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CONTRE M. BAYLE SUR LES EFFETS DE LA RELIGION

§ 1

M. Bayle, dans son discours sur les comètes1, soutient [•], à ce que l’on dit, que la religion des Anciens, sur les Enfers destinés à punir perpétuellement les scélérats distingués par leurs crimes et des Champs-Élysées destinés à récompenser ceux qui se distinguent par leurs vertus et par leurs bienfaits envers le public, n’influait que très peu sur la conduite des peuples chez les Grecs et chez les Romains pour leur faire observer la justice et pour leur faire pratiquer la bienfaisance2.

§ 2

De là M. Bayle laisse conclure à ses lecteurs que la religion en général ne saurait être que peu utile pour rendre les hommes plus justes, plus bienfaisants et par conséquent la société plus heureuse ; mais Bayle, grand philosophe sur plusieurs matières, n’était que médiocre raisonneur sur certains articles et, faute d’attention, il n’avait pas bien compris les grands effets de l’opinion de la seconde vie dans les religions [•] humaines.

§ 3

 [•] Les anciens Grecs et Romains avaient trois grands défauts dans leur religion humaine qui ne se trouvent pas dans les religions humaines de notre temps, et les protestants même hérétiques ont un grand avantage que n’avaient pas encore nos Anciens.

§ 4

La première cause du peu d’effet de la religion des Anciens par rapport au bonheur de la société et à l’observation de la justice [•] est que les prêtres grecs et romains étaient très intéressés personnellement à faire valoir les oracles et à faire croire que les cérémonies religieuses, les dons aux temples et les sacrifices étaient beaucoup plus efficaces que la pratique de la justice pour éviter les Enfers et pour obtenir la récompense des Champs-Élysées ; mais dans toute bonne religion humaine on supposera toujours d’un côté beaucoup plus d’efficacité dans la pratique de la justice et de la bienfaisance pour obtenir le paradis dans la seconde vie que dans l’observation des sacrifices et des autres cérémonies bien plus utiles aux prêtres qu’aux peuples ; aujourd’hui les prêtres dans toutes les religions prêchent à la vérité la grande efficacité des cérémonies religieuses mais tous conviennent que les injustices seront punies par un dieu juste et que les cérémonies publiques ou particulières que l’on a observées n’effacent point les injustices commises : première différence entre les religions anciennes et les religions modernes ; ce défaut était encore plus grand dans la religion du temps de Platon et de Cicéron que dans nos religions humaines.

§ 5

Le second défaut est qu’on ne regardait communément la punition des Enfers que pour les scélérats distingués entre les criminels par la nature de leurs crimes. Le peuple n’avait point encore compris que la justice demandait que tous les injustes fussent punis dans l’autre vie, à proportion du nombre et de la grandeur de leurs injustices ; or, comme presque personne ne se trouvait dans le cas de ces grands scélérats, presque personne n’avait peur des peines des Enfers.

§ 6

Au lieu que dans les religions humaines des mahométans et des chrétiens hérétiques tous les prêtres conviennent que toutes les injustices qui n’auront pas été ou réparées ou compensées par des bienfaits seront punies dans la seconde vie.

§ 7

Dans les religions purement humaines telle qu’est la religion mahométane, dans la religion schismatique des Grecs, dans la religion schismatique des Moscovites ou des Russiens3 qui sont de la religion grecque4, dans la religion des protestants, chacun croit que celui dont la vie est bien plus remplie d’actions d’injustices que d’actions de bienfaisance, quoiqu’il n’ait pas commis de crimes éclatants comme les scélérats célèbres de l’Antiquité, ne laissera pas d’être puni éternellement. Donc les religions d’aujourd’hui doivent beaucoup plus influer sur les mœurs que les religions du temps de Platon chez les Grecs et du temps de Cicéron chez les Romains.

§ 8

Le troisième défaut est que cette opinion religieuse sur la punition des injustices et sur la récompense des bienfaits dans la seconde vie n’était pas universelle ni chez les Grecs ni chez les Romains ; la moitié du peuple [•] et les trois quarts et demi des magistrats et des riches ne croyaient point de seconde vie ; ils pouvaient même le dire publiquement et impunément. Il leur suffisait pour n’être point blâmés d’avouer que les dieux demandaient des sacrifices et d’autres cérémonies, au lieu que parmi les autres mahométans et les chrétiens schismatiques et protestants nul n’oserait publiquement révoquer en doute le paradis et l’enfer. Il est vrai que les uns et les autres donnent encore trop d’efficacité à leurs cérémonies religieuses, mais l’opinion principale sur la punition des injustices et sur la récompense des aumônes est aujourd’hui universelle ; nul ne la contredit ; or le peuple parmi les Grecs et parmi les Romains n’était pas assez heureux pour trouver ces opinions si importantes au bonheur de la société universellement reçues ; or on sait combien en pareil cas la contradiction diminue et la crainte des injustes et l’espérance des bienfaisants.

§ 9

Le quatrième défaut des religions anciennes, ou plutôt l’avantage des religions humaines d’aujourd’hui, c’est l’établissement des collèges pour l’éducation de la jeunesse. Or comme cette éducation est longue et dure neuf ou dix ans, si l’on emploie bien ce temps [•] à fortifier la crainte des maux et l’espérance des biens de la seconde vie, l’on comprendra facilement que même la religion humaine des protestants lorsqu’ils auront soin de fortifier la crainte de l’enfer et l’espérance du paradis dans les écoliers protestants doit influer incomparablement davantage sur leurs mœurs pour les rendre plus justes et plus bienfaisants que la religion humaine très imparfaite des anciens Grecs et des anciens Romains ne pouvait influer sur la conduite journalière de ces nations [•], ce qui dit-on est très opposé au sentiment du fameux Bayle.

§ 10

Or si l’opinion purement humaine de la seconde vie peut produire de si bons effets pour la société, à plus forte raison doit-on s’attendre que la religion divine produise des effets encore plus grands et plus désirables pour l’augmentation du bonheur même de cette première vie [•] [•].

§ 11

 [•] Il est vrai que M. Bayle en considérant l’égarement des religions modernes sur la grande efficacité des cérémonies religieuses pour éviter les malheurs et pour obtenir les délices de la seconde vie, et la grande idée qu’avaient les peuples de cette efficacité en comparaison de l’efficacité attribuée à l’observation de la justice et à la pratique de la bienfaisance, n’avait pas grand tort de penser en général que ni les religions anciennes, ni les religions modernes n’influaient que fort peu sur notre conduite pour rendre les hommes plus justes et plus bienfaisants.

§ 12

 [•] Mais le grand tort de cet auteur est de n’avoir pas compris que les bons esprits employés tant au gouvernement civil qu’au gouvernement ecclésiastique pouvaient enfin s’aviser de donner selon la raison moins d’efficacité aux cérémonies et beaucoup plus d’efficacité pour le salut aux œuvres de justice et de bienfaisance.

§ 13

2° Il est d’un imprudent, d’un fou, et même d’un mauvais citoyen de chercher à diminuer parmi les hommes l’observation de la justice et la pratique de la bienfaisance. Or que peuvent opérer pareilles propositions sinon de diminuer dans les magistrats le désir de soutenir et de rectifier les opinions religieuses sur les punitions et sur les récompenses d’une seconde vie ; et voilà le tort de certains prétendus esprits forts assez sots pour viser à détruire des opinions qui sont très vraies et très solides sur la seconde vie, mais opinions qui, quand elles seraient fausses, ce qu’ils ne peuvent jamais démontrer, seraient cependant infiniment utiles à la grande diminution des maux et à la grande augmentation des biens de la société dont ils font partie. Voilà pourquoi M. Bayle, avec tous les agréments de son esprit, m’a toujours paru un [•] homme très imprudent et un mauvais citoyen qui, semblable à Érostrate, pour se faire un nom immortel, a pris le parti de soutenir des opinions très opposées au bonheur de sa patrie.

§ 14

3° Quant au fond, il a très mal raisonné. Car de la seule idée de dieu juste [•] et bienfaisant suit nécessairement la punition et la récompense de la seconde vie, comme je l’ai montré ailleurs ; il a, ce me semble, très mal choisi entre les diverses gloires où il pouvait aspirer.


1.L’auteur désigne les Pensées diverses écrites à un docteur de la Sorbonne, à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 [1683], mais sa réfutation peut aussi viser des arguments développés dans la Continuation des Pensées diverses sur la comète [1704].
2.Voir les Pensées diverses sur la comète [1683], Andrée Prat et Pierre Rétat (éd.), Paris, Nizet, 1984, t. II, CXLV, p. 34-35.
3.Russien : synonyme de russe.
4.Devenue indépendante du patriarche de Constantinople, l’Église de Moscovie suivait les cérémonies de l’Église grecque : voir Moréri, Le grand dictionnaire historique, ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Lyon, Gyrin et Rivière, 1683, t. II, partie 1, art.  « Moscovie ».