chapitre 5

capitulum V

Comment les premiers fils de Tancrède, Guillaume, Dreux et Onfroi, partis de Normandie, arrivèrent en Pouille

Qualiter primi filii Tancredi, Guillelmus et Drogo et Hunfredus, a Normannia digredientes, apud Apuliam venerunt

<1> Mais, voyant qu’à la mort de leurs voisins devenus vieux, les héritiers se querellaient entre eux au sujet de l’héritage1Les règles successorales ne sont pas encore fixées au moment des faits ici rapportés ; elles seront formulées dans la coutume de Normandie à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle (voir Coutumiers de Normandie, E.-J. Tardif (éd.), Rouen, E. Cagniard – A. Lestringant et Paris, A. Picard et fils, 1881-1903, t. I, 1, t. I, 1, Le Très Ancien Coutumier de Normandie, chap. 83). Plusieurs exemples, dont celui de Tancrède et de ses fils, montrent que, si les prérogatives de la primogéniture sont établies dès le début du XIe siècle dans les plus hautes familles de la France du Nord-Ouest (Duby 1973, 218), chez les familles modestes, l’héritage n’était pas nécessairement destiné à l’aîné : le partage pouvait se faire de manière équitable, mais le plus souvent la répartition était inégale et dépendait des circonstances ; voir Bauduin 2006, surtout 20-23. Pour les Hauteville, faut-il suivre Orderic Vital (HE, vol. II, p. 98), selon qui c’est Geoffroi qui aurait seul hérité des terres paternelles ? Le quatrième fils de Tancrède devient pourtant comte de Civitate à son arrivée en Pouille après juin 1053. Cependant, comme seul l’un de ses fils et le fils de son aîné se font ensuite appeler « de Hauteville », il est possible que le témoignage d’Orderic soit juste ; voir Tabuteau 1992, 52-53, n. 42, d’après l’« Inventaire » de Ménager 1981, 318-320 (= Ménager 1991b, 338-339). Malaterra montre en tout cas que les fils de Tancrède ont soin de conserver le patrimoine au sein de la famille (I, 11, 1)., et que, quand le domaine d’abord dévolu à un seul était partagé entre plusieurs, la part qui revenait à chacun était insuffisante, ils se réunirent pour délibérer, voulant éviter qu’il leur arrivât à l’avenir rien de pareil. <2> Et ainsi, d’un commun accord, les premiers nés, dotés de plus de force que tous les autres encore trop jeunes, quittèrent les premiers la terre paternelle, cherchant à gagner leur vie en divers lieux par le métier des armes2Aimé du Mont-Cassin, expliquant le départ général des Normands dans les diverses régions d’Occident et d’Orient, souligne aussi la pauvreté des migrants, due à la forte poussée démographique de cette époque (Aimé I, 1), et leur volonté de s’enrichir (Aimé I, 19) ; de même, selon Guillaume de Pouille (I, 35-38) : « Beaucoup se laissèrent tenter et se résolurent à partir : les uns parce qu’ils avaient peu ou point de bien, les autres pour accroître leur fortune ; tous, par désir de s’enrichir (Est adquirendi simul omnibus una libido) » (trad. Mathieu 1961, 101). Orderic Vital (HE, vol. II, p. 98) raconte que c’est Tancrède lui-même qui encouragea ses fils à partir s’enrichir ailleurs. Pourtant, la Normandie, surtout dans sa partie occidentale, n’était pas pauvre (Arnoux 2006, 62-63) ; mais sous Richard II (996-1026), les jeunes chevaliers trouvaient plus difficilement le moyen de satisfaire leur ambition militaire ou territoriale. Certains, auteurs de méfaits divers, préférèrent échapper à la justice rigoureuse du duc, qui s’efforçait de centraliser le pouvoir et laissait donc peu de place au pillage ou à l’acquisition de terres par la force (voir Raoul Glaber, Historiae, livre III, 3, p. 144 ; Orderic Vital, étudié sur ce point par Bouet 2004, 43-44). L’anecdote concernant Serlon de Hauteville (I, 38-39) en est un exemple. La plupart des bannis ne l’étaient que temporairement, mais nombreux aussi furent ceux qui décidèrent de faire fortune comme mercenaires là où l’on manquait de soldats : en Espagne pour la reconquête, en Orient pour la défense de l’Empire byzantin menacé par les Turcs, en Italie pour la protection des cités latines et grecques, en proie aux attaques incessantes des pirates sarrasins à partir de la Sicile (voir Van Houts 2003a, 119-120)., et parvinrent finalement en Pouille3Sur le mot Apulia, terme antique ressuscité pour donner un nom au duché, voir Martin 2006a, 305-308., province d’Italie, sous la conduite de Dieu4Malaterra ne dit rien des raisons qui incitèrent les Hauteville à choisir de se rendre en Italie méridionale. Aimé (I, 17-20) et Guillaume de Pouille (I, 12-46) évoquent deux épisodes distincts, l’un à Salerne, l’autre au mont Gargan, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, et leurs auteurs ont pu s’appuyer sur des faits avérés (voir Hoffmann 1969, qui appuie l’hypothèse de Salerne ; Loud 2000, 64-66, qui propose une reconstruction des circonstances de l’arrivée des premiers Normands ; Taviani-Carozzi 1998, 57-81, qui analyse ces récits et leur signification). À propos des motifs du départ des Normands vers l’Italie, il faut encore signaler les réseaux économiques et commerciaux, les contacts tissés par les moines et clercs italiens, notamment Guillaume de Volpiano. Voir Chalandon 1907, 42-53, dont l’ouvrage reste fondamental ; Tramontana 1970 ; Bouet 1994a ; Loud 2000, 12-59 ; Arnoux 2006..

<1> Sed cum vident [+] [vident C : viderit A viderent ZB edd. [-]] videritviderent, vicinis senibus deficientibus, heredes eorum pro hereditate inter se altercari et sortem, quae primo [+] [primo om. ed. pr. [-]] primoprimoprimoprimo[om.] uni [+] [uni AC Z2B : viri Z. [-]] uniuniuniuni [+] [Z2 : uni [-]] viri cesserat [+] [cesserat AC Z2B : cessaret Z. [-]] cesseratcesseratcesseratcesserat [+] [Z2 : cesserat [-]] cessaret, inter plures divisam [+] [divisam AC B : -sim Z. [-]] divisamdivisamdivisamdivisamdivisim singulis minus sufficere [+] [post sufficere add. et B. [-]] sufficeresufficeresufficeresufficeresufficere et, ne simile [+] [simile post quid transt. B. [-]] quidsimile quidsimile quidsimile quidsimile quidquid simile sibi in posterum eveniret, [EP/p.10-11] consilium inter se habere coeperunt. <2> Sicque communi consilio, primaprimaprimaprimaprima <quia> prima aetas prae ceteris adhuc junioribus [+] [junioribus C : jujunio- A mino- Z ed. pr. junioribus primos B Pontieri. [-]] jujunioribusminoribusjunioribus primos magis roborata [+] [roborata Z2 : roborat C Z roborabat A Pontieri quia ante prima addens roborabat qui B. [-]] [+] [Z2 : roborata [-]] roboratroborabatroborabat quia'Pour conserver une forme personnelle du verbe roborare au présent (roborat C Z) ou à l’imparfait (roborabat A B – « lezione giusta », d’après Resta 1964, 13), il faut ajouter une conjonction – par exemple quia, comme l’avait fait Pontieri – et suppléer un accusatif d’objet (voir primos, que B aura tiré de prima aetas). La correction opérée en marge de Z par Zurita nous a paru meilleure. Le syntagme prima aetas… roborata désigne de manière collective les fils aînés de Tancrède et constitue un nominatif absolu ou plutôt, par une syllepse de nombre, le sujet de pervenerunt, dont il est séparé par les deux participes au nominatif pluriel, digressi… et quaerentes : un cas tout à fait comparable, sujet à deux interprétations possibles, a été noté par Desbordes 2005, 118 et n. 22, à propos de I, 6, 4, Longobardorum […] gens […] quemque probum suspectum habens, […] detrahebant., primo patria [+] [patria C ZB : poetria A. [-]] patriapatriapatriapatriapoetria digressi [+] [digressi C ZB : deg- A. [-]] digressidigressidigressidigressidegressi, per diversa loca militariter [+] [militariter C : -aliter A Z -antes B. [-]] militaritermilitaritermilitalitermilitantes lucrum quaerentes, tandem apud Apuliam [+] [apuliam A ZB : puliam C. [-]] ApuliamApuliamApuliamApuliamPuliam, Italiae provinciam, Deo se ducente [+] [ducente AC Z : ductore B. [-]] ducenteducenteducenteducenteductore, pervenerunt [+] [pervenerunt AC Z : -niunt B. [-]] perveneruntperveneruntperveneruntperveneruntperveniunt.

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1Les règles successorales ne sont pas encore fixées au moment des faits ici rapportés ; elles seront formulées dans la coutume de Normandie à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle (voir Coutumiers de Normandie, E.-J. Tardif (éd.), Rouen, E. Cagniard – A. Lestringant et Paris, A. Picard et fils, 1881-1903, t. I, 1, t. I, 1, Le Très Ancien Coutumier de Normandie, chap. 83). Plusieurs exemples, dont celui de Tancrède et de ses fils, montrent que, si les prérogatives de la primogéniture sont établies dès le début du XIe siècle dans les plus hautes familles de la France du Nord-Ouest (Duby 1973, 218), chez les familles modestes, l’héritage n’était pas nécessairement destiné à l’aîné : le partage pouvait se faire de manière équitable, mais le plus souvent la répartition était inégale et dépendait des circonstances ; voir Bauduin 2006, surtout 20-23. Pour les Hauteville, faut-il suivre Orderic Vital (HE, vol. II, p. 98), selon qui c’est Geoffroi qui aurait seul hérité des terres paternelles ? Le quatrième fils de Tancrède devient pourtant comte de Civitate à son arrivée en Pouille après juin 1053. Cependant, comme seul l’un de ses fils et le fils de son aîné se font ensuite appeler « de Hauteville », il est possible que le témoignage d’Orderic soit juste ; voir Tabuteau 1992, 52-53, n. 42, d’après l’« Inventaire » de Ménager 1981, 318-320 (= Ménager 1991b, 338-339). Malaterra montre en tout cas que les fils de Tancrède ont soin de conserver le patrimoine au sein de la famille (I, 11, 1).

2Aimé du Mont-Cassin, expliquant le départ général des Normands dans les diverses régions d’Occident et d’Orient, souligne aussi la pauvreté des migrants, due à la forte poussée démographique de cette époque (Aimé I, 1), et leur volonté de s’enrichir (Aimé I, 19) ; de même, selon Guillaume de Pouille (I, 35-38) : « Beaucoup se laissèrent tenter et se résolurent à partir : les uns parce qu’ils avaient peu ou point de bien, les autres pour accroître leur fortune ; tous, par désir de s’enrichir (Est adquirendi simul omnibus una libido) » (trad. Mathieu 1961, 101). Orderic Vital (HE, vol. II, p. 98) raconte que c’est Tancrède lui-même qui encouragea ses fils à partir s’enrichir ailleurs. Pourtant, la Normandie, surtout dans sa partie occidentale, n’était pas pauvre (Arnoux 2006, 62-63) ; mais sous Richard II (996-1026), les jeunes chevaliers trouvaient plus difficilement le moyen de satisfaire leur ambition militaire ou territoriale. Certains, auteurs de méfaits divers, préférèrent échapper à la justice rigoureuse du duc, qui s’efforçait de centraliser le pouvoir et laissait donc peu de place au pillage ou à l’acquisition de terres par la force (voir Raoul Glaber, Historiae, livre III, 3, p. 144 ; Orderic Vital, étudié sur ce point par Bouet 2004, 43-44). L’anecdote concernant Serlon de Hauteville (I, 38-39) en est un exemple. La plupart des bannis ne l’étaient que temporairement, mais nombreux aussi furent ceux qui décidèrent de faire fortune comme mercenaires là où l’on manquait de soldats : en Espagne pour la reconquête, en Orient pour la défense de l’Empire byzantin menacé par les Turcs, en Italie pour la protection des cités latines et grecques, en proie aux attaques incessantes des pirates sarrasins à partir de la Sicile (voir Van Houts 2003a, 119-120).

3Sur le mot Apulia, terme antique ressuscité pour donner un nom au duché, voir Martin 2006a, 305-308.

4Malaterra ne dit rien des raisons qui incitèrent les Hauteville à choisir de se rendre en Italie méridionale. Aimé (I, 17-20) et Guillaume de Pouille (I, 12-46) évoquent deux épisodes distincts, l’un à Salerne, l’autre au mont Gargan, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, et leurs auteurs ont pu s’appuyer sur des faits avérés (voir Hoffmann 1969, qui appuie l’hypothèse de Salerne ; Loud 2000, 64-66, qui propose une reconstruction des circonstances de l’arrivée des premiers Normands ; Taviani-Carozzi 1998, 57-81, qui analyse ces récits et leur signification). À propos des motifs du départ des Normands vers l’Italie, il faut encore signaler les réseaux économiques et commerciaux, les contacts tissés par les moines et clercs italiens, notamment Guillaume de Volpiano. Voir Chalandon 1907, 42-53, dont l’ouvrage reste fondamental ; Tramontana 1970 ; Bouet 1994a ; Loud 2000, 12-59 ; Arnoux 2006.

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a'Pour conserver une forme personnelle du verbe roborare au présent (roborat C Z) ou à l’imparfait (roborabat A B – « lezione giusta », d’après Resta 1964, 13), il faut ajouter une conjonction – par exemple quia, comme l’avait fait Pontieri – et suppléer un accusatif d’objet (voir primos, que B aura tiré de prima aetas). La correction opérée en marge de Z par Zurita nous a paru meilleure. Le syntagme prima aetas… roborata désigne de manière collective les fils aînés de Tancrède et constitue un nominatif absolu ou plutôt, par une syllepse de nombre, le sujet de pervenerunt, dont il est séparé par les deux participes au nominatif pluriel, digressi… et quaerentes : un cas tout à fait comparable, sujet à deux interprétations possibles, a été noté par Desbordes 2005, 118 et n. 22, à propos de I, 6, 4, Longobardorum […] gens […] quemque probum suspectum habens, […] detrahebant.