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Contre l’opinion de Mandeville

Introduction, établissement et annotation du texte par Carole Dornier

Une réaction à la traduction française de 1740

§ 1

En 1740, un an avant la parution de cet écrit Contre l’opinion de Mandeville paru dans les tomes XV et XVI des Ouvrages de politique et de morale de l’abbé, le débat suscité par la Fable des abeilles, auquel participèrent William Law, Francis Hutcheson et George Berkeley avait commencé plus d’une quinzaine d’années auparavant. Si la traduction française de l’écrit qui fit scandale parut bien cette année-là, les périodiques francophones avaient rendu compte de l’ouvrage de Bernard Mandeville dès 17251. Il est vraisemblable que, réagissant à l’actualité, comme le manifeste, toujours en 1740, la rédaction de son commentaire de l’Anti-Machiavel de Frédéric II2, l’abbé de Saint-Pierre ait souhaité, à l’occasion des réactions suscitées par cette traduction française, participer à la réfutation du « diabolique docteur ». Celle-ci s’imposait d’autant plus à lui que dans les derniers tomes de ses Ouvrages de politique et de morale il renouait avec la réflexion morale qu’il avait pratiquée entre 1685 et 1693 et critiquait les moralistes augustiniens – Blaise Pascal, François de La Rochefoucauld, peut-être Jacques Esprit –, auxquels il fait significativement allusion dans sa critique de Mandeville3.

Les passions et l’amour-propre évalués par le droit naturel

§ 2

Pourfendeur du luxe, Saint-Pierre ne choisit pas d’attaquer l’auteur de la Fable des abeilles directement sur cette question qui, de 1734 à 1736, par l’intermédiaire de Jean-François Melon et de Voltaire, avait contribué à faire connaître Mandeville en France4, mais sur les sources de la morale, la direction des passions et le rôle de l’amour-propre. À la suite des moralistes classiques, la Fable des abeilles tranche en effet le conflit entre intérêt et vertu en faveur de la prospérité économique qui prévaudrait sur la moralité privée. La source de l’utilité et du bien public, industrie et esprit d’invention, est donc vicieuse et il est illusoire de vouloir concilier le bien-être des populations avec la morale. L’abnégation et le souci du bien public sont motivés par l’orgueil, le goût des louanges, vices exploités adroitement par la politique. On passe alors, comme l’a souligné Céline Spector, d’une condamnation morale à un éloge sociopolitique des effets de l’amour-propre5. C’est contre cette thèse qui dissocie dynamique et progrès de la société, recherche de l’estime des autres d’une part, moralité d’autre part, que s’élève Saint-Pierre, qui fonde l’ordre sur l’éthique de réciprocité et sur les valeurs de justice et de bienfaisance et fait du désir de distinction et de l’émulation le moteur des actions en vue du bien commun6.

§ 3

L’orientation de la réfutation de Saint-Pierre est annoncée sans ambiguïté dans le titre de la première édition qui entend reformuler la thèse de la Fable des abeilles de façon à donner appui à son argumentaire : « Que toutes les passions sont injustes, et que les passions injustes sont néanmoins plus utiles que nuisibles à l’augmentation des richesses et du bonheur de la société, parce qu’il n’y a que les passions injustes qui excitent les hommes au travail ». Saint-Pierre récuse un rigorisme emprunté à la morale augustinienne, pour lequel il n’y a pour ainsi dire pas de vraies vertus derrière les fausses mais les manèges de l’amour-propre et de l’intérêt. La vertu, dans toute sa pureté, impliquerait abnégation de soi, domination des passions et des impulsions naturelles, usage d’une raison qui impose une conduite intentionnellement altruiste et qu’aucune recherche de plaisir ne vient entacher de soupçon d’intérêt. Cette morale inaccessible laisse donc place à l’harmonisation des vices et des intérêts. Mandeville voit dans le mal du monde corrompu et des fausses grandeurs mondaines l’effet d’une Providence qui assure à l’homme son bonheur temporel par ses imperfections mêmes mais qui affirme d’autant la séparation de la Cité terrestre de la Cité de Dieu, quand des moralistes eudémonistes comme Leibniz s’efforcent au contraire de les réunir7. L’abbé de Saint-Pierre, conséquentialiste, refuse une morale des intentions, sans considérer pour autant que le vice est nécessaire au bien commun et que le libre jeu des passions égoïstes, selon un ordre spontané, serait la source de la prospérité collective, ce qui suppose un laisser-faire moral et politique.

§ 4

La structure de l’opuscule s’organise autour de trois distinctions concernant les passions et l’amour-propre, qui peuvent être : innocents, vertueux, ou injustes. La répétition de ces termes souligne la volonté de rétablir la norme morale là où Mandeville, considérant comme vicieux tout motif d’intérêt et toute satisfaction d’amour-propre, soustrait la recherche du profit, l’appétit de consommation ou le désir d’estime et de gloire à toute norme et choisit d’appeler vice le désir des biens matériels, du superflu et de la distinction. Or Saint-Pierre considère au contraire que si les plaisirs, les passions et l’amour-propre, dirigés par les lois et par l’éducation, contribuent au bien commun et sont conformes à la justice, ils ne méritent pas le nom de vices. Avec Jean-François Senault, Nicolas Coëffeteau, Jean-Pierre Camus, la critique du stoïcisme développée au siècle précédent avait conduit à affirmer que les passions instituées par Dieu ne peuvent être mauvaises par elles-mêmes, qu’il y en a un bon usage possible et que vertus et passions sont liées ; René Descartes affirmera qu’elles « sont toutes bonnes par nature »8. Saint-Pierre trouve chez le théologien protestant Jacques Abbadie l’idée que l’amour de soi, l’attrait du plaisir, les passions, s’ils appartiennent à la nature, peuvent être non seulement innocents et légitimes mais conduire, par la pensée de l’immortalité, à élever l’homme9.

§ 5

Il est très significatif que l’abbé oppose aux qualificatifs innocents et vertueux, non le terme vicieux, mais celui d’injuste. L’opposition vertu / vice commentée par Mandeville dans ses Recherches sur l’origine de la vertu morale10 implique un nominalisme imaginé dans l’intérêt des plus habiles et des plus méchants. Les notions de juste et d’injuste introduisent le droit naturel comme source de la norme morale. Saint-Pierre avait travaillé à une définition théorique du juste et de l’injuste dont la dernière version est publiée dans le même volume que le Contre Mandeville11. La passion et l’amour-propre innocents se satisfont « sans faire tort à personne » et ceux qualifiés de vertueux en procurant « de grand bienfaits » et l’utilité publique. On retrouve dans cette distinction l’inspiration jusnaturaliste qui fonde la morale de l’abbé et les deux principes qui, selon lui, doivent orienter la morale et la politique : la justice et la bienfaisance, qui découlent de la Règle d’or ou éthique de réciprocité. La justice est la « règle négative » qui nous enjoint de ne pas faire le mal que nous ne voudrions pas subir ; la bienfaisance est celle qui nous commande de faire le bien que nous souhaiterions recevoir12. Saint-Pierre ne s’attarde pas sur ce qui définit l’injustice. Tout au plus suggère-t-il le profit immérité, soustrait à ceux qui le méritent, qu’il s’agisse de biens matériels ou immatériels 13.

Moraliser les facteurs de la prospérité et du progrès

§ 6

Les Conséquences qu’en tire l’abbé contre Mandeville sont directement inspirées par le rôle qu’il assigne à la recherche du plaisir comme moteur de l’action humaine et en particulier le plaisir de se distinguer et d’obtenir de l’estime : « Mandeville a tort de ne pas reconnaître que ces passions [innocentes et vertueuses] suffisent pour mettre les hommes en mouvement pour la plus grande utilité publique » (Contre Mandeville, § 26). Saint-Pierre refuse que le désir de s’enrichir, celui d’acquérir de la réputation en travaillant pour l’utilité commune soient abandonnés à l’anomisme ou découragés par une morale rigoriste : le souci du pouvoir monarchique de développer le commerce, la recherche d’une forme de méritocratie qui pourrait remplacer la patrimonialisation et la vénalité des emplois, l’importance perçue par Saint-Pierre du rôle de la confiance dans les mécanismes de crédit éclairent le lien entre le soubassement moral de cette réfutation de Mandeville et la conception d’une politique tentant de concilier une dynamique libérant des forces économiques avec la régulation par les autorités. Tandis que Mandeville s’en remet à l’harmonisation naturelle des intérêts, Saint-Pierre, terminant son opuscule par une remarque sur l’éducation, envisage le recours aux lois et à une forme de conditionnement pour diriger les passions dans le sens de l’utilité commune14.

La lecture de la Bibliothèque raisonnée

§ 7

Cet opuscule paru en Hollande en 1741, destiné, comme la plupart des écrits de l’abbé, à défendre ses propres projets (ici sur le désir de distinction et sur l’éducation), semble ne pas avoir eu d’écho en France, alors qu’en 1740 les Mémoires de Trévoux avaient consacré trois articles développés à la réfutation de Mandeville, après avoir critiqué la traduction française. Seule, semble-t-il, la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe en rend compte dans un article écrit le 3 décembre 1742 et publié en mars 174315. Le rédacteur qui rend hommage à l’abbé dans un numéro précédent, sans renoncer à discuter sa philosophie du droit et sa philosophie morale, a rédigé un extrait détaillé dans lequel il expose l’argumentaire de l’auteur16. Il suggère que celui-ci tient pour acquis ce qui reste à démontrer : ainsi l’amour des richesses et de l’estime des hommes « s’accorde-t-il avec la morale sévère de l’Évangile » ? De même quel est le sens que Mandeville a voulu donner à la proposition, reformulée par Saint-Pierre, « que les passions et les vices injustes étaient les seules passions qui pussent exciter au travail et être utiles à la société » ? Le rédacteur sous-entend que la condamnation de l’abbé élude l’analyse. Certains indices laissent penser que le journaliste pourrait être Pierre Desmaizeaux, toujours collaborateur à ces dates du périodique, qui avait correspondu avec Bayle, Locke, Shaftesbury, Leibniz, et l’abbé de Saint-Pierre lui-même17. Au regard des subtilités du discours philosophique d’auteurs rompus à la controverse, dont les rédacteurs de la Bibliothèque raisonnée étaient familiers, Saint-Pierre proposait en effet une réfutation simplificatrice inspirée par un conséquentialisme réducteur qui cadrait avec son ambition d’éduquer à la vertu et d’entretenir des opinions utiles, quand bien même « elles seraient fausses »18.

Note sur l’établissement du texte

Manuscrit

Contre l’opinion de Mandeville que toutes les passions sont des vices injustes et que les passions même injustes sont plus utiles que nuisibles a l’augmentation de bonheur de la société, BPU Neuchâtel, ms. R127, p. 1-11.
Contenu : Considérations préliminaires ; Passions innocentes, amour-propre innocent ; Passions vertueuses, amour-propre vertueux ; Passions injustes, amour-propre injuste ; Conséquences contre Mandeville ; Éducation. Texte comportant des corrections autographes intégrées dans l’imprimé du tome XVI : il s’agit d’une copie postérieure à la version du tome XV, en vue de la seconde édition.

Imprimés

Contre l’opinion de Mandeville. Que toutes les passions sont injustes, et que les passions injustes sont néanmoins plus utiles que nuisibles à l’augmentation des richesses et du bonheur de la société, parce qu’il n’y a que les passions injustes qui excitent les hommes au travail, in Ouvrages de politique et de morale, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XV, p. 197-212. (A)
Contenu : Passions innocentes, amour-propre innocent ; Passions vertueuses, amour-propre vertueux ; Passions injustes, amour-propre injuste ; Conclusion contre l’ouvrage de Mandeville ; Éducation des collèges. Première édition.

Contre l’opinion de Mandeville. Que toutes les passions sont des vices injustes et que les passions même injustes sont plus utiles que nuisibles à l’augmentation du bonheur de la société, in Ouvrages de morale et de politique, Rotterdam, J. D. Beman, 1741, t. XVI, p. 143-157. (B)
Contenu : Considérations préliminaires ; Passions innocentes, amour-propre innocent ; Passions vertueuses, amour-propre vertueux ; Passions injustes, amour-propre injuste ; Conséquences contre Mandeville ; Éducation. Seconde édition comportant de nombreuses corrections.

§ 8

Le texte proposé est celui de la seconde édition (B), avec les variantes de la première (A).


1.Bibliothèque anglaise, 1725, t. XIII, p. 197-225 ; Journal des savants, novembre 1725, p. 664-667 ; sur Mandeville dans les périodiques français du XVIIIe siècle, voir Letizia Gai, « Il Man of Devil attraversa la Manica. Mandeville nei periodici francesi del Settecento », Studi filosofici, no 27, 2004, p. 217-243 ; la traduction, attribuée au pasteur suisse Jean Bertrand (1708-1777), paraît en 1740 (La fable des abeilles, ou Les fripons devenus honnêtes gens, Londres, aux dépens de la Compagnie), et fait cette année-là l’objet de trois articles dans les Mémoires de Trévoux (juin, p. 941-981, art. 42 ; août, p. 1596-1636, art. 74 ; novembre, p. 2103-2147, art. 101) ; sur la réception de Mandeville en France, voir Elena Muceni, « Mandeville and France : The Reception of The Fable of the Bees in France and its Influence on the French Enlightenment », French Studies, vol. LXIX, no 4, 2015, p. 449–461 ; Serge Latouche, « Mandeville (1670-1732) : le scandale de la prospérité du vice », in Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart (dir.), Paris, La Découverte, 2001, p. 409-413.
5.Céline Spector, « Cupidité ou charité ? L’ordre sans vertu, des moralistes du Grand Siècle à L’Esprit des lois de Montesquieu », Corpus, no 43, 2003, p. 23-69.
7.Bernard Mandeville, La fable des abeilles…, t. II, p. 22-33 ; Augustin, Cité de Dieu, XIV, 28. Sur la Cité chez Leibniz, et sur la satisfaction du sage dans le bien public, voir Luca Basso, « Félicité commune et inquiétude dans la pensée politique de Leibniz », Les Études philosophiques, no 118, 2016, p. 443-460, en ligne, en particulier p. 450 et 453 ; Martine de Gaudemar, « Relativisme et perspectivisme chez Leibniz », Dix-septième siècle, no 226, 2005, p. 111-134, en ligne, en particulier p. 130.
8.Voir Carole Talon-Hugon, Descartes ou Les passions rêvées par la raison, Paris, J. Vrin, 2002, p. 52-55 et 207-222 ; René Descartes, Les passions de l’âme (1649), art. 211.
9.Jacques Abbadie, L’art de se connaître soi-même, Rotterdam, P. Van der Slaart, 1692, p. 163, 276, 308-317, 327… Sur les mentions d’Abbadie dans les écrits de Saint-Pierre, voir La Rochefoucauld, § 7, note 2.
10.Parues pour la première fois en 1714, ces Recherches figurent dans le tome II de la traduction française des écrits de Mandeville de 1740. Voir sur l’opposition vertu / vice : Bernard Mandeville, La fable des abeilles…, p. 11.
14.Sur la politique commerciale de la monarchie, voir Sébastien Vosgien, Gouverner le commerce au XVIIIe siècle. Conseil et Bureau du commerce, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique / Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2017, p. 14 et 478 ; sur les lois pouvant inciter au travail et au dévouement, selon Saint-Pierre, voir Paix 2, § 227 ; sur le rôle qu’il attribue à la confiance dans les mécanismes de crédit, voir Banques, § 6.
15.Ce périodique d’Amsterdam, dont la rédaction est collective et anonyme, à couvert de la censure française, a rendu compte au fur et à mesure de leur parution des différents tomes des Ouvrages de politique et de morale de l’abbé : voir Imprimés. Parmi les rédacteurs anonymes, on a identifié, entre autres, Armand Boisbeleau de La Chapelle, Jean Barbeyrac, Pierre Desmaizeaux, Louis de Jaucourt : voir art. « Bibliothèque raisonnée », in Dictionnaire des journaux, Jean Sgard (éd.), en ligne.
16.Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, t. XXX, janvier, février et mars 1743, p. 114-118.
17.Voir Carole Dornier, La monarchie éclairée de l’abbé de Saint-Pierre. Une science politique des Modernes, Oxford, The Voltaire Foundation, 2020, p. 336, note 128.