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Autres écrits sur la douceur

Introduction, établissement et annotation des textes par Patrizia Oppici

§ 1

Castel de Saint-Pierre n’a pas attendu le concours de l’Académie consacré au thème de la douceur pour réfléchir sur ce sentiment1, qui prend sous sa plume une profondeur et une extension bien différentes de la fadeur un peu mièvre à laquelle on l’associe parfois au premier abord. Les écrits regroupés ici, tous vraisemblablement antérieurs à 1739, prouvent au contraire que l’abbé reconnut dans le Discours de Nicolas un aspect de sa propre sensibilité, et que la douceur en tant que moyen d’harmonisation sociale faisait partie de son système bien avant la publication de ce texte.

§ 2

Le premier témoignage de cet intérêt est probablement représenté par l’Extrait d’une lettre écrite à un nouvel évêque sur la douceur. Il s’agit d’un fragment manuscrit intégré dans un ensemble conçu entre 1685 et 1693, dont le contenu a peut-être été absorbé par Agaton, archevêque très vertueux, très sage et très heureux2. L’abbé y recommande au nouvel évêque la plus grande discrétion (le discret est le surnom du jeune Agaton parmi ses camarades3) et une douceur qui prend dans cette épître la forme de la patience et de l’indulgence. Il s’agit d’une douceur qu’on pourrait qualifier de politique, puisqu’elle y apparaît comme une stratégie de domination qui permet de devenir l’arbitre de chaque situation : « L’on surmonte tout le monde avec la douceur » et, au lieu d’être le chef d’un seul parti, on devient « le maître des deux partis » (Lettre sur la douceur, § 8-9). Si cette stratégie de la douceur garde une part d’ambiguïté et ne se résume pas simplement à de la douceur évangélique, il faut observer que pour Saint-Pierre elle doit jouer également un rôle décisif dans la controverse religieuse pour empêcher l’intolérance de sévir : « Rien n’est plus digne d’indulgence que l’erreur » (Lettre sur la douceur, § 5). Personne n’est infaillible et on peut toujours se tromper, celui qui se trouve dans l’erreur a donc le droit à être traité « avec humanité ».

§ 3

Ce dernier aspect de la douceur, antidote à l’intolérance religieuse, est souligné dans une Proposition à ses Pensées de morale et de politique, revues à Paris, juin 17374. Dans la préface du tome XIII de ses Ouvrages, l’abbé revient sur ses années de formation et sur son dégoût de la théologie : « L’habitude que j’avais prise à raisonner sur des idées claires et distinctes ne me permit pas de raisonner longtemps sur la théologie, mais je quittais la physique elle-même pour m’appliquer à la morale, parce que je compris que les progrès que j’y ferais seraient plus utiles à augmenter mon propre bonheur et le bonheur de mes concitoyens »5. Les observations morales qu’il présente ici auront la forme réduite d’un « canevas » propre à être discuté dans des conférences. Dans la Proposition qui a pour titre « Des expressions qui montrent de l’aigreur », la reconnaissance du point de vue de l’errant rappelle de très près le droit à la conscience errante de bonne foi prôné par Pierre Bayle6. Mais Castel montre que l’erreur accompagnée de douceur nous est naturellement plus agréable que la vérité accompagnée d’aigreur : « D’où vient cela ? C’est qu’effectivement la douceur et la modestie jointes à l’erreur nous font encore plus de plaisir et attirent plus notre estime et notre inclination que la vérité jointe à l’aigreur et à la présomption » (Aigreur, § 1). La douceur ouvre à une compréhension réciproque des raisons de l’autre qui garantit l’ordre et la paix : « Si les disputants pensaient ainsi, les erreurs n’incommoderaient guère le genre humain […] L’intolérance est un vice très opposé au bonheur de la société et très opposé à l’équité et à la bienfaisance » (Aigreur, § 4).

§ 4

« La grande douceur est la vertu la plus importante au bonheur » est en effet le titre d’une autre Proposition dans les Pensées de morale et de politique revues à Saint-Pierre-Église, juillet 1736, intégrées au même volume7, où Castel développe sa propre théorie de l’humeur douce. Naturelle (« un grand don de la nature ») ou acquise (« une grande vertu »), l’humeur douce serait une disposition à s’accommoder de la présence des autres hommes « même chagrinants » (Grande douceur, § 1 ; § 5). L’humeur douce et sérieuse, pour l’abbé la plus estimable entre toutes, est celle qui donne du calme et de la tranquillité à son prochain ; elle paraît donc s’approcher du tempérament flegmatique ; vient ensuite l’humeur douce et gaie, susceptible de donner de la gaieté à ceux qui en manquent. Toutefois, l’inégalité dans le caractère des personnes gaies – qu’on pourrait définir de tempérament sanguin – fait qu’elles puissent tomber dans l’aigreur. Comme le degré d’humeur dépend du degré de santé et donc du régime, l’abbé conseille un usage modéré de la boisson pour développer l’humeur douce et gaie. Il hésite toutefois sur les doses, « un jour de chaque semaine » dans l’imprimé, « une fois par mois » dans le manuscrit (Grande douceur, § 13).

§ 5

Le dernier texte que nous présentons ici a d’abord été intégré à la première édition, séparée, de Sur la douceur8. Il s’agit d’un écrit qui a pour titre Importance des expressions modestes et polies, centré cette fois sur les précautions verbales que le sentiment de douceur incite à respecter dans la vie sociale. L’abbé y préconise l’emploi de formules linguistiques qui sont l’expression d’une subjectivité respectueuse de l’autre, visant à s’harmoniser heureusement dans la société. Le « pour moi » qu’il propose d’ajouter toujours lorsqu’on exprime un jugement ou une préférence doit aboutir à un échange sans heurts, où chacun peut s’exprimer librement sans froisser le goût des autres : « Ainsi on évite toute dispute […] toute aigreur, toute impolitesse dans la dispute, ce qui est très important pour conserver de la douceur et de l’agrément dans le commerce » (Expressions, § 3). À cela il ajoute deux autres expressions dont il conseille l’usage : « quant à présent » et « encore » (« je ne suis pas encore de votre goût ») à travers lesquelles il incite à prendre conscience du changement que le temps impose à nos jugements et dans nos caractères : on devient différent de soi-même, et donc pourquoi vouloir imposer aux autres un avis que nous-mêmes peut-être dans l’avenir ne partagerons plus ? On peut reconnaître dans cette stratégie verbale une interprétation de la « parole de miel » préconisée par les Anciens et reprise par le dialogue humaniste de la Renaissance, qui n’est pas simplement un outil rhétorique, mais un moyen d’établir un ordre social et politique harmonieux, sinon euphorique9. L’étude des différents états du texte montre que, dans une des versions, l’abbé se livre à une confession autobiographique où il regrette sa vivacité dans la polémique et exprime sa tardive compréhension de l’importance d’une expression modérée de sa propre pensée (« Plût à Dieu avoir commencé de meilleure heure à pratiquer ainsi la politesse dans mes discours » [Expressions, § 19, 2e variante]). Il souligne enfin que ces précautions représentent « une manière de contredire, qui est la plus polie et par conséquent la plus raisonnable » (Expressions, § 9). Dans la conclusion de son texte, il va jusqu’à prophétiser l’avènement d’une époque où, grâce à l’accroissement de la « raison universelle », on assistera au triomphe de la politesse : « Un jour viendra que les hommes bien élevés se piqueront de cette politesse et de cette modestie » (Expressions, § 20). Cette confiance dans l’avenir, si proche de la sensibilité des Lumières, est sans doute un aspect de la pensée de Saint-Pierre qui mérite d’être mieux connu. Les quelques volumes qui ont été jusqu’à présent consacrés à la notion de douceur, d’ailleurs si difficile à cerner dans la pensée moderne, ne mentionnent même pas Castel10 ; pourtant ces écrits montrent l’ampleur insoupçonnée d’une réflexion qui développe à travers la douceur un modèle de sociabilité et une tactique politique.

Note sur l’établissement des textes

Extrait d’une lettre écrite à un nouvel évêque sur la douceur

Manuscrit

Extrait d’une lettre écrite à un nouvel évêque sur la douceur, in Fragments de morale, troisième cahier, archives départementales du Calvados, 38 F 43 (ancienne liasse 4), p. 4-7.

Il faut éviter des expressions qui montrent de l’aigreur

Manuscrit

« Proposition XLIII. Il faut éviter des expressions qui montrent de l’aigreur si l’on veut intéresser les témoins de la dispute », in Pensées de morale et de politique, revues à Paris, juin 1737, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 233-234. (B)
Copie manuscrite du texte de l’imprimé comportant quelques corrections autographes et un changement de numérotation.

Imprimé

« Proposition XVI. Des expressions qui montrent de l’aigreur », in Pensées de morale et de politique, revues à Paris, juin 1737, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, p. 291-292. (A)

§ 6

Le texte de base proposé est celui du manuscrit (B), le dernier révisé par l’auteur, avec la variante de l’imprimé (A).

La grande douceur est la vertu la plus importante au bonheur

Manuscrit

« Proposition IX. La grande douceur est la vertu la plus importante au bonheur », in Pensées de morale et de politique revues à Saint-Pierre-Église, juillet 1736, archives départementales du Calvados, 38 F 44 (ancienne liasse 6), p. 85-88. (B)
Il s’agit d’une copie manuscrite du texte de l’imprimé avec quelques petites additions autographes et des passages biffés, ce qui signale sa postériorité par rapport au texte (A) publié en 1737.

Imprimé

« Proposition IX. La grande douceur est la vertu la plus importante au bonheur », in Pensées de morale et de politique revues à Saint-Pierre-Église, juillet 1736, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, p. 104-109. (A)

§ 7

Le texte de base proposé est celui de l’imprimé (A), plus complet que le manuscrit (B), dans lequel les biffures représentent environ un tiers du texte.

Importance des expressions modestes et polies

Manuscrit

Importance des expressions modestes et polies, archives départementales du Calvados, 38 F 45 (ancienne liasse 7), p. 1-4. (A)
Mise au net de la main d’un secrétaire, comportant des corrections et des ajouts autographes sur la dernière page.

Imprimés

« Importance des expressions modestes et polies », in De la douceur, Amsterdam / Paris, Briasson, 1740, p. 1-8. (B)
Cette version est une édition séparée correspondant au manuscrit corrigé, ce qui suggère que le texte est postérieur à celui qui est publié dans le tome XV des Ouvrages de politique et de morale, bien que la publication soit antérieure.

Importance des expressions modestes et polies, in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 330-336. (C)
Cette version correspond à la copie manuscrite sans corrections ni ajouts.

Importance des expressions modestes et polies parmi les écoliers, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 429-436. (D)
Cette troisième édition (D), la dernière, comporte une modification du titre qui facilite son intégration dans la section « Éducation » du volume ; elle présente de légères différences par rapport aux autres versions.

§ 8

Le texte de base proposé est celui de l’imprimé (D) avec les variantes du manuscrit (A) et des imprimés (B) et (C).


1.Sur le Discours qui a remporté le prix d’éloquence à l’Académie française, par M. Nicolas, voir Patrizia Oppici, Introduction à Douceur, § 2.
2.Fragments de morale, troisième cahier, archives départementales du Calvados, 38 F 43 (ancienne liasse 4), p. 4-7 : voir Lettre sur la douceur. Sur la datation de ces fragments, voir l’Introduction à Contre Bayle ; voir aussi Agaton.
4.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, Proposition XVI, p. 291-292.
5.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, Préface, p. 3-4.
7.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, OPM, Rotterdam, J. D. Beman, 1737, t. XIII, Proposition IX, p. 104-109.
8.Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, « Importance des expressions modestes et polies », in De la douceur, Amsterdam / Paris, Briasson, 1740, p. 1-8.
9.Voir La douceur en littérature, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Hélène Baby et Josiane Rieu (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 437-442 et passim. Voir en particulier, dans ce même volume, Béatrice Périgot, « Le dialogue humaniste comme conversion à la douceur », p. 49-64 ; Lucile Gaudin-Bordes, « Y-a-t-il des marqueurs stylistiques de la douceur ? », p. 601-617.
10.Voir La douceur en littérature… (un fort volume de 661 pages) ; et aussi La douceur dans la pensée moderne. Esthétique et philosophie d’une notion, Laurence Boulègue, Margaret Jones-Davies et Florence Malhomme (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2016, 407 p.