Citer cette page

EXTRAIT D’UNE LETTRE ÉCRITE À UN NOUVEL ÉVÊQUE SUR LA DOUCEUR

§ 1

Vous ne sauriez être trop sur vos gardes sur ce que vous dites des personnes absentes. J’ai ouï dire autrefois à un courtisan fort prudent qu’il avait toute sa vie eu pour maxime de ne parler des autres en leur absence que dans les termes qu’il aurait voulu en parler en présence. On cherchera à vous faire parler et l’on ne sera pas exact à rapporter vos paroles et cependant les jugements d’un supérieur font grande impression sur les inférieurs ; mais plus vous porterez des jugements de comparaison, plus les parties s’empresseront de se rendre votre jugement favorable ; voilà pourquoi il faut ou ne juger jamais définitivement, ou différer le plus longtemps que l’on peut les jugements de préférence.

§ 2

Vous deviendrez pour ainsi dire l’arbitre du mérite des personnes les plus estimables en ne faisant que le balancer ; mais si vous êtes trop vite à juger, je crains que les condamnés n’en viennent à mépriser vos jugements et même le juge. Laissez à chacun par votre conduite polie envers tout le monde l’espérance d’être préféré et chacun vous rendra toujours volontiers ses hommages pour vous faire pencher de son côté.

§ 3

Vous trouverez d’honnêtes gens qui ne seront pas dans vos opinions ; il y a sur cela une grande maxime de conduite : traitez tel homme qui n’est pas de votre avis comme vous voudriez être traité de lui s’il était à votre place et que vous fussiez à la sienne.

§ 4

À la moindre résistance que vous rencontrerez, consultez cette maxime, suivez-la exactement ; vous ne chagrinerez personne, vous vous ferez aimer de tout le monde et vos bonnes et belles qualités seront estimées de tous les honnêtes gens au-delà même de ce qu ‘elles méritent. Car c’est l’effet du mérite doux et aimable de grossir le mérite estimable.

§ 5

Rien n’est plus digne d’indulgence que l’erreur : c’est que celui qui sacrifie en apparence à l’erreur ne sacrifie réellement qu’à la vérité ; car dans le moment que nous nous apercevons de notre erreur, nous y renonçons et nous courons à la vérité ; nous ne sommes pas nous-mêmes infaillibles, nous sommes quelquefois dans l’erreur et nous y avons tous été. Or ne devons-nous pas souhaiter que l’on nous traite alors avec humanité ?

§ 6

Pour la douceur et l’agrément de la vie, il n’y a personne qui n’ait quelquefois besoin de quelque indulgence ; si vous en avez pour les autres, il est sûr que les autres en auront pour vous.

§ 7

Il est beaucoup mieux pour soi et pour les autres d’avoir de la patience et de l’indulgence que d’avoir toujours à combattre et à repousser les ennemis : c’est qu’il y a bien plus à souffrir dans le parti des combats que dans le parti de l’indulgence.

§ 8

Avec la patience on négocie presque avec tout le monde et l’on surmonte1 tout le monde avec la douceur ; au contraire avec l’impatience on surmonte peu, on est souvent battu et la vie se passe à combattre des ennemis toujours renaissants.

§ 9

Si vous n’écoutez qu’un parti de gens animés vous n’aurez pas de patience contre l’autre parti ; au lieu d’être le maître des deux partis, vous ne devenez que le chef d’un seul parti ; estimez le bon de chaque parti et tâchez de diminuer entre eux l’esprit de division et de haine. L’esprit de parti prouve la petitesse de l’esprit ; l’esprit supérieur ne prouve jamais mieux sa supériorité que par son indulgence.


1.Surmonter : « Vaincre, avoir avantage sur quelqu’un » (Furetière, 1690).