v. 2279-2322

Le privilège du pape Jean XIII

A-f. 39r 
39rDel priviliege a l’apostoile
 2280
Vos revoil or faire memoire [1]  :
 
Johan out non, produen esteit ;
 
Il commanda en son endreit [2]
 
Et conferma de soe part,
 
Et tres bien vuelt que l’en le gart [3],
 2285
Que tozdis meis fust l’abeïe
 
De buen convent tres bien garnie [4]
 
Et que li ordres meis i seit
 
Qui novalment mis i esteit [5].
 
Li reis Lohier, li dux Richart,
 2290
Li archevesque, de sa part [6],
 
Preié l’en ourent dedevant
 
Qu’en fesist chartre a remeignant [7].
Je veux maintenant vous rappeler le privilège [1] du pape ; il se nommait Jean et c’était un homme de bien [2]. Il ordonna, en ce qui le concernait, confirma pour sa part et exprima la ferme volonté que l’on veillât à ce que l’abbaye fût pour toujours pourvue d’une bonne communauté [3]et que l’on y conservât désormais l’ordre [4] qui venait d’y être installé. Le roi Lothaire, le duc Richard, l’archevêque, pour sa part, l’avaient prié auparavant d’établir une charte à tout jamais [5].
 
Vncor a il plus commandé
 
Que esleisent li moine abé [8]
 2295
De lor meison, tel com voldrunt,
 
Ou d’autre leu, s’iloec nen unt [9]
 
Persone alcune convenable
 
A estre abé, et proufetable [10].
 
L’eslection par lor esgart
 2300
Bien lor otreie de sa part [11]  ;
 
Et se alcuns aler voleit
 
Encontre ce que il diseit [12],
 
De Damledeu l’escumenie,
 
De la Virge, seinte Marie [13],
 2305
De seint Michiel tot ensement
 
Et de toz seinz, sanz finement [14].
Il y ajouta ces recommandations : les moines doivent choisir un abbé issu de leur maison, celui qu’ils voudront, ou d’un autre lieu s’ils ne trouvent pas chez eux un ecclésiastique qui convienne à la charge d’abbé et qui y soit efficace. Il les autorisa à procéder au choix [6] selon leur arbitrage, 
et si quelqu’un voulait aller à l’encontre de sa décision, il l’excommuniait au nom de Notre Seigneur, de la Vierge, sainte Marie, ainsi que de saint Michel et de tous les saints, pour l’éternité.
 
Dedenz enfern seit sa partie
 
Qui abes iert de l’abeïe [15]
A-f. 39v 
39vPor nul loier que il en dont
 2310
Et a toz cels quil recevront [16].
Que celui qui sera abbé de l’abbaye en s’assurant de sa charge à prix d’argent reçoive l’enfer en partage avec tous ceux qui l’accepteront !
 
Cest priviliege encor oié unt
 
Nostre moine, qui gardé l’unt [17].
 
Escrit fut bien raisneblement,
 
Quer il i out sene repent [18]  :
 2315
Cist privileiges que oiez
 
Em plein concile fut fermez [19]  ;
 
Haltes persones i nonma
 
Li apostoiles quil ferma [20],
 
Qui renommees plus esteient
 2320
Et dignités gragnors aveient [21],
 
Por le privilige enforcier
 
Que ne l’osast aucun froisier [22].
Nos moines ont encore aujourd’hui ce privilège dont je parle, qu’ils ont conservé. Il fut rédigé avec une grande justesse, car un synode exceptionnel eut lieu [7]: ce privilège dont il est question fut établi [8] en concile plénier [9] et le pape qui l’établit y mentionna le nom d’ecclésiastiques de haut rang, des plus renommés, et titulaires des charges les plus élevées [10], pour donner plus de force au privilège, afin que nul n’osât l’enfreindre.

~

1   A : Vo ; B : grande initiale également dans B : De priueleige a la posteile Vous reueul or fere.

2   A : el son endreit ; B : Johan ot non prodome ; comanda en son endreit.

3    veut.

4    mes ; De bon couent.

5    mes isseit Qui nouelement mise y esteit.

6    Li rei ; li arceuesque.

7    orent deuant Que feit chartre a deu remaignant.

8    Encore ; comande ; abbe.

9    meson ; voudront ; dautre lieu si leuc ne lont.

10    aucune couenable A etre abbe et profetable.

11    Les lecion.

12    aucuns ; se que.

13    damedeu ; sainte marie.

14    saint michel ; De toz les sainz finement.

15    De dens enfer ; ert.

16    quil len dont A toz ceux qui.

17    priueleige ; ont : lont.

18    renablement ; il y out.

19    Cest priueliege ; concire.

20   A : il nonma ; B : Hautes persones il noma Li aposteile qui le ferma.

21    puis esteient ; dignitez gregnors auoient.

22    Por le priueliege en forcer : aucun froisser.

~

1    Terme juridique emprunté au XIIe siècle au latin priuilegium « loi exceptionnelle favorisant un particulier », privilège, désigne en ancien français (et au v. 2321) un « avantage accordé à un seul ou à plusieurs et dont on jouit à l’exclusion des autres contre le droit commun » (FEW IX, 398 b, privilegium), puis, par métonymie, l’« acte qui contient la concession d’un privilège » (v. 2279, 2311, 2315 et 2324). Sur ce privilège qui semble être un faux, cf. dom Jean Laporte, « L’abbaye du Mont Saint-Michel aux Xe et XIe siècles », p. 78 : « Il n’est pas impossible que ce soit à ce moment [au moment de l’élection de l’abbé Renouf, en 1057 ou 1058] que les moines aient forgé la fausse bulle de Jean XIII, accordant au monastère la liberté des élections […]. Ce faux fut ensuite inclus dans une histoire de la communauté depuis l’introduction des moines, qui proclame ce qu’elle doit à Renouf, publie et commente vigoureusement le diplôme de Lothaire et la fausse bulle dont il vient d’être question. L’ensemble est précieux puisque constituant un témoignage unique, et intéressant, mais évidemment très tendancieux. Il doit dater des premières années de Renouf, car on y évoque le témoignage de religieux déjà adultes au temps de Maynard II et d’Hildebert, et par conséquent d’âge avancé ». Renouf de Bayeux fut le 9e abbé du Mont, de 1055 (?) à 1085.

2    Dans le texte latin de la fausse bulle du pape Jean XIII (965-972) qui figure également dans l’Introductio monachorum. le pape se présente au style direct avec une modestie toute conventionnelle, comme Sedis existens indignus papa « pape indigne du Saint-Siège ». Au style indirect, une stricte transposition de la formulation était impossible puisqu’elle serait apparue comme un jugement négatif porté par un tiers. Il lui est donc substitué une formulation contraire : produen esteit (v. 2281) : « c’était un homme de bien ». On rapprochera l’unique occurrence de produen, dérivé de la forme tonique de hómo « homme », huem dans le Roman (v. 279, 2185, 2625…), de l’atone prodom (v. 602, 2094…) ou prodon (v. 1930, 3954).

3    Cf. v. 14, 2155, 2329 et 4099.

4    C’est-à-dire l’ordre religieux bénédictin.

5    La locution, plus souvent attestée sous la forme a remanant, du latin remanere « rester », a le sens de « en abondance », mais aussi celui, que nous trouvons ici, de « à tout jamais, pour toujours ». Ses premières attestations figurent chez Wace dans le Roman de Rou, Glyn S. Burgess (trad.), Wace, The Roman de Rou, Jersey, Société Jersiaise, 2002 [éd. augmentée de notes historiques de E. Van Houts] (III, 5455) et le Roman de Brut (Arn. 786) (cf. FEW X, 234 b, remanere).

6    Cf. FEW III, 213 b, eligere : « af. et mf. eslire “choisir quelqu’un pour une fonction, une dignité, choisir en général” » ; FEW III, 210 b, electio : « choix que l’on fait de quelqu’un par voie de suffrage ».

7    Quer il i out sene repent : « car il y eut un synode improvisé ». Guillaume de Saint-Pair affirme que, pour décider de sa réponse au duc Richard, le pape convoqua une assemblée exceptionnelle de hauts dignitaires ecclésiastiques ; la décision s’est prise collégialement, après discussion, et a donc été « juste, raisonnable, légitime » (ce sont les différents sens de l’adjectif raisnable, base de l’adverbe raisnablement). Pour l’origine et le sens de sene, cf. FEW XII, 497 b, synodus : « afr. sene, m. "synode" » ; et TL X, 455, « senne, sanne, sene, "synode, Versammlung der Geistlichen", attesté dans Gaimar, Estoire des Anglais, c. 1140, v. 1378 » ; pour l’adjectif repent, cf. FEW X, 265 a, repens « rapide, subit », avec l’exemple en moyen français de l’expression « mort repente : "subite", 1525, Crétin, XXXIX, 457, Bb ». Cet adjectif calqué sur le latin fournit à l’auteur une rime à resneblement au v. 2313. Au v. 2316, en plein concile exprime la même idée en d’autres termes : plein a le sens de « complet », « auquel assistent tous ses membres » ; c’est l’exacte traduction de la formule in Sinodo generali qui figure dans la Revelatio ; la fin du passage insiste sur la solennité d’une telle réunion, l’importance de ses participants signataires de la bulle et, par conséquent, celle de la décision prise et du texte rédigé au terme du synode.

8    Fermer, du latin firmare, « renforcer », a le sens de « conclure », d’« établir d’une manière ferme » (un traité…). Cf. FEW III, 569 b, firmare, et la mention des locutions fœdus, pacem firmare en latin classique (Virgile) : « conclure un traité, conclure la paix ».

9    Concile, du latin concilium, « assemblée délibérante », désigne en ancien français une « assemblée », qui n’est pas nécessairement ecclésiastique ; le sens d’« assemblée des évêques catholiques convoquée pour statuer sur des questions de dogme, de morale ou de discipline » n’est attesté à l’écrit qu’au XIIIe siècle (« c. 1260 » TLF VI, 247 a, concile), d’après le sens de concilium en latin médiéval : « assemblée de plusieurs églises, réunion d’évêques ». Il s’agit pourtant bien ici d’une « réunion d’évêques » et de hautes personnalités religieuses.

10    À propos de renommees plus et de gragnors, comparatifs que nous traduisons par des superlatifs, cf. Ph. Ménard, Syntaxe de l’ancien français, Bordeaux, Bière, 3e éd., 1988, p. 119 : « … le comparatif est parfois employé là où le français moderne utiliserait le superlatif ».