v. 1133-1172

Le miracle de la source du Mont Saint-Michel

 
Li chanoine dont ai parlé
 
De tote rien ourent plenté [1],
 1135
Ne meis d’eve tant solement :
 
Cele lor coste molt griément [2]
 
Quer auques eirent loing del mont
 
Coisnum, Seünne, donc poi ont [3].
A-f. 20r 
20rIl n’unt fontaigne ne nul puiz
 1140
Ne cisterne ne nul reduiz [4]
 
Ou il puissent eve guarder,
 
Et del mont ert encor loig mer [5].
 
Seint Autbert seit et veit tres bien
 
Que il n’ourent besong de rien [6]
 1145
Fors d’eve dolce senglement
 
Sanz que ne pueent vivre gent [7].
 
Deu depreia escordement,
 
Et seint Michiel tot ensement [8],
 
Que il lor dont d’eve plenté
 1150
En son cel mont ou n’ont chierté [9].
 
Od ses clers a fait s’oreison
 
Par molt grande devocion [10].
 
Il commencha oreir eissi
 
Cum je dirrai ja briement ci [11]  :
Les chanoines dont je vous ai parlé avaient de tout en quantité, à la seule exception de l’eau. Celle-ci leur demandait de pénibles efforts [1] car le Couesnon, la Sélune étaient un peu éloignés du mont : ils en avaient donc peu. Ils n’avaient pas de source, aucun puits, pas de citerne, aucun local où ils pussent conserver de l’eau, et à cette époque là la mer était loin du mont. Saint Aubert était tout à fait conscient qu’ils n’avaient besoin de rien, à la seule exception de l’eau douce, sans laquelle [2] personne ne peut vivre. Il pria Dieu de tout son cœur, et saint Michel également, pour qu’il leur donne de l’eau en quantité au sommet de ce mont où ils ne manquaient de rien [3]. Avec une profonde ferveur, il se mit en prière avec ses clercs. Il commença sa prière dans les termes que je vais brièvement reproduire ici :
 1155
« Si vereiment cum, el desert,
 
Salli l’eve tot en apert [12]
 
De la peirre qui dure esteit,
 
Li pueples but, qui sei aveit [13],
 
Si vereiment, par charité,
 1160
D’eve nos donne, Dex, plenté [14],
 
En son cest mont ou poi en a. »
 
Quant ce out dit, si se leva [15].
 
Ne demora puis qu’un petit,
 
Si cum jel truis el livre escrit [16],
 1165
Que l’angles vint, si li mostra
 
Vne pierre que il cheva [17],
 
Dont eissit eve a grant plenté
 
Qui meint malade a puis sané [18].
A-f. 20v 
20vA maint feivros fut saluable ;
 1170
Si reirt a beivre delectable [19]  ;
 
Alquant malade qui en beveient
 
Sanz demoreir santé aveient [20].
« Aussi vrai que, dans le désert, l’eau jaillit, aux yeux de tous, de la dureté de la pierre, permettant au peuple assoiffé de boire, aussi vrai, par charité, donne-nous, mon Dieu, quantité d’eau au sommet de ce mont où il y en a peu ». À ces mots, il se leva ; très peu de temps après, ainsi que je le trouve écrit dans le livre, l’ange vint ; il lui montra une pierre qu’il creusa et dont jaillit en abondance l’eau qui depuis a guéri plus d’un malade. Elle fut salutaire à bien des patients qui souffraient des fièvres et était, en outre, délicieuse à boire. Bon nombre de malades qui en buvaient [4] recouvraient la santé sans attendre.

~

1   Grande initiale absente dans B : Li chanoine donc ai parlei ; orent.

2    Ne mes ; Celle lor coste mot.

3    erent loign deu mont ; donc poi.

4    Il nont fonteine ; Ne cisternes.

5   A : loig ; B : loign.

6    Saint aubert ; Que il norent besoign.

7   A : puet ; B : peuent.

8    depria escordrement Et saint michel.

9    En cel mont

10   A : grantde ; B : O ses clers a feit oreison ; grande.

11    Il comensa orer eissi Com ie direi briement ici.

12    Si vrement comme eu desert.

13    De la pierre ; Li peuple beut qui seif aueit.

14    Si vreiment ; Eue nos done dex a plente.

15    Dedens cest mont ; ce ot dit si ce leua.

16   A : qun petit ; B : que vn petit Si com ie truis en liure.

17    langres ; que il caua.

18    Donc issi eue grant plente ; maint malade.

19    frieurous ; Si ert a boire.

20   A : quien ; B : Aucuns malades qui en beuoient Sans demorer sante auoient.

~

1    Coster, « coûter », présente dès ses premières attestations écrites, vers 1160, les sens de « provoquer des dépenses » et de « demander des efforts ». Mais les vers suivants précisent que les chanoines doivent aller loin pour chercher de l’eau, leurs déplacements ne peuvent se faire facilement, puisque la mer ne baigne pas encore le Mont ; se procurer de l’eau leur demande donc des efforts.

2    Les deux manuscrits donnent la leçon sanz que. Cf. Philippe Ménard (Syntaxe de l’ancien français, p. 313, § 378) : « dans divers dialectes, au lieu de la forme tonique quoi on trouve la forme atone que derrière préposition ».

3    Le substantif chierté, dérivé de chier, « aimé, précieux, coûteux », a ici le sens de « cherté, prix élevé, disette, famine », d’où « manque ».

4    Le v. 1171 compte à première vue 9 syllabes. Mais la graphie quien du manuscrit A suggère une prononciation monosyllabique de qui en, soit par élision en quen (= « qu’en » cf. Ph. Ménard, Syntaxe de l’ancien français, p. 311, § 370 : le relatif qui peut s’élider »), soit sous la forme de la crase quin, attestée au v. 464 : Le rei Artur, quin prist grant dreit.