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POUR MULTIPLIER LES MAÎTRES D’ÉCOLE ET LES SŒURS GRISES [•]

§ 1

Il n’y a personne qui ne sente l’utilité des maîtres d’école, pour apprendre aux enfants des pauvres à lire et à écrire.

§ 2

1. On sait que l’on peut facilement les en instruire dans un âge où ils ne sont encore capables de rien faire d’utile à l’État.

§ 3

2. On sait combien il est incommode d’avoir des domestiques qui ne savent ni lire ni écrire.

§ 4

3. Les ouvriers qui ne savent écrire ne sauraient faire un mémoire de leurs ouvrages.

§ 5

4. Ce petit commencement d’instruction augmente considérablement l’industrie des sujets. Or qui ne voit que cette grande augmentation d’industrie augmente les forces et les richesses de l’État ?

§ 6

5. Le maître d’école doit donner aux enfants les premiers principes des mœurs. 1. Sur la justice envers leurs parents, envers leurs supérieurs, envers leurs égaux, et envers leurs inférieurs, pour éviter de se faire haïr, et sur peine de souffrir un peu en cette vie, et beaucoup en l’autre. 2. Sur la bienfaisance envers son prochain, pour se faire aimer, pour goûter plusieurs plaisirs en cette première vie et pour en goûter d’infinis dans la seconde vie.

§ 7

On connaît le grand soulagement dont est en France l’heureux établissement des sœurs grises1 à l’égard des malades, soit pauvres, soit riches.

§ 8

1. Elles savent, par leur expérience, le succès de plusieurs excellents remèdes qu’elles composent à bon marché et qu’elles donnent avec joie, et à propos, pour guérir les femmes, les hommes, les enfants, les domestiques ; ainsi elles sauvent la vie à quantité de pauvres sujets qui sont fort utiles pour fortifier et enrichir l’État.

§ 9

2. Elles peuvent même servir de maîtresses d’école pour les filles pauvres et leur enseigner les devoirs de la justice, et les récompenses de la patience pour plaire à Dieu, et les autres parties de la bienfaisance pour obtenir le Paradis.

§ 10

Personne ne doute que de pourvoir à ce qui est nécessaire pour la subsistance, et pour le rétablissement de la santé des pauvres, ce ne soit une dette de l’État, et même une dette privilégiée. C’est le devoir du bon gouvernement de faire en sorte que les riches donnent aux pauvres des secours absolument nécessaires pour leur subsistance.

§ 11

Personne ne doute qu’il est du bon gouvernement de donner aux sujets, pauvres et riches, divisés par paroisses, un officier pour les instruire de leurs devoirs de bons citoyens, et par conséquent des moyens les plus efficaces pour éviter les terribles peines de l’enfer, et pour obtenir les plaisirs délicieux du paradis, et ce sont ces officiers que nous connaissons sous le nom de curés, de pasteurs. L’État s’acquitte de cette dette, mais comme les curés ne peuvent pas vaquer en même temps, et aux fonctions de maître d’école, et aux fonctions des sœurs grises, il s’ensuit que ce sont deux dettes auxquelles l’État n’a pas jusqu’ici suffisamment pourvu.

§ 12

Dans les États de la communion tridentine, où l’on a conservé aux abbayes et aux évêchés leurs revenus, il est beaucoup plus facile d’acquitter l’État de ces deux sortes de dettes, comme je vais l’expliquer.

§ 13

Il est certain que les dîmes des blés et de certains autres fruits de la terre avaient été sagement destinés par nos ancêtres : 1. à la subsistance des officiers publics, ou curés chargés par l’État d’inspirer aux peuples des bonnes mœurs, et par conséquent une crainte suffisante de la punition des actions injustes en enfer, et un désir suffisant de la récompense des actions de bienfaisance en paradis. 2. Ces fruits étaient destinés au soulagement des pauvres, et surtout des pauvres malades. 3. Ils étaient destinés à l’instruction des enfants des pauvres : mais les abbayes et les évêchés se sont appropriés la plupart de ces dîmes, sans pourvoir, ni à la subsistance des pauvres invalides, ni à l’éducation de leurs enfants, ni au soulagement des malades.

§ 14

Or il est grand temps de faire faire justice aux pauvres [•], soit par les curés trop riches, soit par les abbayes, soit par les évêchés. Je dis justice, car outre la première destination de l’État, n’est-il pas juste que ceux qui possèdent des biens de l’État traitent les pauvres comme ils voudraient en être traités s’ils devenaient eux-mêmes pauvres, et supposé que les pauvres devinssent riches, car telle est la première loi naturelle de la société : ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous s’il était le plus fort. Or vous refusez une subsistance nécessaire, une instruction nécessaire, un soulagement, un remède nécessaire ; n’est-ce pas vous faire mal ? N’est-ce pas agir contre vous ?

§ 15

Je suppose donc, que pour une paroisse de deux cents feux ou environ, ou pour plusieurs paroisses voisines qui contiendront en tout environ deux cents feux, il soit nécessaire d’y établir un maître d’école, et pour un lieu, ou un canton d’environ huit cents feux il soit nécessaire d’y établir deux ou trois sœurs grises, que pour le maître d’école il faille cent cinquante livres par an, et le logement, et pour les sœurs grises il faille trois cents livres et le logement.

§ 16

Je dis que le roi doit ordonner :

§ 17

1. Que les abbés, les prieurs, et les évêques qui seront nommés dorénavant par le roi, et qui auront des dîmes, seront tenus, ou d’abandonner ces dîmes, ou de payer par contribution avec les autres décimateurs ce qui sera jugé nécessaire par l’intendant pour les gages du maître d’école et des sœurs grises, et que les curés, qui seront nommés à l’avenir, lorsque leurs dîmes monteront à plus de douze cents livres, leur vicaire payé, seront tenus à ladite contribution comme les prieurs, abbés, et évêques.

§ 18

2. Cette ordonnance portera aussi que ces contributions seront mises en séquestres par l’intendant durant quelques années pour être employées à acheter des logements pour les maîtres d’écoles et les sœurs grises, et que les douze principaux paroissiens de la paroisse, ou des paroisses, nommeront par scrutin, fait devant le curé, au subdélégué celui qu’ils jugeront le plus propre à être maître d’école.

§ 19

Il y a des lieux où il y a des maîtres d’école fondés, comme à Saint-Pierre, et des sœurs grises établies ; mais on peut augmenter leurs gages pour avoir de meilleurs maîtres et plus de sœurs grises, surtout pour l’école des petites filles.

§ 20

Il est visible que par une pareille ordonnance le roi pourvoirait pour l’avenir à l’acquittement de ces deux grandes dettes de l’État, dont la négligence porte un si grand préjudice à la nation, et qu’il y pourvoirait de manière que les bénéficiers présents n’auraient nul sujet de s’en plaindre, puisqu’ils demeureraient au même état qu’ils sont, et que les bénéficiers futurs, n’entrant en possession de leurs bénéfices que sous des conditions qu’ils accepteraient, n’auraient pas non plus à se plaindre de n’avoir rien de plus que ce qui leur a été donné.


1.Les «  sœurs grises » désignent les religieuses de la congrégation des Filles de la Charité, fondée en 1633 par Louise de Marillac et saint Vincent de Paul, non cloîtrées, actives surtout dans le Nord de la France, ne prononçant pas de vœux solennels, mais des vœux privés renouvelables tous les ans. Elles se consacraient au travail hospitalier, aux soins médicaux aux pauvres, à l’éducation des enfants trouvés et aux petites écoles pour l’enseignement des filles ; voir Matthieu Brejon de Lavergnée, Histoire des Filles de la Charité, XVIIe-XVIIIe siècles. La rue pour cloître, Paris, Fayard, 2011 ; voir Établissements, § 30.