v. 1-28

Introduction, l’auteur et son œuvre

A-f. 1r 
1rMolz pelerins qui vunt al munt [1]
 
Enquierent molt, et grant dreit unt,
 
Comment l’igliese fut fundee
 
Premierement, et estoree.
 5
Cil qui lor dient de l’estoire
 
Que cil demandent, en memoire
 
Ne l’unt pas bien, ainz vunt faillant
 
En plusors leus, et mespernant.
 
Por faire la apertement
 10
Entendre a cels qui escient
 
N’unt de clerzie, l’a tornee
 
De latin tote, et ordenee
 
Par veirs romans, novelement [2],
 
Molt en segrei, por son convent,
 15
Vns jovencels : moine est del munt.
 
Deus en son reigne part li dunt !
 
Guillelme a non, de Seint Paier,
 
Cen vei escrit en cest quaier.
Bien des pèlerins qui se rendent au mont posent de nombreuses questions, et c’est tout à fait légitime, sur les circonstances de la fondation et de la construction de l’église. Ceux qui, à leur demande, leur en racontent l’histoire, ne s’en souviennent pas bien, et même, sur plusieurs points, commettent erreurs et confusions. Pour la mettre à la portée de ceux qui ne possèdent pas le savoir des clercs [1], un jeune homme, moine du mont, vient de la traduire entièrement du latin et de l’adapter en vers français [2], dans le plus grand secret, pour sa communauté [3]. Que Dieu l’accepte en son royaume ! Il se nomme Guillaume de Saint-Pair [4], c’est ce que je vois écrit en ce cahier [5].
 
El tens Robeirt de Torignié
 20
Fut cist romanz fait et trové.
 
Li romanz dit apertement
 
De l’igliese le trovement
 
Et pois des clers, cum il i furent,
 
Et des moines qui encor durent.
 25
Les miracles resunt escrit
 
Dejoste cen que je i ai dit.
Ce récit en français [6] fut conçu et réalisé au temps de Robert de Torigni [7]. Il expose clairement les origines [8] de l’église, les circonstances de l’installation des clercs et de celle des moines, qui s’y trouvent encore actuellement. Les miracles y figurent aussi, à la suite de ce que je viens de mentionner.
 
Cez vers ici or fenirai
 
Et mon romanz commencerai [3].
Mais je vais mettre un terme à ces vers et commencer mon récit [9].

~

1   B : Les bones gens qui vunt au mont (voir infra), avec majuscule initiale de grande taille.

2   A : Pars ueirs romiens ; B : cf. ci-dessous.

3   Version de B : Les bonnes gens qui vunt au mont Enquierunt mout et grant dreit unt Comment liglese fut fondee Premierem(ent) et estoree Ceus qui cuident dire lestoere Que len demande. en memoere Ne lont pas bien ains vont faillant En pluseurs lieus et mesprenant Mes pour le fere vreitement Entendre a cels qui en dement Sont comment ele fut feite Vn moyne la einsi estreite Et mise en franceys du latin Mout y pensa seir et matin Et trest de livres souuent Par lotrei de tout le couuent Et fut ce feit et aligne Eu temps Robert de Torigne Par Guillaume de Saint Paer Jhesucrist len vville paer Icest roumans dira vreitement De liglese le trouement Des clers qui premiers furent Et des moynes qui oncor durent Des miracles des autres fez Donc seinct Aubert emprist le fes.

~

1    Littéralement : « ceux qui n’ont pas connaissance de l’état de clerc », c’est-à-dire : « qui ne possèdent pas le savoir des clercs » ; l’instruction étant au Moyen Âge dispensée par l’Église et, de ce fait, répandue chez ceux qui en faisaient partie, le substantif clerc désigne un ecclésiastique ou un lettré ou encore un écolier, et le substantif clergie a soit le sens d’« état ecclésiastique » soit celui d’« instruction, savoir ». Ici, l’auteur oppose les pèlerins instruits qui connaissent le latin et sont capables de lire les textes originaux à ceux pour qui il faut les traduire. Cf. la définition que donne du mot clerc Jean Batany, « Les clercs et la langue romane : une boutade renardienne au XIVe siècle », Médiévales, 45, automne 2003, p. 85-98 : « On est clerc quand on a fait des études dans un milieu ecclésiastique et en latin » (p. 92).

2    L’adjectif romien n’est pas attesté en ancien français. Les dictionnaires de français médiéval mentionnent romieu(s), « pèlerin vers Rome » (FEW X, 458 b, *romeus). Il s’agit probablement d’une erreur du copiste.

3    Convent, du latin conuentus « réunion », désigne une « maison où vivent en communauté, sous une même règle, des religieux ou des religieuses », puis l’« ensemble de ceux ou de celles qui composent une communauté religieuse » (TLF VI, 389 ab). Ce sens de « communauté » est attesté aux v. 14, 2155, 2286, 2329 et 4099.

4    Probablement Saint-Pair-sur-Mer, arrondissement d’Avranches, canton de Granville, Manche.

5    Du latin quaternum, « feuille pliée en quatre ». En codicologie, un cahier est un groupe de feuillets résultant du pliage d’une feuille de 
parchemin ou de papier ou de l’assemblage de plusieurs feuilles pliées.

6    Romanz : « récit en langue vulgaire », par opposition à la langue latine ; le terme désigne aussi la langue vulgaire par rapport au latin. Cf. FEW X, 453 b, romanice, adv. « en roman », c’est-à-dire « en langue vulgaire », par rapport au latin, d’où ici « en français ».

7    Cf. dom Jean Laporte, « Les séries abbatiale et priorale du Mont », in Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. I, Histoire et vie monastique, dom Jean Laporte (dir.), Paris, P. Lethielleux, 1966, p. 274 : « Robert Ier de Torigni, moine et prieur claustral du Bec, originaire d’une famille cotentine voisine de la terre de Domjean. Élu par le couvent avec l’approbation royale le 27 mai 1154, confirmé par le roi le 24 juin et béni le 22 juillet. Mort le 24 juin 1186 ».

8    Trouver, du latin tardif tropare, « inventer des tropes », des figures de style, puis « inventer des airs, des poèmes », a en ancien français et en français moderne le sens de « découvrir ce que l’on cherche », mais aussi de « découvrir quelque chose ou quelqu’un par hasard ». Il ne s’agit pas ici de la découverte de l’église, mais de l’invention de sa réalisation, de l’idée qui a présidé à sa construction. 
Au v. 20 : Fu cist romanz fait et trové, nous avons traduit trové par « conçu ».

9    Cf. dans l’apparat critique la leçon du manuscrit B pour ce prologue, sensiblement différent de celui qui figure dans A. Voir aussi dans notre introduction l’étude des deux manuscrits et notre traduction du prologue de B, p. 42 sq.