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Observations pour augmenter l’instruction du peuple

Introduction, établissement, présentation et annotation du texte par Carole Dornier

§ 1

L’abbé de Saint-Pierre a souhaité que ces Observations pour augmenter l’instruction du peuple, manuscrites et non datées, soient jointes, dans le cadre d’une nouvelle édition de ses œuvres, aux Observations sur le célibat (1733), au Projet pour le perfectionnement des ecclésiastiques qui sera publié en 1741 sous le titre Projet pour le perfectionnement du clergé de France et au Projet pour rendre les établissements des religieux plus parfaits, paru en 1733. On peut lire en effet à la suite du texte l’indication suivante : « Il faudra joindre ce mémoire aux autres que j’ai imprimés pour perfectionner l’état ecclésiastique et au mémoire pour permettre le mariage aux ecclésiastiques à trente ans » (Instruction du peuple, § 14). Une partie de ces Observations est contenue dans le septième tome des Ouvrages politiques, Observations concernant le ministère de l’intérieur de l’État (Rotterdam, J. D. Beman, 1734). Il s’agit des Observations VI, « Pour rendre les habitants des campagnes plus raisonnables et moins superstitieux », VII, « Multiplier dans les campagnes les maîtres qui apprennent à lire et à écrire gratis », VIII, « Manufactures », X, « Pour augmenter l’agriculture ». Toutefois les paragraphes similaires présentent des différences et surtout ne sont pas utilisés dans la même perspective. Les passages publiés illustrent autant de mesures, parmi d’autres, destinées à favoriser la prospérité de l’État. Si l’objectif, dans le manuscrit, est le même, les Observations pour augmenter l’instruction du peuple s’inscrivent, avec les écrits auxquels l’auteur a voulu le joindre, dans un vaste projet de sécularisation de l’Église, qui fait des curés et vicaires des représentants de l’État chargés d’instruire le peuple. Partisan des Modernes, cartésien sectateur du progrès et de la diffusion des connaissances, l’abbé de Saint-Pierre plaide pour une instruction généralisée à toute la population afin de faire progresser la pensée rationnelle et de diffuser la connaissance des techniques qui favorisera le développement de l’agriculture et des manufactures.

§ 2

Convaincu du rôle de l’innovation et de la formation dans la production de richesses, l’abbé imagine le financement de cette instruction par des revenus ecclésiastiques affectés à chaque paroisse en fonction du nombre d’habitants, ce qu’il développe dans le Projet pour le perfectionnement du clergé de France (Clergé, § 31-33). Les parents plus riches pourraient compléter ce financement par des présents aux maîtres. L’abbé plaide en passant pour une application de sa réforme de la taille qui éviterait l’exode rural et favoriserait l’agronomie et le développement de l’agriculture. Comme dans d’autres écrits de l’abbé, les académies royales, s’appuyant sur les meilleures compétences, seraient chargées de produire le savoir à diffuser. Dans le cas de l’instruction du peuple, les savoirs pratiques et les sciences appliquées seraient privilégiés par le biais des académies des sciences, de médecine et de morale qui veilleraient à produire les ouvrages à utiliser par le corps enseignant et actualisés tous les dix ans, à récompenser des inventions utiles à l’agriculture et aux manufactures. On emprunterait leurs savoir-faire aux pays étrangers en attirant les savants et les meilleurs ouvriers en France afin qu’ils y enseignent. Si les innovations techniques peuvent mettre les ouvriers au chômage, c’est une politique à courte vue, selon l’auteur, de s’opposer aux machines qui diminuent les besoins en main-d’œuvre car la formation permet de redéployer l’excédent vers des métiers connaissant un déficit d’apprentis.

§ 3

Ce projet est à rapprocher d’un écrit de l’auteur intitulé Pour multiplier les maîtres d’école, et les sœurs grises visant à généraliser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux enfants pauvres dont les familles n’ont aucune capacité contributive, par un financement sur les dîmes1. Au moment où écrit l’abbé, le souci d’instruire les pauvres pour des raisons religieuses et économiques n’est pas nouveau. La congrégation des Filles de la Charité instituée en 1633 et vouée à l’instruction des petites filles de la campagne, la fondation, à Lyon, de seize écoles gratuites, par Charles Démia (1637-1689), l’Institut des Frères des écoles chrétiennes fondé en 1680 pour la scolarisation des enfants pauvres, témoignent de la volonté d’assurer l’instruction élémentaire du peuple2. L’enseignement technique et professionnel, comme facteur de développement économique et moyen de faire travailler les pauvres, a été promu par Laffemas et Montchrestien3, qui ont valorisé le travail et condamné l’oisiveté. Des municipalités et des ordres religieux dès le XVIIe siècle ont organisé l’enseignement de métiers aux démunis : le préapprentissage pour les garçons et l’apprentissage pour les filles dans les écoles de charité chrétiennes, l’enseignement artisanal dans certains hôpitaux comme celui de la Trinité à Paris4.

§ 4

Tandis que dans les faits, l’intervention de l’État était rare et circonstancielle, l’initiative revenant aux communautés locales et aux congrégations, l’abbé de Saint-Pierre envisage ici un maillage du territoire organisé par l’État selon des règles uniformes s’appliquant à l’ensemble du royaume et garantissant un revenu aux maîtres d’école. La situation de ces derniers – souvent mal rémunérés –, instable dans les campagnes, serait ainsi consolidée par l’utilisation des revenus ecclésiastiques. L’originalité du projet de l’abbé tient sans doute à sa volonté de généraliser l’instruction populaire, en particulier dans les campagnes, en la plaçant sous l’autorité du gouvernement monarchique qui utiliserait pour sa politique les revenus de l’Église en s’appuyant sur les dénombrements de population pour organiser une juste répartition.

§ 5

L’abbé de Saint-Pierre a-t-il réutilisé des matériaux de ces « Observations concernant le ministère de l’intérieur de l’État » pour un projet concernant l’instruction du peuple, ou bien ce projet préexistant a-t-il été décomposé pour être inséré dans ce qui concerne la politique intérieure ? Parlant de la levée de l’interdiction de l’imprimerie dans l’Empire ottoman, l’imprimé de 1734 évoque un événement ayant eu lieu « deux ou trois ans auparavant », tandis que le manuscrit mentionne « quelques années » (Instruction du peuple, § 9). La mesure en question date de 1727 mais ce n’est qu’au début de 1731 qu’on en trouve mention dans la presse francophone. Il s’agit d’un indice bien mince en faveur de la postériorité du manuscrit et c’est sans doute la volonté exprimée par l’auteur d’associer ce texte au projet sur le célibat des prêtres et à celui sur les établissements religieux, parus en 1733, qui plaide pour cette hypothèse, dans la mesure où les manuscrits conservés aux archives départementales du Calvados contiennent des écrits corrigés pour une nouvelle édition de ses œuvres.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrit

Observations pour augmenter l’instruction du peuple, archives départementales du Calvados, manuscrits Saint-Pierre, 38 F 42 (ancienne liasse 3), p. 1-8. (A)

Imprimé

« Observation VI », « Observation VII », « Observation VIII », « Observation X », in Observations concernant le ministère de l’intérieur de l’État, in Ouvrages de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1734, t. VII, p. 41-46, 50-53. (B)

§ 6

Le texte édité est le manuscrit conservé aux archives départementales du Calvados (A). La similitude de certains paragraphes avec les passages du septième tome des Ouvrages de politique (B) est signalée en marge.


2.Voir Bernard Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Rennes, Éd. Ouest-France, 1984.
3.Frederick B. Artz, « Les débuts de l’éducation technique en France (1500-1700) », Revue d’histoire moderne, t. VI, no 29/30, septembre-décembre1937, p. 469-519 ; « L’éducation technique en France au XVIIIe siècle (1700-1789) », Revue d’histoire moderne, t. VII, no 35, octobre-décembre 1938, p. 364-407.
4.Clare Haru Crowston, « L’apprentissage hors des corporations », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. LX, no 2, 2005, p. 409-441.