v. 351-416

Aubert et saint Michel : la construction de l’église

 
Sainz Autbert est, ce m’est avis,
 
Iluec remeis, trestoz pensis [1],
 
Quer li angles li commanda,
 
La tierce feiz qu’od lui parla [2],
 355
Que ja del mont ne se meüst
 
De si que s’ovre fait eüst [3].
 
Vne noit eirt trestot pensis
 
De cele ovre que out empris [4]  ;
 
En son liet ert quant il oït
 360
La voiz de l’angle qui li dit [5]  :
A-f. 7r 
7r« Os tu, Autbert, quant leveras,
 
En son le mont demain iras [6],
 
Et si verras cum faitement
 
Dex a merchié tun fundement [7]. »
 365
L’angles s’en vait en est le pas.
 
Cil s’endormi, quer molt ert las [8].
 
L’endemain est matin leveiz,
 
En son le mont est tost monteiz [9].
 
Plein de rosee un cerne i veit
 370
Qui dedefors toz seis esteit [10].
 
Dex li mostra apertement
 
La mesure del fundement [11] :
 
La terre esteit en mié molliee
 
Et en viron bien essuiee [12].
 375
De l’autre part, mon escient,
 
Molliee esteit tote ensement [13].
 
Cist miracles de la rosee
 
Qui sor le mont esteit levee [14]
 
Ressemble a un que nos luison
 380
De Gedeon, de la toison [15]
 
Qui fut molliee et puis secha,
 
Si comme il le demanda [16]
 
A Damledeu qui l’enveiout
 
A la bataille ou il alout [17].
 385
Qui velt saveir apertement
 
Cen que tochon ici briement [18],
 
Quierge le livre Judicum,
 
Si verra cen en la leçon [19].
Je pense que saint Aubert resta là, tout pensif, car l’ange lui avait ordonné, la troisième fois qu’il lui avait parlé, de ne pas bouger du mont jusqu’à ce qu’il eût accompli son œuvre. Une nuit, il était plongé dans ses pensées à propos de cette œuvre qu’il avait entreprise ; il était dans son lit quand il entendit la voix de l’ange, qui lui dit : « Entends-tu, Aubert ? Demain, quand tu te lèveras, tu iras au sommet du mont et tu verras de quelle façon Dieu a tracé tes fondations ». L’ange disparut aussitôt, et Aubert, très fatigué, s’endormit. Le lendemain, il se leva tôt et monta en hâte jusqu’au sommet du mont. Il y vit un cercle empli de rosée, dont l’extérieur était entièrement sec. Dieu lui indiquait clairement la taille des fondations : la terre était mouillée au milieu et bien asséchée tout autour ; de l’autre côté, à mon avis, elle était également toute mouillée [1]. Ce miracle de la rosée apparue [2] en haut du mont ressemble à un autre, que nous lisons, à propos de Gédéon et de la toison qui fut mouillée, puis sécha, selon la demande qu’il avait faite à notre Seigneur, qui l’envoyait au combat. Si l’on veut connaître en détail ce que nous abordons ici brièvement, qu’on prenne le Livre des Juges [3], on y lira cet épisode.
 
Quant seint Autbert sout certement [20]
 390
Que issi ireit sun fundement [21],
A-f. 7v 
7vLes maçons fait en l’ovre entrer :
 
Or n’i velt mais plus demorer [22]
 
De ci qu’a la qu’achevei seit
 
Toz li mostiers que faire deit [23].
 395
A grant plenté i out ouvriers,
 
Meis n’ert mie grant li mostiers [24]  :
 
De tel grant fut qu’il n’i poiet
 
Que cent homes a grant destreit [25].
 
Il fut roont, fait comme crote.
 400
Dex compassa cele ovre tote [26].
 
Monte Gargaigne ert ja fundez
 
Quant cil de cha fut demostrez [27]  :
 
A la mesure de cel la
 
Fut li mostiers refait de cha [28].
Saint Aubert, bien assuré des dimensions de ses fondations, mit les maçons à l’ouvrage : désormais il voulait sans attendre mener à bien la réalisation complète de l’église qu’il devait édifier. Il y avait un grand nombre d’ouvriers, bien que l’église ne fût pas grande : sa taille ne lui permettait de contenir que cent hommes, très à l’étroit [4]. Elle était ronde, en forme de grotte. C’est Dieu qui fut l’architecte de tout l’ouvrage. Le Monte Gargano [5] était déjà fondé quand cette construction-ci fut suggérée [6], et l’église d’ici fut à son tour édifiée selon les plans de celle de là-bas.
 405
Quant seint Autbert ovreir feiseit
 
A son mostier, seier soleit [29]
 
Sor une pierre molt souvent.
 
Gardee fut pois longuement [30]
 
Por soe amor et ennoree.
 410
Meis or crei jen qu’ele est emblee [31].
Quand saint Aubert dirigeait les travaux de son église, il lui arrivait bien souvent de s’asseoir sur une pierre, qui fut ensuite conservée et vénérée très longtemps, par amour pour lui. Mais à présent je crois bien qu’on l’a dérobée.
 
Dierre solent li anceisor
 
Que li mostiers, a icel jor [32]
 
Que seint Autbert le commencha,
 
Fut en mié cest : la ore a [33],
 415
Soz une volte, une chapele
 
De Nostre Dame, si est bele [34].
Nos ancêtres avaient coutume de dire que l’église, le jour où saint Aubert la commença, se trouvait au milieu de celle d’aujourd’hui : il y a là, actuellement, sous une voûte, une chapelle, fort belle, dédiée à Notre Dame [7].


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1   A : Lainz autbert ; grande initiale également dans B : Saint aubert est cemest auis Illeuc remes trestot.

2    li angre ; foiz quo lui.

3    deu mont ; seuure feite.

4    Vne nuit eirt ; cel oure ; ot.

5    langre.

6    O tu.

7    Comfeitement : fondement.

8    Langre sen ueit isnelepas.

9    ert matin leuez ; E son ; montez.

10    un cerne i ueit ; tot ses.

11    montra ; deu fondement.

12    en mei moullee.

13    Moullee esteit tout.

14    Cest miracle de la rousee ; le mont.

15    Resenble ; leson.

16    moullie ; Si com.

17    Damedeu ; le uoiout ; alot.

18    sauer ; Ce que.

19    iudicon Si le uerra en la lesson.

20   Grande initiale dans B : Quant aubert sout certainement.

21    Que einsi ; fondement.

22    Les massons feit en leuure ; ueut pas plus demourer.

23    De si la quacheue seit Tot le moutier que fere deit.

24    A grant plante oureirs iot ;396 absent dans B.

25    que unques pot Que cent ouriers.

26    Il fut tot ront comme vne crote ; cel euure.

27    Mont de gargaigne ; fonde ; cil dessa ; demontree.

28    cel de la ; Fut le monstier refeit de sa.

29   Grande initiale absente dans B : Quant saint aubert ourer feseit ; monstier ; seeir.

30    mout souent ; puis.

31    Mes or creige quel.

32   A : soleit ; B : Dire seulent li enseisor ; li mostier.

33    saint aubert le commensa ; em mi cest.

34    Soz vne uoute ; si est mot bele.

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1    Seul le cercle matérialisant les fondations de l’église est entièrement sec : à l’intérieur comme à l’extérieur du cercle, la terre est humide. Cf. Paul Gout, Le Mont-Saint-Michel…, t. II, p. 389. Cf. aussi dans le manuscrit Avranches, BM, 212, f. 46v : … il trouveroit une rousee foulee du grant ainsy que il vouloit le lieu estre fait…

2    Cf. FEW V, 278 a, levare : fr. lever, v. a. « enlever, ôter, retirer sans violence (depuis Alexis ») ; « se former, apparaître ». Le FEW V, 284 indique que levare était en latin tardif synonyme de surgere, tollere, oriri : « se lever », « enlever », « commencer ».

3    Juges 6, 17 et 36-40 : Gédéon sollicita de Dieu des signes certifiant que c’était bien lui qui lui demandait d’édifier un autel. Le récit biblique mentionne aussi deux jeunes taureaux que Gédéon doit offrir à Dieu.

4    Cf. ms. Avranches, BM, 212, f. 46v : … et estoit icelle grandeur em pouer cent homez.

5    Monte Gargaine est peut-être la transposition de l’italien Monte Gargano. Cf. les v. 501, 566 et 1132 où Gargaine / Gargaigne rime avec Campaigne « la Campanie ». On date de la fin du Ve siècle la fondation du sanctuaire des Pouilles, sous l’épiscopat de Laurent, évêque de Siponto, du temps du pape Gélase Ier. Les circonstances qui ont présidé à sa construction sont consignées dans le Liber de apparitione sancti Michaelis in Monte Gargano, que l’on date du VIIIe ou du IXe siècle. Les allusions au Mont Gargan dans le texte de la Revelatio indiquent que le Liber de apparitione était familier à l’auteur du texte rédigé au Mont Saint-Michel (Chroniques latines…, Pierre Bouet et Olivier Desbordes (éd.), Revelatio I, 1, p. 91 : … post eam manifestionem qua se in Monte Gargano ad adorandum ac glorificandum quomodo et qualiter voluit, sicut in scriptis habetur, ostendit…).

6    Demostrer, « démontrer, établir par le raisonnement la vérité d’une proposition ; manifester, montrer », pourrait se traduire par « porter à la connaissance, révéler » : il correspond au substantif latin revelatio.

7    Cf. Maylis Baylé « Mont-Saint-Michel : église Notre-Dame-sous-Terre », in Maylis Baylé (dir.), L’Architecture normande au Moyen Âge [actes du colloque de Cerisy-La-Salle, 1994], Caen – Condé-sur-Noireau, Presses universitaires de Caen – Éditions Charles Corlet, 1997, t. II, p. 12 : « Elle a peut-être été bâtie sur le site du sanctuaire primitif montois, car derrière le mur de son abside a été retrouvé un mur beaucoup plus ancien, très grossièrement appareillé, qui est susceptible d’avoir appartenu à cette première chapelle ». Mais Christian Sapin, directeur du Centre d’études médiévales de l’université d’Auxerre a montré récemment, à la suite de fouilles archéologiques menées en 2003 dans Notre-Dame-sous-Terre, que les murs du sanctuaire pouvaient être datés du Xe siècle.