestins d’animaux marins. Il s’agit de l’ambre gris frais, qui n’a pas été transformé par une exposition à l’air et au soleil, mais qui est encore mêlé de sang et de matières fécales, et qui dégage une odeur nauséabonde (voir Dannenfeldt 1982, 382). Sans arriver à la compréhension exacte de la nature de l’ambre gris, les auteurs arabes ont bien observé qu’on trouvait de l’ambre gris dans le ventre de cachalots morts (Avicenne parle simplement de poisson, piscis ; Serapion évoque un gros animal marin, nommé azrel). Ce constat les a conduits à expliquer que l’ambre gris avalé par un animal marin l’empoisonnait et provoquait sa mort, mais non qu’il s’agissait d’une substance produite par l’organisme de l’animal.. Nota HSOn a suffisamment parlé des propriétés de l’ambre plus haut.

[8] [] VB 17, 43, 5F.27La tradition textuelle d’Avicenne est ici très perturbée, si on en juge d’après le témoignage des premières éditions. Nous citons le passage d’après l’édition de 1555 en indiquant les variantes des éditions de 1483 et 1486 : Melior est aselcheti [grissia fortis aselcheti 1483 1486], deinde alazarach [varia 1483 1486], post eam citrinam, et deterior est nigra ; adulteratur cum gypso et cera et laudano et ex ambra bona eius species ; nigra [adulteratur — nigra om. 1483 1486] mala, quae multoties assumitur ex ventre piscis, qui eam comedit et moritur. [] Avic. canon 2, 2, 63Et adulteratur cum gypso et cera et laudano28ladano VB2.. Nigra specie mala est. compil.De virtute29de virtute — fuit non hab. VB. ambrae etiam superius satis dictum fuit.

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1Comme balaena, cetus, du grec κῆτος, désigne de façon générique un grand cétacé dans des récits et des descriptions qui entrecroisent réalité et monstruosité fabuleuse. Pour le traduire, nous avons donc choisi de reprendre le vieux terme français « cète », qui possède la même valeur générique et a pu nommer aussi bien des animaux réels qu’imaginaires. La synonymie de balaena et de cetus est soulignée par Vincent de Beauvais : idem et balaena dicitur. Huius generis est aspidochelone, de quo dictum est supra (VB 17, 41, 4), « le même animal est aussi appelé balaena. L’aspidochelone, dont on a parlé plus haut, appartient à la même espèce » ; par Marcus d’Orvieto : inuenitur in mari piscis quidam qui uocatur cetus siue balena (Liber de moralitatibus, livre 4, ch. 1, § 1), « on trouve dans la mer un poisson qu’on appelle cetus ou balena » ; ou encore, mais de façon plus originale, par Albert le Grand, qui comprend balaena comme désignant la femelle et cetus le mâle : cetus est piscis maior qui visus est, cuius femina balaena dicitur (AM 24, 23 (14)), « le cète est le plus grand poisson qu’on ait vu, et sa femelle est appelée la baleine ». Ce sont donc les mêmes grands mammifères marins qui ont pu inspirer les notices consacrées au cète et à la baleine chez les auteurs latins (voir s. v. Balaena).

2Sur le souffle des baleines, voir Balaena, ch. 14, 5.

3Peut-être faut-il voir dans ce sable qui recouvre le dos des cètes l’écho de réalités déformées : les cicatrices des cachalots sont colonisées par des algues siliceuses, les diatomées, ou par les poux de mer ; les baleines grises, qui n’avaient pas encore disparu de l’océan Atlantique, sont reconnaissables grâce aux plaques d’anatifes qui infestent la peau du baleineau dès sa naissance ; les protubérances de la baleine à bosse peuvent être elles aussi recouvertes de balanes ; la baleine franche de Biscaye arbore d’importantes callosités (dont le « bonnet ») qui abritent des colonies de crustacés.

4Voir le même topos fabuleux dans le chapitre 5 consacré à l’aspidochelon.

5Cette série d’assertions fabuleuses a pu être alimentée par des observations réelles. Le plus grand des mammifères marins, le rorqual bleu, a un mode de vie solitaire : les rencontres des membres de l’espèce ne semblent pas donner lieu à des échanges sociaux, et les accouplements paraissent le fait du hasard. Par ailleurs, si les cachalots femelles forment des groupes d’une vingtaine d’individus, les mâles, surtout lorsqu’ils vieillissent, semblent vivre de plus en plus seuls. Les grands cétacés disparaissent lors de leurs migrations, mais aussi lors de leurs plongées, qui peuvent durer jusqu’à deux heures et atteindre, pour le cachalot, plusieurs centaines de mètres de profondeur. Chez les cétacés mâles, les testicules sont intra-abdominaux, et le pénis est logé dans les plis cutanés, dont il ne saille que pendant l’érection. Cette particularité anatomique était connue, comme en témoigne, par exemple, Albert le Grand, qui en fait la description précise et observe avec un sens critique très sûr : « d’aucuns prétendent qu’après un seul coït, le cète ne peut s’accoupler avec la baleine, devient impuissant et gagne alors les profondeurs de la mer. […] Je doute que cela soit vrai, et les plus expérimentés ne racontent rien de tel ; en revanche, quand ces cètes se battent pour leurs femelles et leurs petits, il est vrai que l’animal vaincu gagne le fond des eaux, où la peur le fait rester un certain temps » (AM 24, 23 (16) ; trad. Moulinier 1992, 122).

6Les Basques furent vraisemblablement, au haut Moyen Âge, les premiers à s’attaquer en pleine mer aux baleines, que les pêcheurs se contentaient auparavant de traquer sur le rivage. La raréfaction progressive des baleines dans le golfe de Biscaye a entraîné le déplacement des lieux de la chasse à la baleine vers le nord de l’Europe (voir Moulinier 1992, 118). Le Liber rerum, à l’origine de la citation qu’on peut lire dans l’Hortus sanitatis, présente, en dépit d’enjolivements suspects, de nombreux points communs avec la chasse au harpon que décrit, de façon très réaliste, Albert le Grand (AM 24, 23 (18)). La baleine franche des Basques flotte effectivement à la surface, une fois morte.

7Les cétacés avalent leur proie entière. Ils possèdent, comme les ruminants, un estomac composé de plusieurs chambres, que les aliments traversent en se décomposant progressivement.

8Le passage évoque le réseau de franges que constituent les fanons des mysticètes et dont la nature n’est pas alors bien perçue. Albert le Grand témoigne d’une ignorance comparable dans sa description d’une carcasse de baleine, où il croit reconnaître les cils de l’animal dans ce qui est, de toute évidence, ses fanons (AM 24, 23 (15)). Les fanons sont alignés sur chaque côté de la mâchoire supérieure et sont composés de lames cornées pourvues de soies ; ils forment une sorte de tamis qui sert à piéger la nourriture. Les baleines, selon les espèces, « écrèment » le plancton, en nageant en surface et filtrant en continu l’eau, ou l’« engouffrent », en engloutissant un grand volume d’eau et l’expulsant ensuite à travers leurs fanons. Les baleines à fanons privilégient effectivement des proies nombreuses, mais de petite taille : elles se nourrissent de zooplancton, mais aussi de bancs de petits poissons, en particulier par la technique de la chasse « au filet de bulles ». En revanche, les cétacés à dents sont capables de maintenir avec leurs dents de grosses proies et de les dilacérer en les secouant.

9L’expression spermaceti, littéralement « sperme de cète », ne désigne pas ici ce qu’on appelle aujourd’hui spermaceti, c’est-à-dire le blanc de baleine ou encore ambre blanc, qui est une substance graisseuse, blanche et luisante, contenue dans la tête du cachalot. Dans le contexte des encyclopédies médiévales, les termes ambra, comme spermaceti, renvoient à l’ambre gris. Le terme ambra, qu’on peut trouver aussi sous les formes ambar, ambrum, amabare, appartient au latin médiéval ; c’est un emprunt à l’arabe anbar, d’où le latin ambar et, par métathèse, ambra, qui désigne, comme son étymon arabe, l’ambre gris. L’ambre gris est une concrétion intestinale pathologique du cachalot, qui, sous l’action combinée de l’air et du soleil, prend une couleur cendrée et dégage un parfum musqué. On le récolte dans les carcasses des cachalots morts, ou on le trouve flottant à la surface de la mer, ou encore rejeté sur le rivage. Au fil du temps, le mot « ambre » s’est chargé de sens variés, et il sert à désigner aujourd’hui trois substances très différentes : outre l’ambre gris, et l’ambre blanc, on parle communément de l’ambre jaune, la résine fossile de conifère. Dans ce chapitre de l’Hortus sanitatis, il faut toujours comprendre, sous l’appellation ambra, l’ambre gris. En effet, la littérature savante des XIIe et XIIIe siècles établit une distinction très claire entre l’ambre gris (la substance parfumée provenant des excréments des cachalots) et l’ambre jaune (la résine fossile), qui ne sont pas alors désignés sous les mêmes vocables et dont les notices descriptives ou les modes d’emploi prouvent une perception bien différenciée. L’Antiquité gréco-romaine ignorait l’ambre gris dont la connaissance, l’usage et la dénomination n’ont été introduits en Europe occidentale qu’au Moyen Âge par le biais des échanges avec le monde arabe. En revanche, l’ambre jaune était bien connu de la Grèce et de Rome, où il était apprécié comme un produit de luxe et où ses propriétés électrostatiques avaient été déjà repérées. Ses appellations latines electrum (du grec ἤλεκτρον) et, plus couramment, succinus ou sucinus, sont passées en latin médiéval, et la forme d’ancien français « sucin » ou « succin » n’a disparu que tardivement de l’usage, concurrencée par le mot « ambre ». Les Anciens se sont interrogés sur l’origine de l’ambre jaune, mais l’hypothèse la plus fréquemment admise approche de très près de la vérité en voyant dans l’ambre jaune une exsudation de peuplier (les larmes mythiques des Héliades), ou des gouttes de résine : ainsi Pline (Plin. nat. 37, 42-43) qui voit dans le succin la sève d’une espèce de pin, semblable à la gomme des cerisiers ou à la résine des pins qui se serait solidifiée sous l’effet du froid ou de l’eau de la mer. La pharmacopée arabe connaît bien elle aussi l’ambre jaune et lui accorde la même origine végétale que la science gréco-romaine. Elle traite de l’ambre jaune et de l’ambre gris sous des appellations distinctes sans équivoque possible : ambar, d’où le latin ambra, pour l’ambre gris, et karabe, « qui attire les pailles », d’où le calque latin carabe, ou haur rumi, « gomme de peuplier », pour l’ambre jaune. Les témoignages d’Avicenne (Avic. canon 2, 2, 373 : karabe ; Avic. canon 2, 2, 63 : ambra) ou de Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 276, Haur rumi idest karabe, fol. 163 ; ch. 196, Hambra, fol. 150-151) montrent que, si la nature végétale de l’ambre jaune est alors établie sans véritable hésitation, en revanche, l’origine de l’ambre gris reste inexpliquée et donne lieu à des hypothèses diverses. Cette ignorance perdurera longtemps : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (s. v.) évoque encore, entre autres origines possibles, les excréments d’oiseaux ou le miel d’abeille, et c’est seulement en 1783 qu’un physicien allemand, Schwediawer, sera capable de définir avec exactitude la nature de l’ambre gris (voir, à propos de la lente élucidation du mystère de l’ambre gris, Dannenfeldt 1982). Les informations complexes, d’une tonalité parfois fabuleuse, que délivre l’Hortus sanitatis, ici ou dans le traité De herbis, Ambra, ch. 20, ne relèvent pas d’une confusion entre deux substances différentes, l’ambre jaune et l’ambre gris, mais elles sont le reflet fidèle des interrogations qu’a suscitées l’ambre gris, dont la nature était particulièrement difficile à discerner. En effet, les encyclopédistes latins du XIIIe siècle isolent très clairement, sous le vocable ambra, ce qu’ils ont découvert dans les traités arabes concernant l’ambre gris. Et, à propos de l’ambre jaune, ils ont su parfaitement mettre en relation les connaissances qu’ils avaient reçues, par exemple, de Pline, sous les vocables electrum et succinus, et celles empruntées à leurs sources arabes, sous le vocable carabe. Ainsi, dans l’Hortus sanitatis, De lapidibus (ch. 122) : Siccinus sive succinus ; Thomas de Cantimpré (TC 14, 64) : De succino ; Albert le Grand (Mineralium libri quinque 2, 2, 17) : Suetinus. Mais ces mêmes notices attestent l’existence dans la langue courante (vulgariter vocatur, vulgo dicitur) d’un vocable lubra ou lambra, qui concurrence le mot succinus pour parler de l’ambre jaune. Nous ne sommes pas en mesure de déterminer la valeur de ce témoignage. Prouve-t-il que l’extension métonymique de ambra (> lambra ?) pour désigner l’ambre jaune est déjà réalisée dans la langue courante ? ou, au contraire, doit-il suggérer de rechercher, dans l’homophonie de deux vocables aux étymons distincts, l’un, arabe ambra, l’autre, vernaculaire ou bas latin (vulgariter / vulgo) lambra / lubra, l’origine de l’appellation « ambre » pour nommer le succin ? Quoi qu’il en soit, les encyclopédistes latins observent une distinction entre les formes ambra et lambra / lubra.

10L’ambre gris a ainsi pu être défini comme du sperme de baleine (sperma ceti), de l’écume de mer (spuma maris), une sorte de champignon de mer (fungus), le fruit ou la gomme d’un arbre croissant dans la mer (fructus arboris sub mari crescentis), l’écoulement d’une source maritime (manatio fontis in mari), le foie d’un poisson (iecur piscis), des excréments d’un animal marin (stercus animalis maris)… (voir les notices s. v. ambra / hambra d’Avicenne et de Serapion citées supra).

11Avicenne, comme Serapion (cités supra), distingue plusieurs variétés d’ambre gris et dénonce la mauvaise qualité de l’ambre noir, trouvé dans les intestins d’animaux marins. Il s’agit de l’ambre gris frais, qui n’a pas été transformé par une exposition à l’air et au soleil, mais qui est encore mêlé de sang et de matières fécales, et qui dégage une odeur nauséabonde (voir Dannenfeldt 1982, 382). Sans arriver à la compréhension exacte de la nature de l’ambre gris, les auteurs arabes ont bien observé qu’on trouvait de l’ambre gris dans le ventre de cachalots morts (Avicenne parle simplement de poisson, piscis ; Serapion évoque un gros animal marin, nommé azrel). Ce constat les a conduits à expliquer que l’ambre gris avalé par un animal marin l’empoisonnait et provoquait sa mort, mais non qu’il s’agissait d’une substance produite par l’organisme de l’animal.

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1caput 17 1536.

2L’Hortus sanitatis reprend ici dans son intégralité le chapitre 42 du Speculum naturale, dont la matière est exclusivement tirée du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré (TC 6, 6). Les écarts constatés entre le texte fourni par Vincent de Beauvais et celui édité par Boese peuvent résulter d’un travail de Vincent de Beauvais sur sa source, mais plus probablement de l’utilisation par Vincent de Beauvais d’une version différente de celle retenue par Boese (voir sur ce point Balaena, ch. 14, 6).

3Le terme cetus est ici masculin, alors que Virgile conservait encore une forme neutre directement calquée du grec dans l’expression immania cete (Verg. Aen. 5, 822).

4Vincent de Beauvais, lorsqu’il cite Thomas de Cantimpré, a très régulièrement supprimé des extraits qu’il a retenus, les mentions d’auteurs qui s’y trouvaient à l’origine. Comme l’a montré Roy 1990, 248-250, sans doute a-t-il été sensible au fait que Thomas de Cantimpré récrivait ses sources et faisait ainsi œuvre personnelle ; peut-être a-t-il eu aussi le souci de ne pas dévaloriser à la fois son informateur et son propre travail, qui serait apparu comme une compilation de seconde main. Quoi qu’il en soit, le fragment TC 6, 6, 1-12, est précédé chez Thomas de Cantimpré de la formule ut Isidorus dicit, et nous n’en avons pas retrouvé la trace dans l’œuvre authentique d’Isidore de Séville. Les Étymologies, en particulier, ne contiennent qu’une brève explication du mot cetus (Isid. orig. 12, 6, 7).

5et… mergunt : ut… mergant VBd.

6anchoris jactis : anchora jactis 1491 Prüss1 anchora jacta 1536.

7Thomas de Cantimpré indique comme source de ce renseignement Isidorus, sans que nous ayons pu repérer une quelconque similitude avec l’œuvre d’Isidore de Séville.

8at 1536.

9accensas 1536 per errorem.

10atque 1536.

11vulneri 1536.

12intrudit 1536.

13Thomas de Cantimpré emprunte ici sa matière à un Liber rerum dont il signale dans son prologue la qualité, mais aussi l’extrême concision : Librum vero rerum libellum admodum parvum inveni, qui etiam de naturis rerum plurima comprehendit.

14Le fragment introduit par le marqueur Actor dans le Speculum naturale constitue donc un commentaire personnel de Vincent de Beauvais inséré dans un montage de citations. Vincent de Beauvais fait ici référence au chapitre 17, 33, où il traite de l’aspidochelon ; l’auteur de l’Hortus sanitatis n’a pas eu besoin de changer un seul mot de son modèle pour renvoyer au chapitre 5, Aspidochelon. Cependant, l’Hortus sanitatis, à partir de la première édition de Prüss, en donnant le texte idem de balaena dicitur, « on dit la même chose de la baleine », déforme le propos initial de Vincent de Beauvais idem et balaena dicitur, « il [sc. le cète] est aussi appelé baleine ».

15de Prüss1 et de 1536.

16isidorus non hab. VB.

17La référence à Isidore de Séville est erronée et semble bien un ajout fautif introduit par l’auteur de l’Hortus sanitatis. En effet, dans le Speculum naturale, ce fragment, qui ouvre le chapitre consacré par Vincent de Beauvais à la nourriture et au sperme du cète, n’est introduit par aucune référence bibliographique, sinon la mention très vague, figurant en incise : ut legitur, « à ce qu’on lit ». On peut donc supposer que Vincent de Beauvais a ici fait part d’une observation personnelle, mais en oubliant de la signaler comme telle par le marqueur Actor. Il pourrait aussi s’agir de la fin de la citation du Liber de natura rerum qui occupe le chapitre précédent dans le Speculum naturale, bien qu’on ne retrouve pas la trace du fragment dans l’édition de Boese : comme nous l’avons déjà indiqué, Vincent de Beauvais a pu disposer d’une version de l’œuvre de Thomas de Cantimpré différente de celle éditée par Boese.

18ex libro de naturis (natura VBd) rerum VB2.

19Le renvoi Item propre à l’Hortus sanitatis continue de mettre le passage sous le patronage fautif d’Isidore de Séville. En revanche, dans le Speculum naturale, la référence est bien introduite par le marqueur approprié, Ex libro de natura rerum.

20post habet hab. enim VB.

21aquae 1491 1536 VB.

22post ceti hab. id est balenae VB.

23ut — capitulo XX om. 1536 non hab. VB.

24L’auteur de l’Hortus sanitatis accorde au chapitre 20 du traité De herbis un long développement à l’ambre gris, qu’il se contente ici de rappeler en lui apportant de brefs compléments. Les informations contenues dans ce chapitre sont tirées des Pandectes de Mattheus Silvaticus (De ambra, ch. 36), qui lui-même emprunte très largement sa matière à Serapion (Liber aggregatus in medicinis simplicibus, 1525, ch. 196, Hambra, fol. 150-151) avec, en particulier, la liste presque exhaustive de toutes les hypothèses avancées sur la nature et l’origine de l’ambre gris.

25fontis correximus ex Avic. : fortis 1491 Prüss1 1536 VB.

26fortis delevimus.

27La tradition textuelle d’Avicenne est ici très perturbée, si on en juge d’après le témoignage des premières éditions. Nous citons le passage d’après l’édition de 1555 en indiquant les variantes des éditions de 1483 et 1486 : Melior est aselcheti [grissia fortis aselcheti 1483 1486], deinde alazarach [varia 1483 1486], post eam citrinam, et deterior est nigra ; adulteratur cum gypso et cera et laudano et ex ambra bona eius species ; nigra [adulteratur — nigra om. 1483 1486] mala, quae multoties assumitur ex ventre piscis, qui eam comedit et moritur.

28ladano VB2.

29de virtute — fuit non hab. VB.

Annotations scientifiques

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