v. 2795-2906

L’incendie du Mont Saint-Michel, le miracle des reliques perdues et retrouvées

A-f. 46r 2795
46rAltre miracle vuil escrire
 
En romanz et metre en cest livre [1]  :
 
Li monz fut ars par noit jadis,
 
Por les pechiez, cen m’est avis [2],
 
A cels qui donc iluec maneient,
 2800
Quer malement alquant viveient [3].
 
El borc aval li feus esprist ;
 
Tant est creüz que tot conquist [4],
 
Ne mes le leu tant solement
 
Ou seinz Autberz jut longuement [5].
 2805
Onc n’i remest riens del mostier
 
Que feus peüst ardre ou trenchier [6].
 
Quant li feus commencha esprendre,
 
Cil qui ne volent plus atendre [7]
 
– Ce sunt li moine et lor serjant –
 2810
Ou criz, o plor, o duel molt grant [8],
 
Les ornemenz, et le tresor,
 
Fieltres d’argent, et vaissels d’or [9],
 
Portez en unt hastivement
 
En seür leu, et fors de gent [10].
 2815
La grant chasse qui iert doree
 
O l’autre chose en ont portee [11].
 
Aprof icen que fut alez
 
Trestoz li feus et aclassez [12],
 
L’abes Mainart, si cum il pout,
 2820
S’est herbegiez al muielz qu’il sout [13]  ;
 
Li dux Richarz li aia :
 
Delivrement le herbeja [14].
 
Vn apentiz a fait, de fust,
 
Desus l’autel, que n’i pleüst [15].
A-f. 46v 2825
46vPor cen qu’il sout que sanz larruns
 
N’ardent en borc gaires meisons [16],
 
Ainz, quant oent le feu crier,
 
En eirre vunt la por embler [17],
 
A fait garder se il aveit [18]
 2830
Ses reliques, si cum deveit :
 
Al suen espeir esleü a
 
Des meillors moines que il a [19],
 
Si lor commande que il veient
 
Se les reliques i esteient [20].
 2835
Aprof icen que out cantee
 
Chascum sa messe et celebree [21],
 
Si cum il ierent revestu
 
A la grant chasse sunt venu [22],
 
Qui esteit mise honestement
 2840
Desus l’autel, et richement,
 
O ornemenz riches assez,
 
Des que li feu fut trespassez [23].
 
Dedenz aveit une chassette
 
Et ilueques iert la boistete [24]
 2845
Ou seint Autbert out totes mises
 
Les reliques que aveit quises [25].
 
Tot entier ont l’uisset trové
 
De la grant chasse et desfermé [26]  ;
 
La petitete traite en unt,
 2850
Desus l’autel assise l’unt [27]  ;
 
De totes pars l’unt esgardee,
 
Trestote seine l’unt trouvee [28].
 
Vn des moines la desferma [29]  ;
B-f. 73r 
73rVeant les autres enz garda [30]  :
 2855
La boeste n’ont neent trovee ;
 
Cen ne sei jen cum fut ostee [31].
B-f. 73v 
73vConseil prennent que eus feront :
 
Tres jors dient que eus juneront.
 
Li peuple ert a oreisons
 2860
Et en grandes afflictions.
 
Deu preierent que les conseit
 
Et de lor boiste les avait.
 
A Damedeu s’en sont torné [32]  :
 
Oïz les a par sa bonté.
 2865
Dous jors aveient ja junez
 
Et deu tiers ert médi passez,
 
Quant de peschier un om venet
 
Bien pres de none etre poeit.
 
Devant sei eu mont regarda :
 2870
Souz une pierre veüe a
 
Vne clarté qui descendeit
 
Devers le ciel, comme un rai, dreit.
 
Il se hasta, si, avenu [33]
 
La ou le rai aveit veü,
B-f. 74r 2875
74rEntrer vit enz cele clarté.
 
Quans que portout jus a geté.
 
Onc les reliques ne thocha,
 
Ne poi ne grant nes mania.
 
A l’abbé cort, si li a dit
 2880
Ce qu’a trové et ce que vit.
 
Li abbes tost s’est revestu [34],
 
Qui de joie est tot commeü,
 
Et si moine tot ensement.
 
A La roche vont liement
 2885
Ou li peschoour les mena ;
 
Tout le peuple o eus ala.
 
La boiste treuvent desfermee
 
Et descouverte, et esbaiee.
 
Veans toz eus se referma,
 2890
Si que onques nul n’i tocha [35].
Je veux écrire un autre miracle en français et le faire figurer dans ce livre : le mont brûla de nuit, jadis [1], et ce, je pense, à cause des péchés de ceux qui y demeuraient, car certains menaient une vie déshonnête. Le feu prit dans le bourg, en bas, et atteignit une telle ampleur qu’il ravagea tout, à la seule exception du lieu où saint Aubert avait longtemps reposé. Il ne resta de l’église rien que le feu pût brûler ou détruire. Quand l’incendie se déclara, ceux qui ne voulaient pas attendre davantage (c’est-à-dire les moines et leurs serviteurs), à grands cris, en pleurs, pleins d’affliction, évacuèrent en hâte les ornements et le trésor, les reliquaires [2] d’argent et les vases [3] d’or, et les mirent en lieu sûr, à l’abri des regards. Ils emportèrent avec le reste des objets la grande châsse recouverte d’or. Après que l’incendie eut été entièrement maîtrisé et éteint, l’abbé Mainard [4] s’abrita comme il put, le mieux possible ; le duc Richard lui vint en aide et mit aussitôt un logement à sa disposition [5]. Il fit faire un auvent de bois au-dessus de l’autel, pour l’abriter de la pluie. Il savait bien que dans un bourg les maisons brûlent rarement sans attirer des malfaiteurs et qu’au contraire, quand ils entendent crier au feu, ils se précipitent sur place pour voler. Il fit donc vérifier s’il avait bien ses reliques, comme il se devait. Il fit son choix parmi ceux qu’il considérait comme ses meilleurs moines et leur ordonna de voir si les reliques étaient bien là. Chacun, après avoir chanté et célébré sa messe, s’approcha en habit liturgique [6] de la grande châsse 
qui se trouvait sur l’autel, dignement, richement, avec de fort riches ornements, depuis la fin de l’incendie. À l’intérieur il y avait une petite châsse, et c’est là qu’était la petite boîte où saint Aubert avait mis toutes les reliques qu’il avait demandées. Ils trouvèrent parfaitement intact le fermoir de la grande châsse et le défirent ; ils en sortirent la petite qu’ils posèrent sur l’autel. Ils l’examinèrent sous toutes ses faces et la trouvèrent en parfait état. Un des moines en défit la fermeture et, sous les yeux des autres, regarda à l’intérieur : ils n’y trouvèrent pas la boîte. Je ne sais comment elle avait été enlevée. Ils délibérèrent pour savoir ce qu’ils feraient et décidèrent qu’ils jeûneraient pendant trois jours. La population était plongée dans la prière et les manifestations d’affliction. Ils supplièrent Dieu de les secourir, de les aider [7] à retrouver leur boîte. Ils s’étaient tournés vers le Seigneur et, dans sa bonté, il les entendit. Ils avaient déjà jeûné pendant deux jours et la moitié du troisième était dépassée, quand un homme qui rentrait de la pêche (il pouvait bien être près de l’heure de none [8]) regarda devant lui en direction du mont : il vit sous une pierre une lueur qui, venant du ciel, descendait comme un rayon de lumière, tout droit. Il se hâta et, parvenu à l’endroit où il avait vu le rayon, il y vit pénétrer cette lueur. Il jeta tout ce qu’il portait, mais à aucun moment il ne toucha les reliques, se gardant bien d’y porter la main. Il se précipita auprès de l’abbé et lui dit ce qu’il avait trouvé et vu. L’abbé, bouleversé de joie, tout comme ses moines, revêtit en hâte ses habits liturgiques [9]. Tout heureux, ils se dirigèrent vers la roche, 
sous la conduite du pêcheur, accompagnés de la population tout entière. Ils trouvèrent la boîte déverrouillée, ouverte, entrebâillée. Sous les yeux d’eux tous, elle se referma, si bien qu’à aucun moment nul n’y toucha [10].
 
A mervelles l’ont tuit tenu,
 
Quer qui que veut, si l’a veü.
B-f. 74v 
74vJoiosement l’en ont portee
 
Et en la chasse raloee
 2895
Ou elle fut premierement.
 
Cest miracle vit mainte gent.
 
Par maintes faiz sont puis gariz
 
Plusors fievros qui ont dormi [36]
 
Desus la pierre ou fut trovez
 2900
Cil saintuere que oiez.
 
Les pelerins l’ont henoree
 
Et li homes de la contree
 
Veeir l’alouent volentiers.
 
Longuement fut le perron chiers :
 2905
Cil qui seivent encor la pierre
 
L’anorent molt et tienent chiere.
Ces faits suscitèrent l’étonnement de tous, car tous ceux qui le voulurent purent les voir. Pleins de joie, ils rapportèrent la boîte et la replacèrent dans la châsse où elle se trouvait initialement. Bien des gens virent ce miracle. Et bien des fois depuis, des malades atteints des fièvres ont été guéris après avoir dormi sur la pierre où fut trouvé ce reliquaire dont je vous parle. Les pèlerins l’ont tenue en grand honneur et les hommes de la contrée venaient volontiers la voir. Le rocher fut pendant longtemps un objet de vénération. Ceux qui connaissent encore l’existence de la pierre [11] la révèrent et la chérissent.

~

1   Grande majuscule également dans B : Autres miracles veul escrire.

2    Le mont ; par nuit ; ce mest.

3    A ceux ; illeuc ; aucuns viueient.

4   2801-2802 omis dans B par le copiste et ajoutés au bas du folio (d’une autre écriture ?) : Aual eu borc le Feu esprist Tant est creu que tot conquist.

5    saint aubert.

6    ni remeit rien du mstier (sic) ; feu ; ne trenchier.

7    le feu comenca a esprendre ; uoleient ; attendre.

8   A : lor seriant Ou criz. o plor. o duel molt ; B : li seriant O cri o plor o deul mot.

9   A : Les ornemenz. et ; Fieltres dargent . et uaissels ; B : Les ornemenz et ; Firtes dargent et veesseus.

10    ont ; lieu et hors de.

11    ert ; Et lautre.

12    Apres ice ; Trestot.

13    Labbe menart ; herbergiez a mieuz qui sout.

14   A : se herbeia ; B : richart ; le herberia.

15    feit ; qui ni.

16    Porce ; sans larrons ; gueres mesons.

17    Einz quant oient ; En erres vont por assembler.

18    feit.

19    Au suen esper ; Des mellors.

20    uoient : y esteient.

21    Apres ice que ot chantee Checun.

22    erent reuestuz : venuz.

23    A ornemenz.

24    Dedens ; une chassete ; illeuc ert.

25    saint aubert.

26    Tout entier ; lusset.

27    La petite treite en ont : lont.

28    lont esgardee : lont trouee.

29    Vn de moines.

30   2854 à 2906 (ici en italique) absents dans A.

31   A : Cen ne sei ien cum fut ostee (2856 copié entre 2852 et 2853, exponctué et biffé) ; B : Ce ne se ie com fut ostee.

32    O damedeu.

33    I ce hasta.

34    cest reuestu.

35    Si com (abréviation 9 pour com) ques nul ni tocha.

36    qui i ont dormi.

~

1    Dans A, sur les huit dernières lignes du f. 45v, figure le dessin à l’encre noire d’une église, orné de volutes à l’encre rouge représentant des flammes. Dom Jean Laporte, « L’abbaye du Mont Saint-Michel aux Xe et XIe siècles », in Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. I, Histoire et vie monastique, dom Jean Laporte (dir.), Paris, P. Lethielleux, 1966, p. 62 précise : « En 992 en effet, un incendie l’avait dévasté [le monastère]. La bourgade était alors dispersée sur les pentes de l’îlot, celles qui regardaient Genêts et Dragey. L’incendie allumé dans ces cabanes, mais poussé par le vent du nord, avait atteint le monastère et l’église. Les moines rebâtirent et pour la première fois voûtèrent leur église. Richard II fit aussi son devoir en les aidant financièrement ». Voir Paul Gout (Le Mont-Saint-Michel. Histoire de l’abbaye et de la ville. Étude archéologique et architecturale, Paris, Armand Colin, 1910, t. II, p. 393-394), qui considère que les conséquences des incendies ont toujours été exagérées par les chroniques.

2    Fieltres présente un échange entre les consonnes liquides l et r qui se produit aussi dans angre pour angle « ange » (latin angelum).

3    Cf. FEW XIV, 190 a, vascellum : afr. mfr. vaissel « vase quelconque, récipient à contenir des liquides ». Cf. aussi, en moyen français, les sens de « ciboire » (Orl. 1360, Tournai 1487) et de « reliquaire » (Miracles de Notre-Dame).

4    Mainard II, deuxième abbé du Mont de 991 à 1009.

5    Le sens de delivrement : « librement, avec empressement » nous incite à préférer la leçon de B : Delivrement le herberja.

6    Cf. les v. 2598 et 2881.

7    Conseit, avait : subjonctif présent (P3) de conseillier, « conseiller » et aveier, « mettre sur la voie ».

8    Cf. Michel Feuillet, Vocabulaire du christianisme, Paris, PUF, (Que sais-je ? ; n° 3562), 2001, p. 80 : none, du latin nona hora, « neuvième heure », « cinquième heure de l’Office divin chantée par les moines à la 9e heure du jour (vers 15 heures) ».

9    Cf. les v. 2598 et 2837.

10    Nous analysons la phrase de B Si com ques nul ni tocha comme Si c’onques nul ni tocha, que nous adaptons en Si que onques nul n’i tocha pour les besoins de la métrique. Si que a la valeur consécutive de « si bien que » qui convient au contexte.

11    Seivent (sevent) : forme régulière de la P6 du verbe savoir au présent de l’indicatif.