Histoire culturelle de l'Europe

Stéphanie de Courtois, Marie-Ange Maillet et Eryck de Rubercy, Esthétique du jardin paysager allemand, Paris, Klincksieck, 2018

Compte-rendu

Je penserais volontiers que les petits princes d’Allemagne qui n’épargnent aucune profusion dans leurs palais et dans leurs maisons de campagne, pourraient bien devenir nos imitateurs ; encouragés spécialement par la ressemblance de leur terrain et de leur climat avec les nôtres à plusieurs égards (Horace Walpole, 1771)1.

1Cette anthologie de textes sur l’art des jardins allemands du XVIIIe et XIXe siècle parue chez Klincksieck dans la collection « L’Esprit et les Formes » en 2018 comble une lacune dans la recherche en histoire de l’art des jardins allemands en France. On ne peut que saluer cette initiative entreprise par Stéphanie De Courtois (historienne de l’art ; chargée entre 1996 et 2006 de la conservation du Potager du Roi ; enseignante au sein du Master Jardins historiques, patrimoine, paysage de l’Ecole nationale supérieur d’architecture de Versailles), Marie-Ange Maillet (Maître de conférences en études germaniques à l’université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis), et Eryck de Rubercy (essayiste, critique, traducteur). Cette Esthétique du jardin paysager allemand ne sera pas seulement incontournable pour les historiens de la culture (allemande), mais elle sera aussi un ouvrage de référence pour les chercheurs en littérature, histoire des idées et en philosophie intéressés par l’objet d’étude que constitue le(s) jardin(s). Elle regroupe un ensemble inédit en français de textes relatifs aux réalités pratiques de l’aménagement de jardins paysager allemands, mis en regard avec les photographies de Ferdinand Graf von Luckner qui donnent à voir ces parcs dans leur état actuel2. Les auteurs souhaitent ainsi inviter les lecteurs au voyage et à la découverte de ses lieux remarquables, mais aussi à faire le lien entre le passé et le présent3.

2Ce trio d’auteurs/éditeurs se montre très engagé dans sa volonté de faire connaître les réflexions et le discours sur l’art du jardin paysager en Allemagne. Une précédente collaboration parue en 2014 les avait conduits à éditer les Aperçus sur l’art du jardin paysager du Prince Hermann de Pückler-Muskau, l’une des principales autorités en matière de création paysagère au XIXe siècle en Allemagne4. On les retrouve également dans le numéro « Le jardin. Reflet des cultures et de l’histoire » de la Revue des Deux Mondes à côté de Louis Benech, Michel Racine et d’autres spécialistes de l’histoire et de l’architecture du jardin5.

3L’Esthétique du jardin paysager allemand est un réel et très précieux travail de médiation culturelle organisée en trois grandes parties réparties entre les trois directeurs de l’ouvrage et rassemblant la traduction de cinquante extraits de textes allemands : Marie-Ange Maillet introduit la partie « Penser le jardin paysager ». Eryck de Rubercy présente le chapitre « Arpenter, voir et décrire le jardin paysager » et Stéphanie de Courtois est responsable de la section « Concevoir et créer le jardin paysager ». Le travail de traduction a été mené par les trois directeurs de l’ouvrage secondés par des collègues et une petite équipe issue d’un atelier de traduction du Master de traduction littéraire (LISH) de l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis6. Pour un certain nombre d’auteurs, des traductions « historiques » ont été utilisées lorsqu’elles existaient, comme c’est le cas pour Goethe et son texte Triomphe de la sensibilité présenté dans la traduction de Charles de Rémusat de 1822 ou pour La théorie de l’art du jardin pour laquelle a été reprise ici la traduction de l’encyclopédiste Frédéric de Castillon qui a largement contribué au succès de cette théorie incontournable7.

4Les extraits de textes ne sont pas seulement traduits, mais enrichis par une introduction qui présente l’ouvrage dont est tiré l’extrait et complété par des informations sur la biographie de l’auteur. Les textes traduits sont accompagnés d’explications en note. Quelques références bibliographiques (classées selon l'ordre chronologique des dates de parution) de la recherche franco-allemande ont été ajoutées à la fin de chaque texte.

5Comme le souligne Marie-Ange Maillet (p. 16), ces cinquante textes témoignent de l’intensité de la réflexion théorique en Allemagne, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, sur l’art du jardin. Deux moments-clés marquent respectivement le début et la fin de cette réflexion. Le premier est le travail du Suisse allemand Johann Georg Sulzer qui dédie un article à l’art des jardins dans sa Théorie générale des Beaux-Arts (Allgemeine Theorie der schönen Künste) et lui attribue ainsi une place égale à côté des autres beaux-arts. Cette place lui sera contestée un peu plus tard par les philosophes August Wilhelm Schlegel, Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher et surtout Georg Wilhelm Friedrich Hegel, qui, « dans son Esthétique (1835-1838) portera le coup fatal au jardin paysager en déclarant l’art des jardins comme un de ces genres ‘mixte’ pouvant offrir encore beaucoup d’agrément et de mérite, mais rien de véritablement parfait’ » (p. 20). Marie-Ange Maillet parle ici d’un changement de paradigme entre une « esthétique de l’effet » (Wirkungsästhetik) et l’autonomie de l’art (Kunstautonomie) du classicisme weimarien. Les écrits majeurs consacrés à la théorie paysagère sont ainsi d’une part l’œuvre de professeurs d’esthétiques ‒ discipline naissante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle ‒ tels que Johann Georg Sulzer (1720-1779), Christian Cay Lorenz Hirschfeld (1742-1792), Immanuel Kant (1724-1804) et d’autres moins connus comme Karl Heinrich Heydenreich (1764-1801) ou Johann Christian August Grohmann (1769-1847) ; d’autre part de grands auteurs et théoriciens de l’esthétique comme Johann Wolfgang Goethe (1749-1832), Friedrich Schiller (1759-1805) ou Ludwig Tieck (1773-1853).

6Eryck de Rubercy souligne dans la partie II l’importance des échanges culturels et des voyages pour expliquer comment la mode du parc paysager anglais avait pu se répandre en Allemagne, notamment en suivant l’exemple du prince Leopold III, Friedrich Franz von Anhalt-Dessau (1740-1817) « qui effectua avec son architecte Friedrich Wilhelm von Erdmannsdorff et son jardinier Johann Friedrich Eyserbe[r]ck (sic) plusieurs séjours en Angleterre, avant de concevoir dans les années 1770-1780 les vastes jardins de Wörlitz, près de Dessau qui sont l’un des triomphes de l’art paysager allemand auxquels il œuvra durant quarante-cinq ans » (p. 165). Ce « royaume des jardins » qui se trouve en Saxe-Anhalt et s’étend sur une superficie de 142 km2 est inscrit depuis 2000 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO8. L’importance de ce jardin-modèle est démontrée par le fait que quatre descriptions sont présentées dans la partie II de cette anthologie par les auteurs August von Rode (1751-1837), Friedrich von Matthisson (1761-1831), Friedrich Wilhelm von Schelling (1775-1854) et Karl Robert Schindelmayer (ca. 1769-1839). Ce dernier présente un cas intéressant dans les transferts culturels franco-allemands. Ce graveur autrichien avait d'abord publié en français son livre (Descriptions des principaux parcs et jardins de l’Europe avec des remarques sur le jardinage et les plantations, 1812), ouvrage renommé dans lequel se trouva aussi sa description de Wörlitz9. Eryck de Rubercy explique qu’on soupçonne une forte influence de Charles-Joseph Lamoral, 7e prince de Ligne (1735-1814) (p. 222). On peut regretter que les auteurs n’aient pas tiré parti de leur présentation du cas de Schindelmayer pour évoquer les relations, dans le domaine de l’art du jardin, entre la capitale impériale de Vienne et les états allemands. Les travaux sur les jardins paysagers autrichiens, comme par exemple le parc de Laxenburg près de Vienne (sous François I) – « première création de l’historicisme naissant en Autriche10 » sont encore peu connus en France11. La jardinomanie des Habsbourg entre 1792 et 1848 a été par ailleurs le sujet d’une exposition en 2016 à Baden (Basse-Autriche)12.

7Si les récits de voyages (comme par exemple ceux du géographe Alexander von Humboldt qui fut si célèbre de son vivant) permettent de décrire des jardins et des plantes provenant de toute l’Europe et du monde entier, le genre littéraire du traité pratique deviendra une source incontournable pour tout créateur de jardin. Stéphanie de Courtois montre dans la partie III de l’anthologie la professionnalisation des métiers de jardinier et d’horticulteur (écoles ; sociétés savantes) et brosse le portrait d’une école paysagère allemande qui se distingue par l’état avancé de ses connaissances au XIXe siècle. Elle présente les textes des plus célèbres botanistes et jardiniers allemands comme ceux de la dynastie familiale des Sckell avec « l’initiateur du jardin paysager en Allemagne » : Friedrich Ludwig von Sckell (1750-1823)13 ou Peter Joseph Lenné (1789-1866), Hermann von Pückler-Muskau (1785-1871), Eduard Petzold (1815-1891) et d’autres. À travers leurs biographies et leurs conceptions on assiste à l’évolution professionnelle du jardinier « artiste » vers le jardinier « ingénieur ». Donnons en deux exemples présents dans l’anthologie qui illustrent cette évolution : Carl Ritter, Clés pour la mise en pratique de l’art des jardins (1836) et Eduard Petzold, Contributions à l’art du jardin paysager. De la théorie des couleurs dans le paysage (1853).

8On peut constater qu’il n’y a pas de texte de femme dans cette anthologie, pas de femmes jardinières ou botanistes dans le sommaire. Pourtant il y a des femmes-conceptrices de jardins célèbres : nous trouvons dans la partie II l’évocation de la duchesse douairière Anna Amalia de Saxe-Weimar-Eisenach (1739-1807) qui faisait du domaine de Tiefurt sa Cour des Muses (p. 248 sq.). Parmi les photos du parc de Seifersdorf on peut trouver son buste. Les directeurs nous présentent l’ouvrage Description et tableau des parcs ducaux de Weimar et de Tiefurt à l’intention des voyageurs (1797) de Wilhelm Schumann pour découvrir ce domaine. Une autre femme célèbre est évoquée dans la note introductive à Hermann von Pückler-Muskau. Il s’agit de la comtesse « verte » Lucie von Hardenberg-Reventlow (1776-1854), épouse de Hermann von Pückler-Muskau, qui a perdu sa fortune en finançant les projets extrêmement coûteux de son époux et « qui joua elle-même un rôle important dans l’aménagement du parc » (p. 448)14. La question du genre et des rôles multiples des femmes dans le jardin commence à intéresser historiennes, sociologues et critiques littéraires15. On aurait aimé lire un texte de Louise de Anhalt-Dessau (1750-1811) par exemple dont les lettres et journaux intimes ont été redécouverts récemment grâce à l’histoire du jardin16.

9Cette anthologie rassemble une somme de textes traduits et présentés avec un soin remarquable. Elle permettra au lecteur de découvrir le riche patrimoine vert des pays germanophones et de comprendre l’intensité des débats suscités par les jardins aux XVIIIe et XIXe siècles17. Cette période a vu la création de nombreux parcs dont ceux, parmi les plus célèbres, de Wörlitz à Dessau et de Wilhelmshöhe à Cassel, inscrits tous deux au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, de Muskau ou encore du parc de l’Ilm à Weimar en Thuringe. Il est effectivement temps de les visiter.

10Hildegard Haberl

Notes

1  Horace Walpole, Essai sur l’art des jardins modernes [« History of the Modern Taste in Gardening »], édition préfacée par Allen S. Weiss d’après le texte traduit de l’anglais par M. le duc de Nivernais, Mercure de France, 2002, p. 53 (in Esthétique du jardin paysager allemand, p. 166)

2  La liste des parcs pris en photo : Parc du château de Schönbusch (près de Aschaffenburg, Basse-Franconie/Bavière), Parc du château de Branitz (Brandenbourg), Parc domanial de Wilhelmsbad (Hanau, Hesse), Hohenheim (Stuttgart, Bade-Wurtemberg), Parc du château de Wilhelmshöhe, (Kassel, Hesse), Parc du château de Machern (Saxe), Parc du château de Muskau (Brandenbourg), Parc du château de Nymphenburg (Bavière), L’île aux Paons (Pfaueninsel, Brandenbourg), Parc du château de Rheinsberg (Brandenbourg), Schwetzingen (Bade-Wurtemberg), Seifersdorf (Dresde, Saxe), Parc du château de Tiefurt (Thuringe), Parc de l’Ilm (Weimar, Thuringe), Royaume des Jardins de Dessau-Wörlitz (Saxe-Anhalt). Si l’on ne peut qu’apprécier la présence d’illustrations pour un ouvrage de ce type et qu’on y trouve sans aucun doute de très belles photos, je ne suis personnellement pas entièrement convaincue du choix et de la présentation de celles-ci. On n’y compte presque que des plans larges et peu de détails ou de parti pris esthétique. Le choix des formats n’aide pas à la lisibilité. N’aurait-on pas pu agrandir l’échelle de certaines photos (comme celle des jardins de Wörlitz avec les rhododendrons pour mettre en valeur la couleur des fleurs) et renoncer à d’autres photos ? Pourquoi montrer le même motif sous trois angles différents sur la même page (exemple de l’ancienne auberge de la ville de Rome à Hohenheim) ?

3  Selon les explications des auteurs, lors d’une présentation de leur ouvrage à l’Institut Goethe à Paris le 16 mai 2019.

4  Hermann Von Pückler-Muskau, Aperçus sur l’art du jardin paysager assortis d’une Description détaillée du parc de Muskau, avec un atlas de 45 illustrations et 4 plans couleur, éd. par Stéphanie de Courtois, Marie-Ange Maillet, Eryck de Rubercy, Paris, Klincksieck, 2014.

5  « Le jardin. Reflet des cultures et de l’histoire », Revue des deux mondes, Paris, Édition de la Revue des deux mondes, 2017.

6  La liste des traducteurs : 1ère partie : Marianne David-Bourion, Marie-Ange Maillet, Eryck de Rubercy Gilles Sosnowksi ; 2ème partie : Françoise Lhomer-Lebleu ; 3ème partie : Olivier Baisez, Anne Chalard-Fillaudeau, Marianne David-Bouron, Marie-Ange Maillet, Eryck de Rubercy, Gilles Sosnowksi, Marie-Laure Wagner.

7  Cf. Hildegard Haberl, « La Théorie de l’art des jardins de Christian Cay Lorenz Hirschfeld (1742-1792). Une entreprise encyclopédique, pédagogique et patriotique », in Hildegard Haberl / Anne-Marie Pailhès, Jardins d’Allemagne. Transferts, théories, imaginaires, Paris, Champion, 2014, p. 69-91.

8  https://www.gartenreich.de/de/uebersicht/bedeutung (consulté le 17 juin 2019). On y trouve aussi le domaine du « FriedWald » ‒ cimetière « alternatif » que présente Anne-Marie Pailhès dans ce même numéro.

9  Bildliche und beschreibende Darstellung der vorzüglichsten Natur- und Kunstgärten in Europa : mit Bemerkungen über Gartenkunst und Anpflanzungen, 3 volumes, Vienne, 1812.

10  Der Schlosspark Laxenburg. Ein Führer durch Geschichte und Gegenwart, mit Beiträgen von Géza Hajós und Edith Bódi, aufgrund archivalischer Vorarbeit von Michaela C. Schober, Schloss Laxenburg. Betriebsgesellschaft m. b. H., 1998, p. 110.

11  Cf. Géza Hajós, « Relations in garden art between the Imperial capital of Vienne and the German states in the last third of the 18th and the first third of the 19th century », in Michael Rohde (dir.), Prussian gardens in Europe, 300 years of garden History, Edition Leipzig, 2007, p. 220-225.

12  Christian Hlavac / Astrid Göttche (dir.), Die Gartenmanie der Habsburger. Die Kaiserliche Familie und ihre Gärten. 1792-1848, Wien, Amalthea, 2016.

13  Friedrich Ludwig von Sckell, Contribution au bel art des jardins à l’usage des futurs artistes-jardiniers et des amateurs de jardins (1818), (Beiträge zur bildenden Gartenkunst für angehende Gartenkünstler und Gärtenliebhaber).

14  Cf. aussi Astrid Roscher, Lucie von Pückler-Muskau. Heimliche Hauptakteurin im Schatten des grünen Fürsten ?, in Die Gartenkunst, 21 (2009), p. 187-197.

15  Cf. Gunda Barth-Scalmani / Gisela Mettele (dir.), « Gärten Gardens », L'Homme. Europäische Zeitschrift für Feministische Geschichtswissenschaft, 27, 2/2016.

16  Christiane Holm / Holger Zaunstöck (dir.), Frauen und Gärten um 1800. Weiblichkeit – Natur – Ästhetik, Halle (Saale), 2009.

17  D’autres ouvrages qui présentent des jardins des pays germanophones en français : Monique Mosser / Georges Teyssot (dir.), Histoire des jardins : de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 2002 ; Hildegard Haberl / Anne-Marie Pailhès (dir.), Jardins d’Allemagne. Transferts, théories, imaginaires, Paris, Honoré Champion, 2014.

Pour citer ce document

, «Stéphanie de Courtois, Marie-Ange Maillet et Eryck de Rubercy, Esthétique du jardin paysager allemand, Paris, Klincksieck, 2018 », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Prochains numéros, Jardin et mélancolie en Europe entre le XVIIIe siècle et l’époque contemporaine, compte-rendus de lecture,mis à jour le : 14/12/2019,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=1605