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DISCOURS SUR LE DÉSIR DE LA BÉATITUDE

OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

§ 1

Il y a eu de tous les temps parmi les différentes nations de la terre une opinion sur le sujet du monde le plus intéressant pour chacun de nous : c’est qu’aucune des deux parties dont l’homme est composé n’était anéantie à la mort, et que l’âme humaine, cette substance capable de connaissance, de mémoire, de plaisir, de douleur, de désir, de crainte, substituait toujours, aussi bien que la matière dont le corps humain est composé.

§ 2

Une suite de cette opinion : c’est que les personnes qui ont été fort vertueuses, c’est-à-dire fort justes et fort bienfaisantes durant leur vie, surtout lorsqu’elles ont procuré de grands bienfaits au public, sont toujours fort heureuses après leur mort.

§ 3

Une autre suite de cette opinion : c’est que ceux mêmes qui par la pauvreté de leur condition et le peu de lumières de leur esprit n’ont pu arriver à procurer au public ces grands bienfaits, mais qui n’ont pas laissé d’être justes et bienfaisants autant que leur condition leur permettait de l’être envers ceux avec qui ils ont vécu, ne laissent pas de participer à cette béatitude éternelle, mais moindre que celle [•] des grands hommes et des grands bienfaiteurs du public1.

§ 4

Outre la grande étendue et la grande antiquité de ces opinions nous voyons encore que les hommes sont tous portés naturellement à désirer et à espérer après la mort [•] des plaisirs, des joies et une béatitude d’une seconde vie : les malheureux parce qu’il est naturel de désirer la cessation des peines et le commencement des plaisirs ; les heureux, parce qu’il est naturel de souhaiter la continuation de ses plaisirs. Ainsi tous les hommes se trouvent naturellement portés à chercher les moyens les plus efficaces pour s’assurer cette béatitude d’après la mort.

§ 5

Ceux qui travaillent pour leur postérité la plus éloignée, ceux qui font des testaments, des substitutions, ceux qui bâtissent des monuments durables, ceux qui font des fondations, ceux qui travaillent pour acquérir une grande et longue réputation, espèrent tous sentir du plaisir de voir subsister leur nom avec éloge après leur mort, ils agissent comme s’ils croyaient leur âme immortelle et vivre toujours après la cessation [•] de la vie, c’est-à-dire après la dépendance mutuelle qui était entre l’esprit et le corps. Ils n’imaginent point leur âme anéantie tandis qu’aucune des parties qui composent leur corps ne sera anéantie.

§ 6

Mais, faute d’avoir assez souvent distingué durant leur vie l’extrême différence qui est entre les opérations [•] ou les mouvements des parties de leur substance matérielle, c’est-à-dire de la machine de leur corps, et entre les opérations [•], les connaissances et les sentiments de plaisir et de douleur de la substance simple de leur âme, faute d’une longue et ancienne habitude pour désirer beaucoup cette béatitude de la seconde vie, faute d’un nombre suffisant d’exemples d’hommes désirants qui les fortifient dans leurs désirs et dans leurs espérances, faute de s’être formé une idée belle et vive presque continuelle de la félicité du paradis, cette espérance demeure un ressort presque sans force pour se l’assurer, surtout parce qu’il est combattu et sans cesse affaibli par une infinité d’exemples tout contraires de personnes qui ne pensent qu’à éviter les maux et à acquérir les biens de cette vie, sans songer presque jamais durant la journée à s’assurer la félicité de leur seconde vie par aucune action bienfaisante ; car quoique les principaux ressorts des actions de l’homme, ce soit ou la crainte des maux ou l’espérance des biens, il faut toujours qu’ils soient fortifiés par deux autres ressorts : par les longues habitudes et par les nombreux exemples [•] des autres hommes.

§ 7

Les hommes naissent enfants, c’est-à-dire à ne penser que par les sens aux objets, aux plaisirs et aux douleurs sensibles, ils ne font qu’un peu tard usage de leur raison et ce n’est que par l’usage de sa raison qu’il [l’homme] peut voir que sa raison durera et subsistera séparée de sa machine et qu’elle pourra encore sentir du plaisir et de la douleur sans être unie à un corps et qu’elle peut sentir toujours du plaisir sans douleur si Dieu le veut et si cet état heureux est destiné aux justes et bienfaisants.

§ 8

Il est à propos d’observer que, si quelqu’un eût proposé cette béatitude de la seconde vie à espérer aux hommes à condition d’être injuste, vindicatif, malfaisant, méchant, cruel, nul homme n’eût jamais adopté cette opinion, tant chacun l’eût trouvée ridicule, et opposée à cette raison universelle qui est commune à tous les hommes.

§ 9

Au lieu qu’en proposant cette félicité future à condition que ceux qui sont destinés à en jouir seront justes, c’est-à-dire fort éloignés de faire aucun mal, aucun tort à personne, ou disposés à le réparer, et à condition qu’ils seront au contraire très bienfaisants, et plus que justes à l’égard de tout le monde selon leur pouvoir, les hommes de tous les siècles, de toutes les nations se prêteront toujours volontiers à cette opinion, tant elle paraît avantageuse à tous ceux qui composent la société, tant elle paraît digne de l’auteur de la raison universelle, et digne d’un rémunérateur très puissant, très sage, très juste et très bienfaisant.

§ 10

Aussi cette opinion du paradis destiné pour les bienfaisants a-t-elle été communément reçue de la plupart des hommes dans tous les temps, dans tous les lieux, et parmi toutes les nations de la terre : c’est qu’une pareille opinion est très conforme à nos intérêts en ce qu’elle éloigne les autres de nous faire du mal, et qu’elle les peut exciter à nous faire du bien.

§ 11

Et c’est ici proprement qu’il est à propos de remarquer la différence qui est entre la simple opinion spéculative du paradis destiné aux justes et bienfaisants [•] qui ne porte point à s’abstenir du mal et à faire du bien, et entre le sentiment plus ou moins agréable de celui qui désire et qui espère plus au moins fortement obtenir de Dieu bienfaisant, par ses actions bienfaisantes, un grand bonheur et une situation incomparablement plus heureuse et toujours durable, dans peu d’années, c’est-à-dire après sa mort.

§ 12

Car la simple opinion spéculative nous laisse sans entreprise, sans action, au lieu que le sentiment agréable que produit la grande espérance d’un grand bonheur futur et peu éloigné devient une forte passion et un puissant ressort qui nous met et qui nous tient dans un mouvement presque continuel, et nous fait chercher et prendre avec joie les moyens les plus efficaces afin de l’obtenir.

§ 13

De là il suit que ce ressort est d’autant plus puissant et plus continu que les plaisirs de la félicité future nous paraissent plus désirables, peu éloignés, et que nous y songeons plus souvent.

§ 14

De là il suit que nous pouvons nous trouver dans cette heureuse situation d’esprit :

§ 15

1°. À proportion que les idées des plaisirs du paradis seront vives dans notre mémoire, tant du côté de leur grande sensibilité que du côté de leur prodigieuse durée.

§ 16

2°. À proportion que ce sentiment agréable sera fréquent et répété chaque jour depuis plusieurs années.

§ 17

3°. À proportion que cette espérance passionnée nous paraîtra bien fondée, tant sur la supériorité de vraisemblance de l’opinion de l’immortalité de notre âme que sur la supériorité de vraisemblance de l’opinion de l’existence d’un Être infiniment puissant et infiniment bienfaisant, en comparaison de la vraisemblance des opinions contraires.

§ 18

4°. À proportion que nous verrons plus d’exemples favorables dans les autres hommes.

§ 19

5°. À proportion que nous verrons parmi eux moins d’exemples contraires.

§ 20

6°. À proportion que nous aurons d’attention à puiser dans les grands plaisirs innocents de cette première vie, et dans les idées des plaisirs du paradis terrestre, des idées plus vives des grands plaisirs du paradis céleste.

§ 21

D’un autre côté, nul sentiment n’est plus propre à porter les hommes aux entreprises belles, grandes et difficiles, et à en poursuivre longtemps le succès avec constance, qu’une grande et constante passion pour cette seconde et magnifique récompense des actions d’une charité bienfaisante2.

§ 22

La raison universelle va naturellement en croissant, elle est aujourd’hui plus éclairée qu’elle n’a jamais été, soit par le nombre et l’utilité des vérités démontrées parmi le grand nombre de nations policées de la terre, soit par le plus grand nombre d’hommes pour qui ces vérités sont démontrées dans chaque nation. Cette raison universelle continue dans les quatre parties de la terre d’adopter ces trois anciennes opinions sur la béatitude éternelle, les uns, par le moyen d’une nouvelle union avec quelque machine de chair et d’os. Les autres croient cette félicité très possible sans aucun secours de machine de chair et d’os, mais seulement par la nature même de la substance spirituelle, qui d’elle-même, sans aucune dépendance mutuelle d’une pareille machine et sans aucun secours étranger, est toujours capable, non seulement de connaissances nouvelles et agréables, mais encore des sentiments des autres plaisirs et des autres joies.

§ 23

Cette raison universelle que nous tenons de Dieu même, comme auteur de la nature, nous fait connaître d’un côté que l’observation de la justice, de peur de lui déplaire [•], d’agir contre l’ordre éternel et de peur d’être puni dans la seconde vie, et que de l’autre la pratique de la charité bienfaisante pour lui plaire et pour en obtenir le paradis, enferme toujours un culte parfait de la divinité, c’est-à-dire un très grand respect pour sa grande puissance, une admiration continuelle pour sa grande sagesse, une reconnaissance vive et un amour sincère pour sa bienfaisance infinie, ce qui est en effet le culte le plus parfait de la divinité que l’homme puisse faire en esprit et en vérité3.

§ 24

On peut même dire que la seule bienfaisance pour plaire à Dieu est, selon la raison universelle, la seule condition absolument nécessaire pour mériter et pour obtenir le paradis, puisqu’elle enferme nécessairement la justice. Car on rend toujours justice, c’est-à-dire tout ce que l’on doit, à ceux à qui on rend plus qu’on ne leur doit, c’est-à-dire à ceux envers qui on est toujours bienfaisant. Aussi est-ce de cette loi de charité bienfaisante dictée par la raison universelle, dont il est dit dans la révélation évangélique dans saint Mathieu 7.12 : En cela consistent la Loi et les prophètes [•]4.

§ 25

La raison particulière de quelques nations, par exemple, des Indiens, demande encore, pour condition essentielle afin d’obtenir le paradis, de croire Vishnou un grand prophète, et que le Veda est un livre descendu du ciel, et la parole de Dieu même. Cet article de foi est, selon leur raison particulière, absolument nécessaire au salut5.

§ 26

La raison particulière des mahométans, pour conditions pour obtenir le paradis, demande de ne point boire de vin, de ne point manger de cochon, elle demande surtout de croire l’Alcoran un livre ou écrit ou dicté miraculeusement6. Mais la raison universelle ne reçoit point pour conditions essentielles de pareilles opinions théologiques si peu dignes de Dieu, qui marquent bien leur ancienneté, et par conséquent le siècle de l’enfance de la raison humaine dans les pays où ces religions ont commencé, mais qui sont fort opposées aux vraies idées de la sagesse et des autres attributs de l’Être infiniment parfait [•] que nous tenons de la raison universelle.

§ 27

Il n’y a au-dessus de la raison universelle, qui est divine, que la révélation divine prouvée par des miracles authentiques, qui soit en droit d’ajouter de nouvelles conditions pour obtenir le paradis. Encore cette révélation miraculeuse n’est-elle pas au-dessus de la raison universelle, puisque alors c’est la raison universelle elle-même qui, comme divine, commande de se soumettre à cette révélation miraculeuse. Car, soit que Dieu nous parle comme auteur de la raison universelle, soit qu’il nous parle comme Auteur des miracles, c’est toujours à la même sagesse divine que nous nous soumettons très volontairement et sans aucune répugnance.

§ 28

Il n’y a donc que la religion chrétienne révélée par des miracles qui puisse être en droit de nous imposer d’autres conditions pour le paradis que la charité bienfaisante, et heureusement Jésus-Christ nous dit lui-même dans saint Mathieu 7.12 que dans l’observation de la charité bienfaisante consistent la Loi et les prophètes.

§ 29

Comme dans les éclaircissements de la première des trois propositions qui composent cet ouvrage je parle particulièrement à ceux qui, dans le choix des opinions sur la religion, se piquent de ne consulter que la raison universelle, dans la persuasion téméraire où ils sont que toute autorité regardée comme divine, lorsqu’elle passe par les mains des hommes, n’est en effet qu’une autorité purement humaine, et par conséquent très faillible, j’ai eu soin de ne leur apporter en preuve aucune sorte d’autorité, il ne leur faut que du raisonnement fondé sur la raison universelle.

§ 30

Dans les moyens que je propose pour fortifier jusqu’à la passion le désir du paradis, j’ai eu attention à ne leur en proposer que de simples et de naturels, et dont nous instruit tous l’Auteur de la nature par les lois de sa providence ordinaire, lorsqu’elles se font connaître à nous par nos propres expériences journalières.

§ 31

Nous expérimentons tous les jours que les seuls plaisirs des sens n’occupent pas toujours notre âme tout entière. L’espérance de ces plaisirs des sens [•] quand ils sont absents est elle-même un sentiment très spirituel et très agréable, et un véritable plaisir présent et actuel qui nous rend heureux pour un moment, quoiqu’il ne soit point encore causé par les sens, et ce plaisir que cause l’espérance dure jusqu’à ce qu’un autre plaisir, ou une douleur, ou un souvenir, ou une joie nouvelle vienne occuper notre esprit.

§ 32

Nous voyons tous les jours que les amants, les ambitieux, les vindicatifs, gens passionnés, lorsque leurs désirs et leurs espérances sont arrivés au degré que l’on appelle passion et grande passion, se privent de plusieurs moindres plaisirs, et supportent très patiemment, et même très volontiers d’assez grandes peines et de grandes fatigues pour obtenir ce qu’ils désirent, et ils s’en trouvent actuellement très bien payés par le grand plaisir actuel que leur cause cette espérance passionnée qui ne vient pas par les sens, mais par la mémoire [•].

§ 33

Nous savons par expérience que les hommes perdent assez souvent, non sans douleur, ces sentiments agréables que produit l’espérance [•] des richesses très considérables, et c’est quand ils cessent de regarder désormais comme [•] futur un bien qu’ils avaient espéré comme vraisemblable et désiré avec passion, et nous savons par conséquent par l’expérience des espérances passionnées qu’ils ont perdues, que pour leur faire espérer un grand bien futur, il ne leur a point fallu de certitude de l’obtenir, qu’il ne leur a point fallu de preuves démonstratives, ou de démonstration de la possession future de ce bien.

§ 34

Et effectivement comme toute crainte et toute espérance regardent l’avenir, et comme tout avenir est incertain pour nous à cause que notre vie, et celle des autres (sans quoi rien n’est possible pour nous), est elle-même incertaine, nous ne saurions rien appuyer sur aucune certitude si ce n’est sur celle-ci : que dans les événements incertains de la vie présente il est de la prudence [•] de nous attacher aux moins incertains, c’est-à-dire aux plus vraisemblables et aux plus désirables. Nous n’avons donc alors qu’à comparer entre elles les diverses vraisemblances [•] pour voir de quel côté est la supériorité de vraisemblance et d’agrément.

§ 35

De là il suit [•] que trois choses suffisent pour faire naître dans les hommes un désir ardent ou une passion et une espérance vive :

§ 36

1°. Que la chose leur paraisse fort désirable.

§ 37

2°. Que l’obtention leur en paraisse très possible, c’est-à-dire il faut qu’il ne leur paraisse aucune impossibilité.

§ 38

3°. Il faut qu’ils trouvent pour cette obtention une grande supériorité de probabilité et de vraisemblance dans leur opinion sur la possession future des biens désirés et espérés, qu’ils ne trouvent point dans l’opinion contraire [•].

§ 39

En voilà assez pour commencer dans une personne une espérance et un désir qui peut devenir passion, et elle deviendrait sûrement passion si cette personne avait encore trois secours : 1° si elle formait tous les jours plusieurs fois cette espérance ; 2° si elle continuait ainsi durant plusieurs années ; 3° si elle voyait autour d’elle un grand nombre de personnes estimables former la même espérance avec pareils fondements. Car les habitudes longues et les exemples ont un grand pouvoir sur les hommes. Nous empruntons souvent nos sentiments de l’exemple, ou du moins l’exemple les fortifie. La mode est impérieuse et persuasive.

§ 40

Or [•] ces six conditions peuvent se trouver un jour dans un homme pour lui former une plus grande passion pour le paradis de la vie future que celle qu’il a pour acquérir une grande fortune dans cette vie.

§ 41

Nous savons par expérience que souvent, lorsque l’on fait un usage journalier et presque continuel, durant plusieurs années, du sentiment agréable de l’espérance, il devient passion et forte passion, et par conséquent ressort puissant pour entreprendre, et pour agir en conséquence avec plus d’ardeur et plus de constance, afin d’obtenir plus sûrement un jour la chose désirée.

§ 42

Nous voyons avec évidence que si tous ceux qui nous environnent, maîtres, domestiques, voisins, supérieurs, inférieurs, magistrats, souverains, avaient d’un côté une crainte assez forte pour s’empêcher toujours de nous causer aucun tort, de nous faire aucun mal, aucune injustice, et que de l’autre s’ils avaient encore un désir très fort qui les engageât toujours à nous procurer tous les plaisirs qu’ils pourraient, nous souffririons incomparablement moins de peines, d’oppositions, de résistances, de chagrins, de maux, et que nous goûterions beaucoup plus de plaisirs et d’agréments ; enfin nous serions en cette vie beaucoup plus heureux que nous ne sommes [•], et cela arriverait si la mode arrivait de ne songer d’un côté qu’à passer sa vie à chercher des plaisirs innocents, et de l’autre à en procurer à ses parents, à ses amis, à ses voisins, sans leur causer aucun déplaisir, ou sans le réparer.

§ 43

Il est de même évident que si l’espérance et le désir d’une éternité bienheureuse destinée aux bienfaisants étaient, d’un côté, devenus passion dans les hommes qui nous environnent, et qu’ils fussent persuadés, de l’autre, que le seul moyen efficace pour obtenir cette éternité bienheureuse fût d’observer à notre égard le précepte de la charité bienfaisante, il serait de notre grand intérêt et du grand intérêt de tous les hommes, pour rendre leur vie présente très heureuse, que cette espérance d’une éternité bienheureuse devînt passion et très grande passion dans tous les hommes de tous les pays [•], et devînt la mode commune et générale de chaque canton.

§ 44

Or comme il est vraisemblable que cette espérance de la béatitude peut devenir dans la suite des siècles passion dans la plupart des hommes, et grande passion, cette vue, toute simple qu’elle est, m’a paru la plus importante de toutes celles qui me sont jamais venues à l’esprit pour augmenter le bonheur des hommes, et me donne aujourd’hui occasion d’indiquer cette passion possible aux amateurs de la sagesse comme un nouveau moyen incomparablement plus efficace que tous les autres pour perfectionner le bonheur de la société, en perfectionnant la pratique de la justice qui en fait la principale partie.

§ 45

Nous avons dans notre religion beaucoup d’excellents passages pour confirmer ces vérités, mais ces passages n’étant bons que pour ceux de notre religion, et voulant dans cet ouvrage être utile au genre humain le plus raisonnable de toutes les nations et de tous les siècles futurs, il a fallu se contenter de principes universellement reçus par le même genre humain, et c’est toujours un travail utile pour sa patrie et pour la religion de son pays que de démontrer par la raison universelle la beauté et la solidité et la simplicité des principales maximes de cette religion et leurs importantes conséquences [•], tant pour augmenter le bonheur passager de cette première vie que pour s’assurer davantage le bonheur sans fin de la seconde.

§ 46

Dieu, pour augmenter son bonheur infini, n’a pas besoin de notre culte, ni de nos actions de bienfaisance qui, étant faites pour lui plaire, font la principale partie de ce culte, mais nous avons besoin de pratiquer ce culte pour lui plaire, et pour être plus raisonnables, plus justes, plus reconnaissants, plus sages, plus conformes à l’ordre immuable et plus heureux que nous ne sommes.

§ 47

Et après tout, qu’y a-t-il de plus raisonnable pour un esprit qui cherche à multiplier ses connaissances, que d’admirer dans les ouvrages du Créateur, dans l’immortalité de l’âme humaine, dans l’éternité des récompenses des bienfaisants, que d’admirer sa toute-puissance, sa profonde sagesse et sa bonté infinie ; cette admiration journalière n’est-elle pas le culte journalier le plus spirituel et le plus raisonnable ?

§ 48

Qu’y a-t-il de plus juste que d’avoir de la reconnaissance, et par conséquent de l’amour pour cette main invisible, mais très bienfaisante que nous sentons dans chacun de nos plaisirs innocents, dans chacune de nos joies innocentes, et dans les plaisirs même que nous cause l’espérance de la seconde vie et dont nos jours sont remplis ? Nous voyons que ces bienfaits viennent uniquement de lui ; car sommes-nous les maîtres de nous donner, par notre seule volonté, le plus petit plaisir, sans l’intervention perpétuelle de cette main invisible et de cette volonté toute-puissante et bienfaisante dont nous sentons les effets à tous les moments du jour ; je vous demande si nous en étions les maîtres, serions-nous un moment sans plaisir et sans grand plaisir ?

§ 49

Tel est donc le culte dont il est dit que les hommes doivent adorer dieu en esprit et en vérité ; mais n’est-ce pas ce culte que la raison universelle ne cesse de conseiller à qui veut l’écouter, et comme le culte extérieur est souvent nécessaire pour nous faire souvenir du culte intérieur, ne s’ensuit-il pas que la raison universelle nous conseille aussi comme nécessaire la sorte de culte extérieur qui nous fasse le plus souvenir de rendre notre culte intérieur, et qui puisse servir aux enfants et aux autres ignorants à parvenir un jour aux différents cultes intérieurs, et surtout à celui de l’obéissance aux deux préceptes généraux. Le premier : ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous, de peur de déplaire à Dieu juste, et d’être puni dans la seconde vie de vos injustices non réparées, et le second : faites pour les autres tout ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous afin de plaire à Dieu bienfaisant, et pour en obtenir le paradis comme récompense.

§ 50

Je ne prétends pas prouver par la raison universelle que notre culte temporel, qui ne dure que le temps de la première vie, mérite autre chose qu’une récompense temporelle. Je prétends seulement que la raison seule, sans autre secours, montre que, si cette récompense devient éternelle, c’est que cette raison nous montre trois vérités.

§ 51

La première, que Dieu est non seulement juste, mais qu’il est encore infiniment bienfaisant.

§ 52

La seconde, que cette éternité de bonheur est une suite naturelle du bienfait immense de l’immortalité de notre esprit.

§ 53

La troisième, qu’il est de la nature de la Sagesse infinie de faire exister notre esprit, substance plus parfaite que le corps, autant que le corps, substance beaucoup moins parfaite, c’est-à-dire de la faire subsister autant que les petites parties de matière qui composent la machine de notre corps et qui doivent pourtant toujours subsister.

DÉFINITION DE LA RAISON UNIVERSELLE

§ 54

Ce que j’entends par ces termes [•] vérité de raison universelle, c’est une vérité commune à tous les hommes qui font usage de leur raison pour se rendre plus heureux. Ainsi une proposition vraie pour un seul homme, si elle est conforme à la raison universelle, sera toujours certainement vraie pour tous les autres, en supposant qu’ils soient en âge raisonnable, qu’ils entendent tous la même proposition et ses preuves et qu’ils soient dans des intervalles où ils puissent faire usage de leur raison, point endormis, point ivres de vin, de colère ou de quelque autre passion violente.

Éclaircissement

§ 55

Cette proposition, un tout est plus grand qu’une de ses parties, est une vérité qui n’a pas besoin de preuves, tant elle est évidente à quiconque en entend le sens, et je n’ai pas besoin de demander à tous ceux que je vois s’ils la trouvent vraie comme moi pour la juger universellement vraie, et qu’elle sera toujours adoptée pour vraie par la raison commune à tous les hommes à qui on la fera entendre.

§ 56

Cette autre proposition, les trois angles d’un triangle rectiligne sont égaux à deux angles droits, est une vérité, une proposition vraie, mais ce n’est pas une vérité évidente par elle-même, elle a besoin d’éclaircissements, de preuves, mais avec le secours de ses éclaircissements et de ses preuves, elle devient évidente au point que l’on peut juger que quiconque l’entendra, et ses preuves, la jugera vraie, la sentira vraie ; il est vrai qu’elle ne sera que douteuse pour celui qui n’en voit pas ou qui n’en comprend pas les preuves. Mais celui pour qui elle est démontrée peut la regarder, non comme démontrée à tous les hommes, mais comme démontrable aux autres, et par conséquent comme faisant partie de la raison universelle, et il en est de même de toutes les autres vérités évidemment démontrées dans les sciences et dans les arts. Elles font partie de la raison universelle.

§ 57

Cette proposition, si tous les hommes étaient plus justes et plus bienfaisants qu’ils ne sont, les uns envers les autres, ils en seraient plus heureux, est une vérité morale que nous dicte aussi la raison universelle, parce qu’elle est très évidente pour les uns, et parce qu’elle est facile à démontrer pour tous les autres.

§ 58

On peut rapporter d’autres propositions également évidentes dans la politique, par exemple celle-ci : il est plus avantageux aux familles, aux villes, aux provinces particulières de vivre en société permanente avec les autres familles, villes, provinces voisines, que sans société permanente ; et celle-ci : une des grandes utilités de leur société permanente, c’est que leurs différends soient toujours terminés par des juges supérieurs en force, au lieu d’être renvoyés au sort des armes supérieures, où l’on dépense presque toujours plus que ne vaut la chose contestée, et où l’on hasarde le tout pour une seule partie.

§ 59

De là il suit que les propositions qui ne sont point démontrables, ou qui ne sont point confirmées par de vrais miracles, ne sont point des fruits de la raison universelle, mais seulement des productions de la raison particulière d’une partie des hommes, d’une partie des peuples et des nations de la terre, et qu’elles doivent par conséquent paraître souvent fausses et toujours douteuses à ceux qui font profession de ne se soumettre qu’à cette évidence universelle qui ne peut venir que de Dieu auteur de la nature, père des lumières et qui peut seul faire de véritables miracles.

Réflexion

§ 60

J’espère que ceux qui sont tant soit peu instruits des différentes religions du monde trouveront comme moi que la religion chrétienne est celle qui donne de Dieu une idée plus parfaite, une idée plus noble du paradis destiné aux bienfaisants, qu’elle recommande encore plus que les autres l’observation de la justice, et la pratique de la charité bienfaisante pour plaire à Dieu, et qu’elle est par conséquent plus conforme que les autres aux lumières de la raison universelle. Ce qui est une partie du but que je me suis proposé.

DIVISION DE L’OUVRAGE

§ 61

Ces considérations m’ont conduit au dessein d’éclaircir dans cet ouvrage trois vérités de la dernière importance pour le bonheur de chaque homme en particulier et de tous les hommes en général.

§ 62

La première : Qu’il y a pour les bienfaisants plus de vraisemblance suffisante pour croire l’immortalité de leur âme après la mort, que pour croire son anéantissement, et par conséquent il y a fondement suffisant pour désirer et espérer avec passion, après la mort, un état continuel de sentiments de grands plaisirs et de grandes joies, durant un temps infini.

§ 63

Cette proposition [•] attaque particulièrement ceux qui sont dans l’opinion qu’il n’y a point d’autre vie que celle-ci et que l’âme s’anéantit par la mort.

§ 64

La seconde : C’est que l’on peut mettre en œuvre assez de moyens naturels et suffisants pour rendre cette espérance assez vive, ce désir assez fort dans les hommes pour les rendre la plupart très justes et très bienfaisants les uns à l’égard des autres, et par conséquent beaucoup plus heureux.

§ 65

La preuve de cette proposition sera utile à ceux qui sont à la vérité dans l’opinion qu’il y a une seconde vie heureuse à espérer pour les bienfaisants, ou malheureuse à craindre pour [•] ceux qui sont plus injustes que bienfaisants, tels que sont les trois quarts et demi des habitants de notre planète, mais dont l’espérance et la crainte sont si faibles qu’ils agissent et se conduisent comme s’ils n’avaient effectivement d’espérance que pour les biens, et de crainte que pour les maux de cette vie.

§ 66

La troisième : C’est qu’il est d’un très grand intérêt de tous les États souverains, de quelque religion qu’ils soient, de concourir par des récompenses à faire pratiquer les moyens simples et naturels, propres pour faire augmenter dans tous les hommes cette espérance et ce désir du paradis destiné aux bienfaisants, et pour l’augmenter jusqu’à une grande passion.

§ 67

J’entends ici par bienfaisants ceux qui ont fait aux hommes beaucoup de bien, et qui ont eu soin de réparer avantageusement, selon leur pouvoir durant leur première vie, les injustices qu’ils ont commises, et les maux qu’ils ont causés.

§ 68

Cette troisième proposition est purement politique, et regarde uniquement ceux qui sont entrés, ou qui doivent un jour entrer dans les plus importantes affaires du gouvernement de leur nation, pour contribuer, par de bons règlements, à augmenter dans leurs concitoyens jusqu’à la passion le désir du paradis, comme une récompense immense des actions de bienfaisance.

§ 69

Ce seront là les sujets des trois premiers chapitres. Je mettrai dans le quatrième quelques conséquences de ces vérités. J’éclaircirai dans le cinquième les objections, et je compte de mettre ainsi chacun des particuliers en état de tirer en pleine connaissance de cause leurs conclusions morales pour eux-mêmes et pour leur conduite, et de porter ceux qui gouvernent à tirer leurs conclusions politiques pour l’augmentation du bonheur de ceux qui sont gouvernés.

CHAPITRE PREMIER
Première proposition à éclaircir

§ 70

Il y a pour les bienfaisants plus de vraisemblance pour croire l’immortalité de leur âme après la mort que pour croire son anéantissement. Et par conséquent il y a fondement suffisant pour désirer d’espérer avec passion après sa mort un état continuel de sentiments de grands plaisirs et de grandes joies durant un temps infini.

§ 71

Cette proposition a deux parties qu’il faut éclaircir.

Éclaircissement de la première partie

§ 72

Ce corps mortel, cette machine de chair si périssable qui fait partie de moi, et qui est composée de parties principales, tête, poitrine, bras, jambes, toutes composées elles-mêmes d’os, de muscles, d’artères, de veines, de sang, de nerfs, de glandes, de membranes7.

§ 73

Cette machine, soit pour le tout, soit pour chacune de ses parties, n’est composée que de petites parties de matière, les unes en repos et les autres en mouvement, les unes dures, les autres molles, les unes liquides, les autres solides, les unes tantôt chaudes, tantôt froides, toutes divisibles, les unes grandes, les autres petites, les unes d’une figure et les autres d’une autre, toutes faciles à dissoudre dans leurs derniers éléments.

§ 74

Or il est certain, il est du moins très vraisemblable que ni le tout que composent toutes ces parties, ni aucune de ces parties en particulier, ni par conséquent le cœur, ni le cerveau, ni le foie, ne savent ni qu’ils existent ni qu’ils font partie de ce moi. Il est certain, ou du moins très vraisemblable, qu’ils ne sauraient ni s’apercevoir, ni même douter qu’ils existent. Il est certain que mon doigt séparé de ma main ne sentira ni chaud ni froid, ni plaisir, ni douleur, ce qui prouve qu’étant uni à ma main ce n’était pas lui qui sentait de la chaleur, et que c’était mon esprit, le même qui doute, qui calcule, qui raisonne8.

§ 75

Qu’est-ce donc que cette autre substance qui fait partie de moi, et qui s’aperçoit de tant de choses, qui fait qu’elle existe, qui s’aperçoit de son plaisir, de sa douleur, qui compare plaisir à plaisir, douleur à douleur, et même un plaisir présent à une douleur future, qui rapporte une douleur au doigt, et un plaisir à l’oreille, qui juge, qui raisonne, qui doute, qui se souvient du passé, qui prévoit l’avenir, qui désire le mouvement de mes doigts pour écrire ces lignes ?

§ 76

Dira-t-on que ce sont les os, les liqueurs, les muscles, les nerfs, les membranes de ma main et de mes doigts qui veulent écrire, qui désirent de faire ces lignes pour exprimer mes pensées ? Dira-t-on que c’est ce grand muscle qu’on appelle cœur, cette grande glande qu’on appelle cerveau, ou quelque autre partie étendue de ma machine, ou le total des parties matérielles et étendues de cette machine qui veut écrire ? Tout cela serait ridicule parce que cela répugne autant à la raison qu’il lui répugne de croire qu’une pierre, petite ou grande, sente de la douleur, qu’une montre raisonne, qu’un clavecin doute ou calcule.

§ 77

Mais qu’est-ce donc que cette partie de moi qui seule est capable de vouloir, de juger, de raisonner, de sentir du plaisir, d’en désirer, d’en espérer, de sentir de la douleur, de la craindre ? C’est un Être, et cependant ce n’est ni ma machine entière, ni aucune partie de ma machine qui n’est que matière et substance matérielle. C’est cependant quelque chose ; c’est un Être existant, c’est une substance très réelle qui subsiste et qui fait partie de moi, et c’est ce que j’appelle esprit qui anime le corps, c’est une substance spirituelle qui craint, qui espère et qui est différente de cette substance matérielle ou étendue, incapable de crainte et d’espérance et qui n’est capable que de division, de mouvement et de repos.

§ 78

Dira-t-on qu’une masse, arrangée de manière qu’elle fasse une machine toute semblable à ma machine, sera capable de désirer et désirera, qu’elle sera capable de craindre et craindra, qu’elle sera capable de raisonner et raisonnera, d’écrire ses raisonnements et les écrira ? En vérité cela est-il moins absurde d’attribuer ces qualités spirituelles à cette masse arrangée en machine que d’attribuer cette spiritualité à la machine d’une horloge [•] ?

§ 79

Un poète dira bien que [•] ce rocher soutient avec constance les efforts des vagues de la mer, mais en parlant sérieusement, dira-t-il que [•] ce rocher craint quelque douleur s’il était renversé ?

§ 80

On vient de me démontrer que les trois angles d’un triangle rectiligne sont égaux à deux angles droits, je n’en saurais plus douter, mais où sont placées ces preuves ? Où est placé ce raisonnement ? Qui est la partie de ce moi qui le comprend, est-ce mon foie, ma rate, ou quelque autre glande de mon corps, qui est cet Être qui convient que la démonstration est bonne ?

§ 81

Pourquoi plutôt une glande qu’un de mes muscles comme mon cœur, pourquoi plutôt une glande conglobée qui est un peloton de petits tuyaux9, qu’une glande conglomérée qui est un amas de petites glandes conglobées ? Pourquoi plutôt dans la moelle de mon crâne que dans la moelle de l’épine de mon dos ?

§ 82

Et à dire la vérité cette démonstration existe puisque je l’aperçois, mais elle n’existe dans aucun lieu non plus que l’esprit qui la conçoit et qui y donne son consentement ; c’est que l’esprit n’a aucune étendue ; car s’il avait quelque étendue, quelque petite qu’elle fût, elle serait divisible comme un corps par la moitié, et chacune de ses opérations serait elle-même divisible et capable de mouvement comme les parties de ce corps divisé.

§ 83

Or peut-on concevoir la moitié, le tiers d’un doute, d’un raisonnement ? Dire qu’un petit corps doute, craint, espère, c’est dire quelque chose d’absolument inconcevable, au lieu que, lorsque je parle d’un doute, d’une crainte, d’un désir, je compare crainte à crainte, désir à désir sans avoir besoin d’aucune idée de ce corps ni petit, ni grand, ni organisé, ni non organisé.

§ 84

J’ai l’idée de justice, d’injustice, de doute, de comparaison, sans aucune idée d’étendue cubique en long, large et profond, comme j’ai l’idée d’un pied cube d’étendue sans avoir aucune idée de justice, d’injustice, d’esprit doutant, d’esprit comparant.

§ 85

Le cube de marbre peut donc être sans esprit doutant, comme l’esprit doutant ou comparant peut être sans cube de marbre, par conséquent ce sont deux êtres, deux substances absolument différentes, et dont l’une ne peut jamais avoir les propriétés de l’autre, l’un est divisible, et l’autre sans aucunes parties étendues, et par conséquent absolument indivisible.

§ 86

Considérons le corps d’un homme qui vient de mourir10, la machine y est encore tout entière, il lui manque seulement le mouvement du cœur et des muscles de la poitrine, et par conséquent la circulation du sang et des autres liqueurs. Cet homme vient de cesser d’être homme, il n’y a plus d’union, plus de correspondance entre les parties qui composaient l’homme, mais les deux parties principales qui composaient cet homme cessent-elles pour cela de subsister séparément l’une de l’autre ? L’homme vient de cesser de sentir, mais la partie spirituelle, qui sentait tantôt du plaisir, tantôt de la douleur dépendamment des diverses situations des diverses parties de la machine, a-t-elle cessé pour cela de pouvoir encore en sentir, de pouvoir douter et raisonner ?

§ 87

Il est vrai que le composé vient de cesser de se souvenir et de prévoir l’avenir, mais l’esprit a-t-il cessé pour cela de pouvoir se souvenir du passé, de pouvoir sentir du plaisir, ou de la douleur ?

§ 88

Le cœur y est toujours, les muscles de la poitrine y sont encore, le sang y est, il n’y a que le mouvement de la circulation qui n’y est plus, mais nous concevons clairement et distinctement que le cœur, que les muscles de la poitrine, que le sang pourraient avoir le mouvement qu’ils avaient il y a deux heures, sans concevoir pour cela ni que cette machine, ni que la matière de cette machine fût plus capable de prévoir l’avenir que si cette machine était devenue une masse informe telle qu’un rocher.

§ 89

De là il suit qu’il y avait il y a deux heures un être capable de prévoir l’avenir, qui étant uni à cette machine faisait un homme, et que cet être a cessé d’y être uni et de faire un homme aussitôt que le cœur et les muscles de la poitrine ont cessé d’avoir leur mouvement ordinaire.

§ 90

Mais cet être spirituel, qui sentait de la douleur, du plaisir, qui jugeait, qui se souvenait, qui raisonnait, qui prévoyait, cesse-t-il de sentir, de raisonner, de prévoir, c’est-à-dire cesse-t-il de subsister, lors même que l’Être matériel, auquel il a été uni et qui est un Être beaucoup moins parfait, subsiste toujours après la désunion. Or cet Être spirituel ne saurait subsister s’il ne sent rien, s’il ne s’aperçoit de rien.

§ 91

Il est vrai que l’être matériel de la machine de cet homme, en continuant de subsister, change de manière d’exister, et que ce composé d’esprit et de matière qui faisait l’homme n’est plus, mais l’être spirituel, qui était l’autre moitié de ce composé, peut bien aussi changer de manières d’exister, et au lieu de sentir alternativement du plaisir et de la douleur comme il faisait, il peut bien ne sentir actuellement ou que de la douleur plus ou moins grande s’il a été plus ou moins injuste et malfaisant, il peut ne sentir que du plaisir et de la joie plus ou moins grande à mesure qu’il a été plus ou moins bienfaisant ; et voilà l’état présent de cet être qui faisait l’autre moitié de cet homme.

§ 92

Or puisque cet être matériel, si inférieur en nature, en qualité et en perfection à l’être spirituel, a subsisté en forme de machine changeante, et doit subsister toujours en d’autres formes, pourquoi l’être spirituel, qui a subsisté et qui est si supérieur en perfection à cet être matériel, cesserait-il de subsister sous des manières d’être ou semblables ou différentes, pourquoi serait-il anéanti, tandis que l’être moins parfait ne le serait pas ?

§ 93

Mais dira-t-on : Nous ne voyons plus l’un et nous voyons toujours l’autre. Je réponds : vous ne voyez pas non plus la machine telle qu’elle était, vous ne voyez pas l’homme, vous voyez seulement quelque reste de la matière qui a servi à composer cette machine, concluez-vous que le reste de la matière soit anéantie ? Pourquoi ne concluez-vous pas que c’est que vous ne comprenez pas qu’un être qui peut subsister indépendamment de l’esprit soit anéanti ? Or comment comprendrez-vous que l’esprit qui est un être très différent de la matière, très supérieur en perfections à la matière, un être que vous savez et que vous supposez avoir subsisté uni à la matière lorsqu’elle était machine, soit anéanti et qu’il cesse de subsister tandis que la matière subsiste.

§ 94

Tandis que cet homme existait, vous voyiez son corps, mais voyiez-vous son esprit ? Vous connaissiez pourtant ses connaissances, vous aperceviez ses plaisirs, ses douleurs, mais c’était par le moyen de signes corporels, paroles, écriture, s’ensuit-il que ses connaissances n’existent plus parce que vous n’avez plus pour les apercevoir de pareils signes corporels11 ?

§ 95

Cet être spirituel ne sert plus avec la matière à composer un homme. Les mouvements de la matière ne servent plus à faire sentir à l’esprit ni plaisir, ni douleur, ni désir, ni craintes, non plus que l’esprit ne sert plus à donner du mouvement au bras, et aux autres parties de cette machine, ce qui prouve que cette dépendance mutuelle n’était point nécessaire, ni par conséquent de la nature de l’un, ni de la nature de l’autre.

§ 96

Or dès que la matière par sa nature ne sert de rien à l’esprit pour les fonctions spirituelles, il s’ensuit naturellement que cette union, cette dépendance mutuelle de l’esprit et de la machine dans cet homme mort, était uniquement l’effet d’une volonté de l’être suprême pour le temps que durerait la machine en bon état ; il s’ensuit que cette durée de la machine étant finie, l’esprit peut avoir ses manières d’exister, comme la matière peut avoir ses différentes formes et ses manières d’exister. La matière de ce corps subsistera indépendamment de l’esprit, comme cet esprit subsistera indépendamment de cette matière.

§ 97

Mais l’esprit qui faisait moitié de cet homme qui vient de cesser d’être homme, et qui était uni à sa machine quand il est né, subsistait-il avant sa conception, avant qu’il y eût une machine toute formée ? Les bêtes ont-elles un esprit distingué de la matière ? Qu’est-ce que cet esprit des bêtes12 ? Quelles sortes de plaisirs les saints goûtent-ils présentement en paradis ? En quels lieux sont ces esprits bienheureux ?

§ 98

Que conclurez-vous de mon ignorance ? Que conclurez-vous de ce que les hommes ne savent pas tout ? En conclurez-vous qu’ils ne savent rien du tout ? Je réponds donc à toutes ces questions qu’il me suffit de savoir bien d’un côté que dieu est infiniment puissant, infiniment juste et infiniment bienfaisant, nous voyons devant nos yeux les effets de ses perfections ; il me suffit de l’autre de savoir que l’esprit est une substance très sensible et très capable de goûter toutes sortes de plaisirs et de joies, que cet esprit est aussi durable que cette matière qui durera toujours ; il me suffit de savoir qu’il n’y a que les corps dont on puisse dire proprement qu’ils sont en tels ou tels lieux.

§ 99

Au reste toutes vos questions ne font rien à la question présente, puisqu’il ne s’agit que de savoir si ces deux êtres, l’être spirituel et l’être matériel qui nous paraissent si différents et si distingués par leurs opérations, et qui composaient cet homme mort, subsistent encore, et s’ils subsisteront toujours, eux qui ont subsisté quelques années unis et dépendants l’un de l’autre.

§ 100

Il ne s’agit pas même ici de certitude et de démonstration, il ne s’agit que de grande vraisemblance pour fonder notre désir vif, notre espérance continuelle, notre passion journalière pour le paradis.

§ 101

Direz-vous qu’il est probable que le rocher raisonne, qu’il calcule, qu’il sent du plaisir, qu’il en désire, qu’il craint la douleur ; ou bien direz-vous que s’il ne sent rien et s’il ne raisonne pas, c’est uniquement parce que les parties de matière dont il est composé ne sont pas arrangées en machine comme une montre, et surtout en machine de chair et d’os ? Direz-vous des absurdités ?

§ 102

Il faut donc s’en tenir à juger que la matière arrangée en machine est absolument incapable de joie et de prévoyance, et qu’il est par conséquent nécessaire de juger que l’homme est un composé de deux êtres, de deux substances de natures très différentes, mais dont les opérations sont durant quelque temps dépendantes les unes des autres par la volonté du tout-puissant, qu’il est impossible que la matière soit la seule substance de l’homme, et qu’il est plus probable, plus vraisemblable que l’être spirituel plus parfait subsiste aussi longtemps que l’être matériel moins parfait ; car enfin n’est-il pas visible qu’il est plus vraisemblable que la substance la plus parfaite subsistera autant que la moins parfaite, qu’il n’est vraisemblable que la moins parfaite durera plus que celle qui est incomparablement plus parfaite ?

§ 103

Or de là il suit qu’il est plus probable, plus vraisemblable que l’esprit de cet homme séparé de la matière connaît quelque chose, qu’il raisonne indépendamment de la matière, après la cessation de la machine vivante, qu’il n’est probable qu’il ne connaisse plus rien, qu’il ne sente plus rien du tout, en un mot qu’il soit anéanti.

§ 104

De là il suit qu’il est plus probable qu’étant capable de liberté, et par conséquent de punition et de récompense selon ses actions ou d’injustice ou de bienfaisance, dieu juste et bienfaisant lui fait actuellement sentir ou de la douleur ou du plaisir selon les injustices, ou les œuvres de bienfaisance.

§ 105

De là il suit qu’il est plus probable, plus vraisemblable que l’âme de cet homme est subsistante et immortelle, qu’il n’est vraisemblable qu’elle soit anéantie au moment de la cessation du mouvement de la machine.

§ 106

De là il suit que, comme il est incomparablement plus agréable d’espérer une immortalité heureuse après la cessation de la machine que d’attendre un anéantissement, il est très sage et très raisonnable de se déterminer pour l’avenir le plus vraisemblable et le plus agréable que pour l’avenir le moins vraisemblable et le plus triste, et qu’ainsi il est sage de prendre les moyens les plus efficaces pour obtenir une immortalité heureuse.

§ 107

Et comme cette espérance sera d’autant plus puissante pour nous faire embrasser avec joie ces moyens les plus efficaces, qu’elle sera devenue forte passion, il s’ensuit que nous devons étudier et employer les moyens les plus efficaces pour fortifier ce désir et cette espérance jusqu’à la passion la plus forte.

§ 108

Je sens bien que j’ai répété, et je prévois bien que je répéterai, mais c’est que je sais que dans les vérités très importantes, subtiles, élevées, nouvellement proposées, et avec lesquelles nous n’avons presque point d’habitude, nous avons besoin ou de plusieurs lectures, ou de répétitions de la part des auteurs pour nous les mettre bien dans l’esprit, et pour nous les rendre propres. Or y a-t-il sur cela quelque chose à ménager dans l’affaire la plus importante que nous puissions jamais avoir pour augmenter notre félicité soit passagère, soit éternelle ?

§ 109

Je sais bien que ce moi est en partie une machine de chair et d’os, qui a une tête, une poitrine, des bras, des mains, des pieds.

§ 110

Je sais bien que si tous ces membres étaient tous séparés les uns des autres, il n’y aurait plus de moi, plus de machine vivante.

§ 111

Je suis donc machine de chair et d’os, mais ne suis-je rien de plus ? Ne suis-je qu’un assemblage de différentes parties de la matière ?

§ 112

Ce qui me fait croire que ce moi est quelque chose de plus, et que je suis un composé de deux êtres l’un matériel l’autre spirituel : c’est que d’un côté je sens qu’il y a quelque être qui fait partie de moi, qui sent de la certitude sur plusieurs choses, qui doute sur d’autres, qui craint, qui désire, qui compare une douleur à une autre douleur, un plaisir à un autre plaisir, qui se souvient du passé, qui prévoit l’avenir, qui calcule, qui tire des conséquences des principes.

§ 113

D’un autre côté je sais, je sens, je suis certain autant que je puis l’être, que ni mes pieds, ni mes mains, ni les glandes de mon cerveau, ni mon poumon, ni mes artères, ni mes veines, ni mes muscles, ni mon sang, ni aucune autre partie de ma machine, ni le composé entier de cette machine de chair et d’os ne sauraient jamais ni avoir aucune certitude, aucun doute, ni faire aucune comparaison, ni aucun raisonnement, ni se souvenir, ni prévoir, ni calculer, ni craindre, ni désirer.

§ 114

De là il est facile de conclure que ce moi est un composé de cette machine divisible et de quelque autre substance indivisible qui se souvient, qui prévoit, qui compare deux douleurs, etc.

§ 115

La machine est un composé très divisible en plusieurs parties, et par conséquent très périssable, les parties divisées subsistent toujours, au lieu que la substance spirituelle n’est point un composé, c’est un être simple, et par conséquent indivisible, indissoluble.

§ 116

Ce composé de deux substances d’une nature si différente qui fait une personne est un composé fort bizarre, mais il n’en est pas moins réel et moins admirable. Les parties de la machine se remuent souvent quand la substance spirituelle craint, ou désire ; quelquefois quand la machine est ébranlée, par exemple, par un grand coup de tonnerre, la substance spirituelle a un sentiment de crainte.

§ 117

Ne me demandez point comment le désir et la crainte causent du mouvement ou du repos dans ma machine, elle ne sait ni comment son mouvement cause à son tour des sentiments de crainte ou de désir dans la substance spirituelle, je ne le sais pas non plus, mais je connais cette union, cette correspondance, cette dépendance, qui dure tant que les parties de la machine ont un certain mouvement.

§ 118

Ce qui en résulte, c’est que la machine peut se détruire sans que les parties de la matière qui la composent soient détruites, elles continuent de subsister toutes sous d’autres formes, comme le composé de ma machine et de mon esprit, qui fait ma personne, peut être détruit sans qu’aucune de ces deux substances soient détruites.

§ 119

Et comme je suis sûr que toutes les parties de la moins parfaite de ces substances que je voyais dans mon voisin qui vient de mourir subsistent et subsisteront toujours, et feront d’autres composés, quoique je ne les voie point, ni aucun de leurs mouvements, je ne dois pas être moins sûr que la plus parfaite subsiste encore et subsistera, quoique je n’aperçoive plus aucune de ses connaissances, ni aucun de ses plaisirs, ni aucune de ses joies.

§ 120

C’est que les substances simples ne se détruisent point, il n’y a proprement que les composés de plusieurs substances qui se peuvent détruire.

§ 121

Quand je ne serais pas certain que la substance qui sent du plaisir et qui compare subsiste encore après le composé détruit, je vois toujours avec évidence qu’il est plus vraisemblable que la substance plus parfaite durera autant que la substance moins parfaite, qui durera toujours, et qu’ainsi il est plus vraisemblable que l’esprit durera toujours, qu’il n’est vraisemblable qu’il sera anéanti immédiatement après la mort, c’est-à-dire après la cessation de l’union ou plutôt de la correspondance entre le corps et l’esprit.

Éclaircissement de la seconde partie de la première proposition Qu’il y a fondement suffisant pour désirer et pour espérer avec passion la béatitude de la vie future

§ 122

Nous voyons dans le monde des scélérats, colères, vindicatifs, emportés, opprimant leurs voisins, faisant assassiner les uns, empoisonner les autres, sans vertu, sans religion, qui passent ainsi une longue vie dans les crimes, et cependant ils vivent en santé, dans l’abondance, dans les richesses, dans les plaisirs de toutes espèces, dans les dignités, environnés de flatteurs et de louangeurs perpétuels, et dans le même temps nous voyons dans les mêmes lieux des personnes justes, douces, sages, vertueuses, patientes, bienfaisantes, craignant de déplaire à dieu et tâchant de lui plaire dans la conduite de leur vie, et cependant vivant dans la misère, dans le mépris, dans la pauvreté, dans les infirmités de tous les âges, et dans l’oppression de ces méchants qui sont puissants.

§ 123

Nous voyons tous les jours cette énorme différence de bonheur et de malheur entre des hommes qui ont des qualités si différentes. Or cette expérience journalière de tous les hommes de tous les siècles ne prouve-t-elle pas invinciblement que ce serait un grand désordre s’il n’y avait que cette vie, et que s’il existe un dieu juste, bienfaisant, tout-puissant, amateur de l’ordre, et qui gouverne le monde avec une sagesse et une raison infinies, il faut absolument qu’il y ait une seconde vie pour ces deux hommes, l’une pour punir le scélérat, l’injuste, l’autre pour récompenser l’homme de bien. C’est qu’il est absolument impossible que sous le règne d’un Être infiniment juste et bienfaisant, les deux esprits de ces deux hommes tombent dans l’instant de leur mort dans un même état tel que serait l’anéantissement.

§ 124

Ce fait, que nous ne saurions révoquer en doute, est absolument inexplicable si dieu existe, et s’il n’y a pas une première et une seconde vie où les injustes soient punis de leurs injustices, et les bienfaisants récompensés de leurs actions de bienfaisance, lorsqu’elles sont faites pour plaire à dieu. Or la raison universelle démontrera toujours qu’il est plus sage et plus raisonnable de juger qu’il existe un Être infiniment puissant, sage, juste, bienfaisant, en un mot infiniment parfait, que de penser que tout ce qu’il y a d’Êtres corporels et spirituels soient des effets de la rencontre fortuite des petites parties de matière.

§ 125

La certitude que nous avons de l’existence des causes des effets que nous voyons exister est trop forte dans l’homme qui raisonne pour le laisser dans le doute, mais quand elle serait moins forte, ne lui est-il pas évident du moins que cette opinion est plus vraisemblable que l’opinion contraire ; or en ce monde, pour fonder nos désirs et nos espérances de fortune, avons-nous besoin d’autre chose que de la grande supériorité de vraisemblance ?

§ 126

La raison universelle peut-elle jamais obliger à croire que Tibère, Néron et les autres empereurs distingués par leurs méchancetés sont anéantis, et qu’ils ont eu ainsi à la mort le même sort que Trajan, Antonin, et les autres empereurs distingués par leur bienfaisance ?

§ 127

Il y a une maxime que la raison universelle adoptera toujours comme a fait saint Augustin : Sub Deo justo miser esse quisquam, nisi mereatur, potest13 ; il est impossible de voir un innocent malheureux sous le gouvernement d’un dieu juste, mais il peut être malheureux dans une première vie, pour être heureux dans la seconde.

§ 128

On dirait que ce n’est presque rien que cette supériorité de vraisemblance pour l’opinion de l’immortalité de notre âme et de sa future existence heureuse après la dissolution de notre machine, mais on en jugera bien autrement quand on joindra cette vraisemblance à cette certitude devenant pour les hommes un fondement très solide pour leur faire espérer le paradis avec passion, si durant leur première vie ils sont bienfaisants.

§ 129

Je dis plus : c’est que quand un homme n’aurait pas certitude entière ou démonstration parfaite de l’existence d’un Être tout-puissant, infiniment juste et bienfaisant, il trouverait du moins une vraisemblance beaucoup plus grande du côté de son existence que du côté de sa non-existence. Or cette supériorité de vraisemblance seule n’est-elle pas suffisante pour fonder en lui une espérance très consolante et très agréable ?

§ 130

Il est étonnant de voir tous les grands avantages que les hommes peuvent tirer de cette espérance devenue passion pour augmenter de beaucoup le bonheur même de la vie présente.

§ 131

Ainsi cette possibilité et cette vraisemblance sont les fondements d’un sentiment qui peut devenir passion et grande passion, ce qui ne va pas à moins qu’à changer peu à peu, dans la suite des siècles, la vie présente des hommes de la plupart des nations en un paradis terrestre sur toute la face de la terre.

§ 132

Car enfin, qu’y a-t-il de plus heureux pour un homme que de pouvoir jouir tranquillement de tous les plaisirs innocents de sa condition, et d’avoir en même temps devant les yeux un avenir éternel plein de tous les plaisirs les plus sensibles, et de toutes les joies les plus pures dont il a les idées, et même un avenir rempli de plaisirs dont il n’a pas même la première idée ?

§ 133

Les hommes, pour fonder leurs grandes espérances de cette vie, et pour voir naître leurs grandes passions pour des biens passagers, ont-ils besoin ou de démonstrations, ou de certitude parfaite qu’ils en jouiront ? Ont-ils besoin d’autre chose que d’avoir une idée vive des grands plaisirs qu’ils regardent comme futurs, et dont l’obtention leur paraît plus vraisemblable que la non-obtention ?

§ 134

Or les bienfaisants ne peuvent-ils pas avoir au moins semblable idée des plaisirs du paradis ? Ne peuvent-ils pas les regarder comme infiniment plus durables que ceux de cette vie ? Ne peuvent-ils pas avoir plus de vraisemblance pour l’obtention que pour la non-obtention comme on a vu dans ces éclaircissements ? Ainsi ne peuvent-ils pas avoir semblable passion et même plus forte pour le paradis dans le ciel, que n’ont les plus ambitieux pour une grande fortune sur la terre ?

§ 135

Que l’on fasse attention au peu de vraisemblance de réussir qu’avaient pour eux les ambitieux de tous les siècles qui ont fait des fortunes prodigieuses, et si grandes qu’elles ont surpassé infiniment leurs premières espérances. Or n’avaient-ils pas une furieuse passion et fort agissante ? Et leurs rivaux qui n’ont point réussi avaient-ils une passion moins grande ? Or dira-t-on que les uns et les autres avaient démonstration de la possession future de ces hautes fortunes, lorsque tant d’événements et de morts possibles pouvaient y mettre des obstacles invincibles ?

§ 136

De tous ces éclaircissements il suit que l’opinion de l’immortalité de l’âme et du paradis éternel destiné aux bienfaisants après leur mort est plus vraisemblable que l’opinion de l’anéantissement de cette substance spirituelle.

§ 137

Que lorsque les biens que l’on peut espérer, soit dans cette première vie, soit dans la vie future, nous paraissent grands et durables, nous n’avons point besoin d’aucune démonstration de la possession future de ces biens pour sentir un grand plaisir, une grande passion et une grande espérance de les obtenir, et que nous avons seulement besoin de voir plus de vraisemblance pour cette possession que pour la non-possession future. Et c’est l’importante vérité que je m’étais proposé d’éclaircir dans ce chapitre.

CHAPITRE SECOND
Seconde proposition à éclaircir

§ 138

On peut mettre beaucoup plus souvent en œuvre des moyens naturels et suffisants pour augmenter dans les hommes jusqu’à une grande passion le désir et l’espérance du paradis destiné aux bienfaisants, et rendre ainsi peu à peu les hommes beaucoup plus justes, beaucoup plus bienfaisants, beaucoup plus heureux et beaucoup plus sûrs de la béatitude future qu’ils ne sont.

Avertissement

§ 139

C’est ici la principale proposition de cet ouvrage par rapport aux grandes conséquences que l’on en peut tirer dans la pratique pour augmenter et assurer le bonheur des hommes.

§ 140

Elle est tellement liée à la première que j’aurais pu de deux chapitres n’en faire qu’un, mais comme la première est purement spéculative, et que la seconde tend particulièrement à la pratique, j’ai cru que pour la commodité de la plupart des lecteurs il était à propos de leur en faire sentir davantage la distinction.

Éclaircissement

§ 141

Nos désirs et nos espérances pour un bien futur se fortifient quelquefois jusqu’à former en nous une passion si forte qu’elle nous fait entreprendre avec ardeur, avec constance et toujours avec joie des travaux très longs et qui paraissent aux autres très pénibles, pour obtenir un bien qui nous paraît si désirable. Nous en avons l’expérience surtout dans les amants, dans les ambitieux et dans les vindicatifs. Mais ne parlons que de la passion de l’ambition ordinaire, qui est la passion la plus commune, la plus constante, la plus forte et la plus durable parmi les hommes passionnés.

§ 142

Or s’il est possible de faire espérer et désirer par la plupart des hommes la félicité éternelle avec une passion plus forte que celle avec laquelle les ambitieux désirent les plaisirs de l’ambition, on peut en attendre des effets encore plus grands que ceux que produit cette passion. Or il est possible de faire naître dans les hommes une passion pour le paradis qui soit beaucoup plus forte que celle de l’ambition, s’ils ont pour cet effet plusieurs grands avantages que n’ont pas les ambitieux [•]. Les gens du monde qui voyaient les grands pères et les grands travaux que supportaient avec une grande patience les religieux de saint Bernard marquaient leur grand étonnement. On le dit à saint Bernard qui répondit : je ne suis point surpris de leur grand étonnement, labores vident, oleum non vident14, ils ne voient pas les grandes consolations, les grandes joies et les grandes espérances de ces bons religieux.

Premier avantage

§ 143

L’homme peut espérer que les plaisirs, les joies de la vie future seront encore plus sensibles que ceux de celle-ci : c’est qu’il est vraisemblable que si Dieu est assez bienfaisant pour nous donner gratis les plaisirs attachés à la grande fortune faite par des moyens souvent injustes qui lui déplaisent, il nous en donnera encore de plus grands dans la seconde vie, comme récompense attachée aux œuvres de bienfaisance faites pour lui plaire.

Second avantage

§ 144

Ces plaisirs et ces joies d’une fortune éclatante seront certainement d’une durée infiniment moins grande que la durée des plaisirs et les joies du paradis. Or quelle différence immense cette pensée sur l’éternité des plaisirs, si elle est aussi souvent présente à l’esprit que les plaisirs [•] d’une ambition passagère.

Troisième avantage

§ 145

Un grand nombre d’hommes peuvent aspirer tous ensemble en même temps à la même félicité, au même paradis, et s’encourager ainsi très considérablement les uns les autres dans la pratique de la vertu, au lieu que dans les autres passions ceux qui en sont agités sont obligés de se cacher pour éviter les obstacles des rivaux.

Quatrième avantage

§ 146

L’on peut dès l’enfance et dès la première jeunesse exciter et fortifier dans l’éducation la passion du paradis, ce que l’on ne saurait faire de si bonne heure pour exciter et fortifier dans l’enfance l’ambition de faire une grande fortune.

§ 147

Mais pourquoi les hommes qui croient un paradis ne se servent-ils point de différents moyens naturels pour augmenter en eux le désir de l’obtenir ? C’est que les hommes sont encore dans l’enfance de la raison. L’âme des enfants est toute remplie des objets qu’ils aperçoivent par les sens. Ils ne sont occupés qu’à chercher à tous les moments des plaisirs sensibles. Ils ne pensent rien au-delà de ce qu’ils sentent moment par moment.

§ 148

Il est vrai que dans l’éducation on pourrait à la fin de leur repas, par exemple, lorsqu’ils ont pris grand plaisir à manger de bons fruits, leur dire que les fruits du paradis sont beaucoup meilleurs, que le plaisir d’en manger est beaucoup plus grand et d’une beaucoup plus grande durée. Il est vrai que l’on pourrait après la musique leur dire que les organes pour en sentir le plaisir sont bien mieux disposés et que les instruments et les musiciens sont beaucoup meilleurs en paradis, et que le plaisir et la joie y durent toujours ; mais toutes ces attentions ne sont point encore dans l’usage ordinaire, et l’homme enfant craint de paraître ridicule lorsqu’il s’écarte de l’usage ordinaire, comme si la conduite des hommes et leur raison pratique pouvaient se perfectionner autrement que par de nouveaux essais et de nouvelles expériences.

§ 149

Cependant, faute d’une pareille pratique fréquente dans notre éducation, la plupart des hommes qui ont l’opinion du paradis ne le désirent point, ou n’arrivent point jusqu’à un désir vif, jusqu’à une espérance vive de l’obtenir, et ne font par conséquent le long des jours rien de ce qu’il faudrait pour l’acquérir ni aucun exercice de justice et encore moins d’exercice de bienfaisance. Voilà pourquoi il y a si peu d’hommes conséquents dans ce qui regarde le plus important de la religion, c’est-à-dire qui dirigent leur conduite journalière en conséquence de l’opinion qu’ils ont prise dès leur enfance de l’existence du paradis pour les bienfaisants.

§ 150

Après que les enfants seraient parvenus au point de comprendre que ce n’est ni l’instrument, ni l’organe qui sent le plaisir du bon fruit ou de la musique, on pourrait leur faire entendre qu’il peut y avoir à la vérité un paradis où il y aurait des corps humains, des oiseaux musiciens, des fruits excellents, et des organes propres à les faire goûter à l’esprit, mais aussi qu’il pourrait y avoir un paradis admirable, où l’on sentirait toujours ou ces mêmes plaisirs, ou de plus grands plaisirs sans instruments et sans fruits délicieux. Or ils seraient ainsi déjà accoutumés à désirer fortement et dès leur enfance les plaisirs du paradis : secours de l’éducation que n’ont pas les ambitieux pour fortifier leurs passions.

§ 151

Si les jeunes, si les plus âgés qui croient au paradis, en goûtant leurs plaisirs innocents journaliers, étaient accoutumés à se dire tous les jours les uns aux autres : Nous goûterons bien de plus grands plaisirs en paradis si nous sommes bienfaisants, ils en viendraient en peu d’années à le désirer avec passion, avec une grande passion, et cette grande passion les conduirait à chercher continuellement avec empressement les pratiques de la justice et de la charité bienfaisante comme les moyens les plus efficaces pour y parvenir.

§ 152

Il y a plus : c’est que cette espérance de plaisirs encore plus grands et plus durables que ceux que l’on vient de goûter serait elle-même un nouveau plaisir causé par le souvenir vif des plaisirs qui viennent de finir. Or pourquoi ne chercherait-on pas un nouveau plaisir qui ne coûte rien ? La réponse : c’est que ce n’est point la mode, ce n’est point la coutume de parler du paradis dans toutes les occasions où il est question de joie et de plaisir. Or qui voudrait se conduire contre la mode paraîtrait, sinon fou, du moins ridicule. Or qui oserait paraître ridicule ?

§ 153

Voilà jusqu’où va en France, dans mon siècle, notre enfance, notre déraison : nous proposer un nouvel usage, une nouvelle pratique quelque raisonnable, quelque avantageuse qu’elle nous soit, si elle est opposée à nos modes antiques, aux coutumes de nos plus ignorants, elle nous paraît ridicule. Il semble que ce n’est pas à la raison, mais à la mode, à la coutume, quelque folle qu’elle soit, à nous gouverner, à nous conduire tant que dure cette mode ; mais heureusement la même coutume, la même mode ne dure pas toujours, les hommes se divisent, la raison prend quelquefois le dessus en plusieurs hommes, tantôt sur un article, tantôt sur un autre, et il peut enfin arriver à la longueur du temps, au grand nombre des siècles, que les plus raisonnables deviennent à la fin les plus nombreux15.

§ 154

La vérité est que cette mode présente nous est restée de nos ancêtres, des Gaulois, des Romains, des Grecs, dont la raison à plusieurs égards était encore tellement dans l’enfance qu’ils ne songeaient non plus que les enfants d’aujourd’hui qu’aux plaisirs des sens de la vie présente. Ainsi tous leurs soins se bornaient à multiplier ces plaisirs et à les faire durer sans cesse jusqu’à la mort, sans faire de réflexion sur ce qu’il y avait en eux d’immortel, ni sur le bon ou le mauvais avenir de cet être immortel.

§ 155

Or nous garderons encore longtemps une partie de ces coutumes et de ces modes de l’enfance du monde ignorant [•]. Mais qui ne voit par l’accroissement des ouvrages des différents siècles passés que l’empire de la raison gagne peu à peu [•], mais cependant très sensiblement de siècle en siècle, sur les folles imaginations, sur le fanatisme des ignorants des plus anciens siècles. Qui ne voit par conséquent [•] que quelques-unes de nos coutumes, de nos opinions, d’absurdes, de sottes qu’elles sont encore, deviendront peu à peu plus raisonnables, à mesure qu’elles deviendront plus soumises à la lumière de la raison universelle.

§ 156

Mais jusque-là les sages qui commencent les coutumes sages parleront sobrement de leur passion pour le paradis, même avec leurs amis, et seulement dans quelques occasions [•] où il est question de la fin de la vie présente, mais dans leur conduite ils seront toujours très justes et très bienfaisants, parce qu’ils agiront toujours par le respect de l’espérance passionnée.

§ 157

De là vient que ceux qui ont en même temps et l’opinion de l’immortalité bien affermie, et le sentiment et le plaisir de l’espérance du paradis, sont encore en très petit nombre en comparaison de ce grand nombre de ceux qui n’ont qu’une légère opinion de l’existence du paradis, sans avoir un grand plaisir à l’espérer.

§ 158

De là vient ce grand nombre d’hommes qui ne travaillent que pour sentir les petits plaisirs passagers de cette vie. De là vient qu’ils sont si peu occupés d’observer la justice et de pratiquer le long du jour la bienfaisance envers tous ceux avec qui ils ont à vivre [•].

§ 159

Un fait peut nous persuader que l’on peut porter naturellement l’espérance du paradis jusqu’à une forte passion, c’est ce que nous voyons parmi un grand nombre de ces pauvres religieux soit mahométans, soit chinois, soit indiens, derviches, bonzes, bramines, qui, avec le secours de cette espérance qu’ils fortifient tous les jours par leurs conversations sur les plaisirs du paradis, passent volontairement un grand nombre d’années jusqu’à la mort dans de grands contentements [•]. Or combien seraient-ils plus heureux, s’ils savaient que les souffrances volontaires, lorsqu’elles sont inutiles au prochain, ne servent pas plus pour obtenir le paradis que les plaisirs mêmes qu’ils goûtent innocemment en faisant leurs bons repas [•] en remerciant Dieu de ce qu’il veut bien leur donner du plaisir à faire ce qui est nécessaire pour conserver leur vie [•] et pour conserver leur espèce dans le mariage.

§ 160

La raison chez eux n’a pas encore fait assez de progrès pour leur faire sentir que les moyens les plus efficaces pour obtenir le paradis, c’est l’observation la plus exacte de la justice et la pratique la plus étendue de la bienfaisance pour  [•] se conformer à l’ordre immuable.

§ 161

Une de leurs erreurs, c’est de croire que les grands plaisirs innocents, quoique très utiles pour nous donner quelque idée des plaisirs du paradis, sont cependant très nuisibles pour l’obtenir. L’intention de l’Auteur bienfaisant de la nature humaine a beau être évidente, qu’ils goûtent les plaisirs innocents qu’il leur donne selon leur âge et leur condition [•], afin qu’ils puissent s’en servir pour se former du moins une idée grossière des grands plaisirs dont les saints, c’est-à-dire les bienfaisants, sont comme enivrés dans [•] leur seconde vie, ils demeurent opiniâtrement et follement dans leur erreur.

§ 162

Une autre erreur où ils sont, c’est de croire que leurs austérités et leurs souffrances volontaires, quoique inutiles au bien de la société, sont plus efficaces pour obtenir le paradis que les plus petites aumônes, que les plus petites actions de patience et que le pardon des plus petites injures. Or si malgré ces deux erreurs il se trouve cependant parmi eux tant de personnes passionnées pour le paradis, combien le nombre n’en augmenterait-il point s’ils étaient délivrés de ces deux erreurs si incommodes et si déraisonnables ?

§ 163

Il est de la nature d’un Être infiniment juste et bienfaisant de vouloir que les hommes soient bienfaisants et en même temps heureux, non seulement durant la vie présente et passagère, mais encore qu’ils soient récompensés dans la seconde vie par le bon usage de leur liberté dans les œuvres de bienfaisance ; et en effet pourquoi l’Auteur de la raison universelle nous recommande-t-il tant la justice mutuelle, si ce n’est pour diminuer nos maux réciproques, et nous empêcher de désirer des plaisirs qui cessent d’être innocents dès qu’ils deviennent injustes, et pourquoi nous recommande-t-il tant la bienfaisance mutuelle, si ce n’est pour nous faire goûter plus de plaisirs innocents dans cette vie ?

§ 164

Nous avons tous une grande affaire qui sera décidée à notre mort qui n’est peut-être pas éloignée, et à parler proprement nous n’avons de grande affaire que celle-là, nous le savons, nous n’en doutons point.

§ 165

Il s’agit d’une fortune immense, puisqu’il s’agit d’un état rempli de plaisirs et de grands plaisirs et de grandes joies qui ne finiront jamais, nous le savons, nous n’en doutons pas.

§ 166

Nous pouvons nous assurer cette grande fortune par différentes œuvres de bienfaisance pour plaire à Dieu. Ces œuvres de bienfaisance à l’égard des pauvres, des malades et des autres malheureux qui souffrent, ce sont nos soins à diminuer leurs maux, et à l’égard de ceux qui ne souffrent point, ce sont nos peines, nos attentions pour leur faire goûter du plaisir ; c’est de leur pardonner leurs injustices à notre égard, et toujours pour plaire à Dieu qui nous le prescrit pour notre propre bonheur, nous le savons, nous n’en doutons point.

§ 167

Que l’on me dise donc pourquoi parmi nous, qui nous piquons tant d’avoir de l’esprit, de la raison, d’être habiles sur nos intérêts, et d’avoir une conduite conséquente à nos opinions, il n’y en a pas un de mille qui, le matin en se levant, se demande : ai-je quelque aumône à faire ? Ai-je quelque visite de bienfaisance à faire pour consoler un malheureux, une malheureuse, ou pour faire grand plaisir à quelque personne de ma connaissance, ou enfin quelque autre bonne œuvre pour plaire à l’Être bienfaisant ? Tout cela est en notre pouvoir, toutes ces démarches nous assurent une fortune éternelle, et d’autant plus grande que nous aurons fait plus de plaisirs aux autres, et surtout à ceux à qui nous avons plus d’obligation. D’où vient donc que de mille personnes raisonnables, à peine y en a-t-il une assez sensée pour penser tous les matins à ces œuvres de bienfaisance de sa journée [•] ? Défaut d’habitude et faute de nos modes qui sont toutes opposées.

§ 168

On en voit assez de tous les âges, de tous les sexes, de toutes les conditions qui en se levant arrangent les heures de leurs journées, les uns pour faire quelque progrès dans leurs petites affaires, les autres pour se procurer des plaisirs de la durée d’un moment en comparaison des plaisirs d’une durée immense, ils en sont entièrement occupés. Montrez-m’en un qui agisse, qui pense comme s’il n’avait qu’une grande affaire devant laquelle toutes les autres disparaissent comme des amusements d’enfants ? D’où vient que l’homme raisonnable fait dans sa conduite journalière si peu d’usage de sa raison [•] ? Pourquoi est-il si peu conséquent dans sa conduite ?

§ 169

Cela paraît une chose très étonnante, mais elle n’est étonnante que pour ceux qui ne connaissent ni la facilité de notre esprit à changer d’objet, et à penser à tout ce qui se présente à nos yeux, et à tout ce que nous entendons dire, et pour ceux qui ne font point attention, ni à notre curiosité pour tout ce qui peut être nouveau et qui peut nous procurer quelque nouveau plaisir, ni à la grande force qu’une longue habitude toute contraire a sur nous, ni au grand empire qu’a sur nous l’exemple perpétuel tout contraire que nous voyons dans tous ceux qui nous environnent.

§ 170

Il est bizarre, mais cependant il est vrai que d’un côté, pour songer à arranger les œuvres de bienfaisance de notre journée par rapport à notre grande affaire, nous avons besoin, quant au siècle présent, d’un peu de solitude pour éviter l’effort des exemples contraires de la part de ceux qui sont uniquement occupés de cette vie passagère, et de l’autre il est vrai que nous avons besoin du commerce de ces mêmes hommes pour pratiquer les diverses œuvres de bienfaisance qui sont les seuls grands moyens d’obtenir le succès de notre grande affaire.

§ 171

Je dis, quant à présent, que le gros des hommes est encore dans l’enfance, uniquement occupés des plaisirs et des amusements de cette vie, tant qu’ils ne la regardent pas comme passagère, et tant qu’ils ne se regardent pas comme immortels. Mais un jour viendra et dans des siècles éloignés, que le gros des hommes étant devenus peu à peu raisonnables, c’est-à-dire fort conséquents dans leur conduite par rapport à la persuasion de l’immortalité, c’est-à-dire de la sensibilité perpétuelle et éternelle des esprits humains, il leur sera avantageux d’éviter la solitude, et de s’appuyer des bons exemples des hommes estimés et estimables, et de goûter saintement avec eux les plaisirs innocents de cette vie, lorsque nous aurons appris à les sanctifier par notre reconnaissance, et à nous en servir comme de degrés pour désirer davantage le paradis dans lequel nous en goûterons d’encore plus sensibles durant toute l’éternité.

§ 172

Mais il faut avouer qu’il y a encore bien loin de notre état d’enfance et d’inconséquence à cet état d’une forte habitude à la raison et à une conduite uniforme, où nous agirons toujours conséquemment à nos opinions, et dans lequel le seul plaisir de notre espérance surpassera les plaisirs les plus sensibles que nous connaissions dans cette vie, et si tout mondain, tout occupé de ce monde que [•] l’est encore le plus sage d’aujourd’hui, ne laisse pas dans ce siècle peu raisonnable d’être utile à plusieurs de ses amis, en les ramenant quelquefois aux idées de notre immortalité, et à l’opinion si désirable et si vraisemblable du bonheur éternel des bienfaisants, de quelle utilité ne sera point aux jeunes gens le commerce avec une infinité de personnes incomparablement plus sages  [•] qu’il n’est qui regarderont continuellement cette vie comme un voyage qu’ils font ensemble, et où ils avancent tous les jours vers un état éternellement heureux [•].

§ 173

Les mahométans sont à la vérité accoutumés à penser à Dieu cinq fois le long de la journée, mais ils n’ont pas appris à penser assez [•] cinq fois par jour ni au paradis, ni aux œuvres de bienfaisance, c’est-à-dire assez utilement soit pour nous, soit pour les autres.

§ 174

Ils n’ont pas fait assez d’attention que notre plus grande utilité, et incomparablement la plus grande, était de nous faire travailler le long de la journée pour la félicité éternelle et pour nous donner une idée plus grande et plus vive de cette félicité qui sera incomparablement plus grande et plus longue que celle de notre vie passagère.

§ 175

Ils n’ont pas fait non plus assez d’attention que la plus grande utilité des autres demandait que nous nous souvinssions, durant chaque journée, que Dieu voulait que la félicité éternelle s’achetât par des œuvres journalières de bienfaisance et pourquoi ne pas apprendre à leurs enfants à répéter tous les matins cette formule de foi, ou autre équivalente :

§ 176

Je crois que Dieu a ordonné qu’il y ait après la mort un enfer pour punir les méchants et les œuvres de malfaisance non réparées, et un paradis ou une félicité éternelle pour récompenser les bienfaisants et les œuvres de bienfaisance de chaque journée, et j’espère qu’avec son secours je n’en ferai aujourd’hui aucune mauvaise qui lui déplaise, et que j’en ferai beaucoup de bonnes pour lui plaire.

§ 177

Il faut toujours en revenir à se rapprocher de ce précepte qui est dit contenir la Loi et les prophètes : Faites donc pour les hommes tout ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous.

§ 178

Ainsi on pourrait répéter la même formule avant chaque repas. Or si d’ailleurs chacun lisait matin et soir les cinq ou six principales sortes d’injustices, ou de malfaisances, et de bienfaisances les plus ordinaires de son âge et de sa condition, n’est-il pas vraisemblable qu’il deviendrait avec une longue habitude beaucoup moins malfaisant, et beaucoup plus bienfaisant ?

§ 179

Pourquoi durant le repas, ou durant les plaisirs de la musique et autres plaisirs innocents, ne pourrait-on pas répéter cette formule ou autre équivalente :

§ 180

Je crois que si Dieu nous donne par bonté ces plaisirs dans cette vie, et même aux injustes, il en donnera de beaucoup plus grands dans la vie future [•] à ceux qui auront été fort justes et fort bienfaisants.

§ 181

La répétition fréquente de pareilles formules, au milieu des plaisirs innocents, servirait beaucoup à faire désirer aux hommes avec passion de multiplier leurs œuvres de bienfaisance qui sont la véritable monnaie avec laquelle ils peuvent acheter le paradis [•].

§ 182

Nos ancêtres ont sagement établi de se dire à Dieu lorsqu’on se quittait, ou lorsqu’on finissait une lettre. C’était apparemment pour faire songer à plaire à Dieu. Les Romains avaient leur vale, portez-vous bien. Les premiers chrétiens avaient enchéri par-dessus les Romains par cette façon de parler : À Dieu, et effectivement ils avaient raison de se faire songer les uns les autres à plaire à Dieu, dont ils attendaient le paradis.

§ 183

Mais il y a longtemps que cette formule, qui dans son origine était [•] plaire à Dieu et qui est devenue trop courte et qui ne nous fait souvenir ni de Dieu, ni du paradis [•] devrait être changée en celle-ci : Paradis aux bienfaisants16.

§ 184

Il serait à la vérité fort extraordinaire de voir aujourd’hui toutes les lettres de quelqu’un finir par ces trois mots : Paradis aux bienfaisants, mais cet extraordinaire serait-il pour cela fort déraisonnable ? Et si cent ans après presque tous venaient à user de cette formule à la fin de leurs lettres, ne devrait-on pas louer celui qui aurait commencé une pratique qui d’un côté augmenterait notre désir et notre espérance pour la béatitude, et qui, de l’autre, nous montrerait la voie unique pour y parvenir.

§ 185

Je rirais moi-même si quelqu’un, pour me dire qu’il a dit adieu à son ami, me disait, je lui ai dit : Paradis aux bienfaisants ; et tel est encore le respect que j’ai pour une mauvaise mode que je ne voudrais me servir de cette expression qu’en parlant à un de nos religieux, ou à une de nos religieuses.

§ 186

Nous avons une autre formule qui nous fait souvenir de Dieu quand nous commençons quelque ouvrage ; c’est de dire : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Cette formule est bonne, mais ne nous serait-elle pas encore plus utile si l’on y ajoutait : qui récompense si magnifiquement les bienfaisants ; c’est que nous ne saurions jamais, par la fréquente répétition de nos formules, nous souvenir trop souvent de l’éternité de notre récompense éternelle, et trop fortifier en nous le grand ressort de la charité bienfaisante.

§ 187

Un bon magistrat, un bon ministre, un bon père de famille, un bon officier de guerre, ou tout autre homme qui a des devoirs à remplir, pourrait répéter tous les matins et à midi une formule telle que celle-ci, ou autre équivalente :

§ 188

C’est par le moyen des petites affaires de charité bienfaisante, tantôt pénibles, tantôt agréables, que nous pouvons avancer notre grande affaire.

§ 189

Ces formules seraient encore plus faciles à retenir si elles étaient mises en vers et en chansons.

§ 190

La sagesse nous conseille de fortifier en nous le grand ressort, c’est-à-dire le plaisir de la bienfaisance, en fortifiant le ressort ou le plaisir de l’espérance.

§ 191

Il serait de même à souhaiter que les hommes, toutes les fois qu’ils parlent de la vie, s’accoutumassent à dire la première vie ou la vie présente, et qu’au lieu de dire la vie, ils dissent cette première vie, au lieu de dire une vie courte, une longue vie, ils dissent une première vie courte, une première vie longue [•]. Nous n’avons point encore le bon sens de parler conséquemment à notre opinion de l’immortalité et nous sommes encore assez sots en pensant plus sagement que nos vieux pédants grecs et romains pour les imiter encore dans leurs manières de parler. Il serait à désirer que dans les actes publics et dans les lettres particulières, lorsqu’on parle de la vie, on y ajoutât toujours le mot première, afin de nous faire plus souvent souvenir de la seconde qui est si désirable pour les bienfaisants. À mesure que la raison humaine universelle prendra de l’accroissement, les plus sages inventeront de nouvelles formules et d’autres nouveaux moyens de porter leur espérance jusqu’à une grande passion. Il me suffit dans ce siècle d’avoir commencé à défricher un fonds si fécond et si important au bonheur du genre humain en général et de ma patrie en particulier.

§ 192

L’espérance du paradis si elle parvenait à être un sentiment passionné nous ferait entreprendre des travaux utiles au prochain qui paraissent pénibles pour ceux qui n’ont qu’un faible sentiment d’espérance, et qui ne l’ont point à un degré de passion, mais ils supporteraient ces travaux avec grande joie s’ils étaient espérants passionnés, parce qu’ils seraient persuadés de la grande efficacité de leur constance dans leurs entreprises bienfaisantes, et dans les peines qu’ils prennent pour être utiles au bonheur des autres.

§ 193

Mais toujours il demeure constant, soit par les éclaircissements précédents, soit par les exemples mêmes des religieux indiens, mahométans et chinois, que les hommes peuvent, par divers moyens simples, naturels et conformes aux règles de la Providence ordinaire, augmenter, le long de leur première vie, jusqu’à une grande passion le désir et l’espérance du paradis destinés aux bienfaisants, et en devenir par conséquent beaucoup plus heureux dès à présent. Et c’est la seconde vérité qui était à éclaircir.

CHAPITRE TROISIÈME
Troisième proposition à éclaircir

§ 194

Il est de la bonne politique des États souverains, de quelque religion qu’ils soient, de concourir par des règlements et par des récompenses à faire pratiquer les formules et autres moyens simples et naturels, propres pour augmenter jusqu’à la passion le désir et l’espérance du paradis destiné aux bienfaisants.

Éclaircissements

§ 195

En général le moyen de multiplier les effets et de les rendre plus grands : c’est de multiplier les causes de ces effets, et d’augmenter la force de ces causes. Or il est évident que plus il y aura d’espérants passionnés persuadés de la grande efficacité des œuvres de justice, et surtout des œuvres de bienfaisance, et de cette bienfaisance qui rapporte beaucoup de biens à un grand nombre de familles, plus il y aura parmi les hommes de ces œuvres de bienfaisance [•], c’est que l’exemple des personnes sages est pour nous une cause de notre sagesse.

§ 196

Et de là il suit que s’il se trouvait dans tous les états souverains incomparablement plus d’œuvres de bienfaisance mutuelle, il y aurait parmi les hommes incomparablement plus de biens et plus grands qu’il n’y en a présentement [•], plus de douceur, plus de complaisances, plus de bons offices de la part de nos parents, de nos amis, de nos voisins, plus de vues salutaires, plus de travaux et plus utiles produits par les grands génies, soit dans la morale, soit dans la politique, lorsqu’ils seront devenus passionnés pour les biens éternels qui sont la récompense des œuvres de bienfaisance !

§ 197

Que d’heureuses et importantes découvertes ils feraient pour proposer d’excellents établissements pour multiplier et fortifier les espérants de la béatitude céleste, et avec quelle ardeur et avec quelle constance les souverains, leurs ministres et leurs sous-ministres espérants passionnés ne travailleraient-ils point à employer leurs soins et leur autorité à former ces merveilleux établissements, qui, en goûtant les plaisirs innocents de l’amour-propre, produiraient aux hommes de si grands avantages par l’amour bienfaisant ! que de bienfaits de plus, que de soins obligeants de plus, que de pardons de plus et quelle augmentation de bonheur nous verrions dans la félicité humaine !

§ 198

Je conviens que, quant à présent, les hommes sont infiniment éloignés de voir ces merveilles, ce sont de pures chimères pour nous qui ne sommes que dans l’enfance de la raison humaine ; mais avec les grands progrès qu’elle peut faire de siècle en siècle, ce qui sera longtemps chimère deviendra, selon les conjonctures favorables, étonnante dans beaucoup moins de siècles que quelques-uns ne s’imaginent, et à dire le vrai, cet ouvrage n’est guère qu’une prédiction fondée sur les  [•] événements passés et sur la nécessité qu’il y a que le bonheur aille toujours en augmentant là où l’on travaillera sans cesse, d’un côté, à en faire cesser les obstacles, et, de l’autre, à en fortifier les principales causes et entre ces causes principales, il est évident que c’est l’espérance fortifiée jusqu’à la passion d’une récompense infinie destinée aux bienfaisants, et cette espérance ne fait que de naître parmi les hommes en comparaison du degré de force où elle sera parvenue dans six ou sept mille ans par l’augmentation des lumières de la raison humaine.

§ 199

Au reste les bienfaisants nos contemporains n’ont pas à regretter de ne pas revenir sur la terre dans ces siècles si heureux ; car ils jouiront alors pour toujours dans le ciel de la félicité même que les hommes de ce siècle-là ne feront alors qu’espérer, et après laquelle ils ne feront que soupirer sur la terre.

§ 200

Qu’est-ce qu’une forte passion ? C’est un désir [•] des plaisirs qui paraissent dans l’avenir beaucoup plus grands et beaucoup plus durables que les autres plaisirs dont on jouit actuellement. Ce désir joint à l’espérance est un plaisir qui, quoiqu’il soit purement dans notre imagination, ne laisse pas d’être si fort qu’il nous empêche de donner presque aucune attention aux petits maux et d’être sensibles aux plaisirs ordinaires, et même à des affaires qui paraissent très importantes aux autres hommes, qui ne sont que dans l’enfance de la raison humaine, pour donner toute notre attention à l’objet de notre passion.

§ 201

Ainsi l’homme passionné pense tous les jours, et presque tout le jour, aux moyens de parvenir à la possession des plaisirs espérés. Cette espérance, ce plaisir d’imagination lui tient lieu de presque tous les autres plaisirs de la vie, et lui fait entreprendre et poursuivre plusieurs travaux qui seraient très pénibles à d’autres, parce qu’il les regarde comme moyens très efficaces pour obtenir l’objet de sa passion.

§ 202

De là il suit que pour être toute sa vie heureux et fort heureux, il n’aurait besoin que d’avoir toute sa vie une forte passion toujours entretenue par des espérances et par des moyens qui sont en son pouvoir, et qu’il regarde comme très efficaces pour lui assurer de plus en plus un succès heureux.

§ 203

De là il suit que pour procurer à sa patrie de grands avantages, il se livrera courageusement à de grands travaux et ne sentira presque point les peines de ces travaux. Les gens du monde, disait saint Bernard, voient nos peines, nos travaux, et nos austérités, ils en sont épouvantés parce qu’ils ne voient pas les grands plaisirs, les grandes consolations que nous apporte une forte espérance du paradis : Labores vident, oleum non vident17.

§ 204

De là il suit que l’espérant passionné du paradis sera non seulement juste envers tous ceux avec qui il aura à vivre, mais qu’il sera encore très bienfaisant selon son pouvoir, et que dans la distribution de ses bienfaits il aura encore plus d’égards pour ceux à qui il doit plus de reconnaissance qu’à ceux à qui il en doit moins, ou à qui il ne doit rien.

§ 205

De là il suit que songeant toujours à être bienfaisant, il sera toujours d’un commerce désirable, soit par ses talents, soit par la droiture de ses intentions.

§ 206

De là il suit que celui qui espère faiblement, pour fortifier son désir et son espérance, serait trop heureux d’avoir à vivre avec des personnes qui désirassent comme lui le paradis avec passion.

§ 207

De là il suit que l’espérant passionné du paradis est toujours officieux, prévenant, désirant que tout le monde soit content de lui, il prend de la peine pour procurer un bienfait ; mais qu’est-ce que cette peine en comparaison de la récompense qu’il en attend ?

§ 208

De là il suit qu’il est recherché, qu’il est désiré de ceux qui le connaissent, il n’a à soutenir que les maux de la vie, mais comme il en voit la nécessité, comme il sait que les souffrir sans murmurer contre l’Auteur de la nature, c’est un moyen très efficace pour obtenir le paradis, peu s’en faut qu’il ne soit bien aise d’avoir à les souffrir de la part d’une main si bienfaisante.

§ 209

De là il suit qu’il pardonne à ceux qui l’offensent et qui l’ont offensé, il sacrifie ainsi au paradis les plaisirs qu’il pourrait tirer de la vengeance, mais qu’est-ce que ces plaisirs ? Qu’est-ce que leur durée en comparaison de ceux du paradis ?

§ 210

De là il suit que ceux qui sont agités par d’autres passions peuvent perdre leur plaisir par la possession même, mais les espérants passionnés de la béatitude éternelle ne peuvent jamais rien perdre de cette béatitude, puisqu’ils ne sauraient jamais imaginer la centième partie des grands plaisirs et des grandes joies qu’ils goûteront sans cesse et sans aucune diminution, parce que l’être infiniment bienfaisant est infiniment puissant pour empêcher la perte du goût et du plaisir que produit ici-bas la possession, longue, tranquille et uniforme.

§ 211

De là il suit qu’un espérant passionné pourra vivre sagement parmi les plaisirs innocents que lui donne libéralement l’Auteur de la nature, et lorsqu’il s’en passera pour faire plaisir à d’autres hommes, il ne sera pas à plaindre, parce que ce sera pour en goûter un plus grand qui est l’espérance vive d’en goûter d’infiniment plus sensibles et plus durables qu’il voit être destinés aux bienfaisants.

§ 212

De là il suit que s’il reçoit une injure, si on le tourne en ridicule, si on le méprise, il trouve aussitôt de quoi se consoler en songeant que le pardon des injures pour plaire à Dieu est un grand moyen pour s’assurer la félicité tant désirée ; ainsi il est toujours prêt à excuser, il est même fort aise d’avoir à pardonner.

§ 213

De là il suit que l’espérant est peu intéressé pour les biens qui durent peu, mais il se pique d’être intéressé pour les biens qui durent toujours.

§ 214

De là il suit que ceux qui passent cette vie dans les délices de l’abondance sont forts à plaindre s’ils n’espèrent rien après leur mort qui n’est pas fort éloignée, lorsqu’ils la croient être la fin de tous leurs biens et de tous leurs plaisirs.

§ 215

De là il suit que ceux qui se trouvent dans des infirmités douloureuses, dans des situations désagréables et fâcheuses, sont bien malheureux de n’avoir nulle consolation à attendre que la mort même, et de n’avoir nulle sorte de plaisir à espérer après cette vie.

§ 216

Cependant il faut ou espérer une autre vie dans laquelle on sente du plaisir, ou n’espérer aucun plaisir après celle-ci. Or quelle différence pour le bonheur présent entre espérer une vie pleine de délices qui n’est pas éloignée, qui doit durer autant que le monde matériel durera, et entre n’espérer aucun plaisir après la dissolution de notre machine.

§ 217

Que le tonnerre gronde sur la tête de l’espérant, qu’il voie tous ceux qui l’environnent tremblants de peur, il sait que son esprit est immortel, et qu’il a raison d’espérer fortement une immortalité bienheureuse après la dissolution de sa machine ; ainsi il est sans crainte, et pourquoi craindrait-il la perte des petits biens lorsqu’il ne saurait les perdre sans acquérir des biens infiniment plus grands ?

§ 218

Quel bonheur pour celui qui croit que s’il y a quelque chose à perdre en ce monde, c’est par la longue durée de la vie présente, quoique agréable : c’est qu’il perdra à la vérité les organes de ses sens, mais il conservera tout entière sa faculté de sentir toutes sortes de plaisirs sans organes matériels, et la faculté de connaître toutes les choses importantes à son bonheur [•].

§ 219

De là il suit que c’est un prodigieux avantage pour l’espérant d’avoir pour lui une possibilité certaine, et une supériorité certaine de vraisemblance [•] de son son immortalité contre les preuves de son anéantissement futur. Quelle dignité d’être immortel et de pouvoir sans fin comparer, prévoir, sentir de la joie, quelle supériorité sur ces corps immenses en grandeur qui occupent l’immensité des cieux, qui n’ont aucun sentiment, aucun raisonnement, aucune prévoyance, aucun plaisir ! Car enfin qui serait assez extravagant pour dire que le soleil et que la lune sentent beaucoup de plaisir à considérer notre terre ?

§ 220

Quelle joie pour ceux pour qui ces preuves sont des démonstrations de supériorité de vraisemblance à l’opinion contraire, puisqu’elles sont suffisantes pour fonder les plus grandes espérances, qui non seulement nous causent de grands plaisirs actuels le long de notre vie, mais qui, en nous rendant plus justes et plus bienfaisants les uns envers les autres, nous rendent la vie présente incomparablement plus douce et plus agréable.

§ 221

Mais pour faire que notre désir et notre espérance deviennent un jour des ressorts très puissants pour nous porter continuellement à la bienfaisance, je propose, entre les moyens naturels, de donner aux enfants et aux jeunes gens l’habitude à remercier Dieu de tous leurs plaisirs par quelque formule :

§ 222

1°. Qui marque leur reconnaissance envers Dieu.

§ 223

2°. Qui les fasse souvenir des grands plaisirs de la vie future.

§ 224

3°. Qui montre les conditions nécessaires pour les obtenir.

§ 225

Par exemple cette exclamation : Ô que Dieu est bienfaisant dans cette première vie. Ô que les bienfaisants sont heureux dans la seconde vie.

§ 226

Ne serait-il pas à propos que les hommes, que les femmes répétassent souvent le long des jours de pareilles formules, lorsque Dieu leur fait sentir ou une grande joie, ou un grand plaisir ?

§ 227

De là il suit que l’on ne saurait trop tôt et trop souvent répéter aux hommes et aux femmes de tout âge que ce n’est point leur langue, leur palais qui sent le plaisir qu’ils sentent à l’occasion d’un bon raisin, d’une bonne pêche, que ce n’est point leur oreille qui sent le plaisir de la symphonie, que les corps grands et petits, soit en mouvement, soit en repos, soit des os, soit de la chair, ne sentent pas plus que la terre ou que la cendre ni le plaisir ni la douleur, et que les esprits seuls peuvent connaître et sentir puisqu’on les amène ainsi peu à peu à la connaissance de leur immortalité et à une connaissance assez certaine et à une vraisemblance assez grande pour désirer et espérer fortement la béatitude éternelle par la bienfaisance temporelle.

§ 228

De là il suit qu’il demeure constant par ces éclaircissements que rien n’est plus à souhaiter, pour augmenter le bonheur des États, que de mettre en pratique les moyens les plus simples et les plus efficaces pour augmenter jusqu’à la passion le désir et l’espérance de la béatitude destinée aux justes et bienfaisants puisque le bonheur des nations serait augmenté à proportion que le nombre des bienfaisants s’augmenterait. C’est le but de tout bon gouvernement politique et c’est la vérité que je m’étais proposé de démontrer dans ce chapitre.

CHAPITRE QUATRIÈME
Conséquences de l’immortalité

Avertissement

§ 229

J’ai pris plusieurs pensées et même plusieurs expressions de ce chapitre, de plusieurs chapitres d’Abbadie dans son Traité de la connaissance de soi-même18, parce que je les ai trouvées belles et utiles à mes lecteurs.

Proposition

§ 230

Il n’est pas étonnant qu’un homme qui sait que son esprit est immortel s’embarrasse peu des soins qu’il faut prendre pour des plaisirs dont il connaît le peu de durée, quand il sait qu’il peut s’en procurer et qu’il en espère bien d’autres plus grands qui n’auront jamais de fin [•], et qui ne sont éloignés que de peu d’années et peut-être de peu de mois.

Conséquences

§ 231

De là il suit que si la plupart des hommes prennent les choses de la vie avec tant de passion, cela vient de ce qu’ils n’ont pas toujours devant les yeux la haute fortune à laquelle ils sont destinés par l’immortalité de leur esprit [•] et par le bon usage de leur liberté.

§ 232

De là il suit qu’ils ont à la vérité l’opinion de l’existence du paradis, mais que cette opinion spéculative ne les a pas encore menés jusqu’au sentiment de l’espérance, jusqu’à un grand désir, jusqu’à une passion suffisante pour les faire agir tous les jours et tout le long des jours en conséquence de leur opinion. Ainsi il ne faut pas être étonné si leur conduite pratique est si peu conséquente à leur croyance, à leurs opinions spéculatives.

§ 233

Car ce sont toujours nos sentiments de crainte des maux possibles ou nos sentiments d’espérance de plaisirs possibles et vraisemblables qui seuls nous font agir, et jamais nos opinions tant qu’elles ne vont point jusqu’à faire naître en nous des craintes assez fortes, des désirs assez vifs pour nous porter jusqu’aux entreprises, jusques aux actions.

§ 234

De là il suit qu’on ne trouve dans l’homme ce caractère de grandeur et de dignité plus ou moins marqué qu’à proportion qu’il se souvient souvent de son immortalité, et qu’il désire fortement de posséder la grande fortune qui en est une suite19.

§ 235

De là il suit que l’homme qui connaît son immortalité et qui agit en conséquence ne dédaigne point les plaisirs innocents et passagers que Dieu lui donne dans cette vie, il les reçoit avec reconnaissance comme de la main de l’Auteur bienfaisant de la nature, il se sert même de ces plaisirs selon les fins de sa providence bienfaisante pour se faire une idée plus vive des plaisirs du paradis, et pour s’en assurer de plus en plus la possession par l’observation de la loi de la charité bienfaisante.

§ 236

De là il suit que nous ne perdons par la mort ni le sujet qui sent, ni la cause qui fait sentir les grands plaisirs que nous pouvons avoir goûtés dans ce monde. Car d’un côté, le sujet n’est-ce pas notre esprit qui seul les a goûtés ? Or notre esprit ne demeure-t-il pas après la dissolution de la matière, et de l’autre, n’est-ce pas Dieu qui a produit ces grands plaisirs, et peut-il exister sans être toujours tout-puissant, toujours juste et toujours bienfaisant ?

§ 237

De là il suit que la nature, la perfection et la fin de l’homme forment ce que nous appelons sa dignité naturelle, mais que tout cela roule sur l’éternité de la durée de son esprit.

§ 238

De là il suit que nous tirerions un fort petit avantage d’être spirituels dans notre essence, si cette idée n’enfermait celle de l’immortalité.

§ 239

De là il suit qu’il y aurait beaucoup d’extravagance à se persuader que, parce que notre corps se dissout, se divise en petites parties et change de forme, ce qui est de spirituel en nous et qui est incapable de division et de dissolution cesse pour cela de subsister.

§ 240

De là il suit que la matière ne cesse point de subsister quoiqu’elle acquière d’autres manières d’être. La matière du corps de l’homme après la mort cesse-t-elle d’exister pour être devenue ou cendre, ou terre, ou vapeur, ou poussière, ou sel, ou bois, ou parties d’oiseaux et d’autres animaux ?

§ 241

De là il suit que la mort, dans son idée propre, n’est qu’une destruction d’organes de la machine, si donc elle n’anéantit pas les petites parties de la machine, si elle ne fait que les séparer les unes des autres, comment anéantirait-elle cette substance intelligente et sensible qui ne participe ni à l’étendue, ni au mouvement, et qui n’a évidemment aucun rapport naturel à toutes les choses qui sont susceptibles de dissolution et de divisibilité.

§ 242

De là il suit que la plus grande perfection de l’homme dépend de son immortalité. En vain trouverions-nous une espèce d’infini dans les sensations de notre âme diversifiées à l’infini selon la diversité infinie des choses extérieures qui en sont l’occasion. En vain trouverions-nous une espèce d’infini dans notre imagination capable d’assembler des images sans nombre pour nous représenter différents objets dans notre esprit qui n’est jamais las de connaître. En vain trouverions-nous une espèce d’infini en nous du côté de nos désirs si nous n’avions été faits que pour un temps très court, que pour quelques années, quelques siècles. Il n’y a qu’une succession infinie de durée qui puisse s’assortir à cette succession infinie de connaissances, de sentiments, de pensées et de désirs dont l’homme se trouve naturellement capable [•]. Voilà ce qui seul est proportionné à notre capacité infinie de connaître et de sentir.

§ 243

De là il suit que c’est dans l’homme immortel que nous trouvons sa véritable grandeur, c’est de l’homme considéré comme se voyant destiné à l’immortalité dont on peut dire véritablement ce que le poète latin a dit faussement du sage des stoïciens qui se croit destiné à l’anéantissement. L’univers peut crouler et changer de forme sans que le sage ait peur d’être détruit :

§ 244

Si fractus illabatur orbis
Impavidum ferient ruinae20.

§ 245

Et effectivement quel danger l’homme immortel a-t-il à craindre s’il est bien persuadé que la mort n’est que le commencement d’une vie remplie de plaisirs plus grands que les plaisirs de cette vie et qui seront d’une durée infinie ? Au contraire, combien celui qui est heureux et qui vit présentement dans les plaisirs ne doit-il pas craindre le jour de sa mort, lorsqu’il le regarde comme le jour de son anéantissement.

§ 246

De là il suit que l’esprit de l’homme est fort au-dessus de la condition de la matière [•], et ce qui le prouve c’est qu’il a une espèce de pouvoir infini ; car il peut passer sans cesse d’objet en objet, et en connaître une infinité sans que ses connaissances soient en effet bornées ; car quoiqu’il ne connaisse qu’un certain nombre de choses, il est certain que son intelligence, à quelque égard, est en effet sans limites, puisqu’il peut successivement en connaître toujours de nouvelles à l’infini, et qu’il peut se souvenir de toutes les connaissances qu’il a déjà acquises.

§ 247

De là il suit que celui qui croit que son esprit ne durera, au plus, qu’autant qu’a duré le plus vieux homme des premiers siècles, peut ne songer qu’à profiter du temps de la vie présente pour goûter le plus de plaisirs qu’il peut, et pour diminuer le nombre et la grandeur des maux où les hommes sont sujets, mais que celui qui se sent fait pour durer pendant une infinité de siècles, croit ne pouvoir faire un meilleur usage des jours et des mois qu’il a à vivre, que de les employer à éviter dans toutes sortes d’occasions de faire aucune injustice, et à pratiquer le plus grand nombre d’œuvres de charité bienfaisante, soit à l’égard des particuliers, soit à l’égard du public.

§ 248

De là il suit que l’homme immortel s’acquitte bien et sans murmurer des devoirs d’inférieur. Cette dépendance temporelle n’afflige point son cœur. Il obéit sans répugnance à l’homme de peu de mérite et voit sans peine qu’il en est méprisé. C’est qu’il voit la fin prochaine de toutes les conditions malheureuses.

§ 249

De là il suit qu’une grande richesse, une grande place, une grande puissance, dont il prévoit la fin assez prochaine, ne remplit point son âme. C’est le sentiment de son immortalité qui l’occupe. Il n’estime sa condition qu’autant qu’il peut y exercer la bienfaisance plus facilement que dans une autre, parce qu’il n’y a que la pratique de cette vertu qui puisse faire sa fortune plus grande que celle des autres.

§ 250

De là il suit que celui qui a reçu une grande offense, et qui sait que la pardonner pour plaire à Dieu est une action de bienfaisance très efficace pour en obtenir le paradis, est ravi d’avoir cette occasion d’acheter ainsi une récompense immense ; non seulement il pardonne à l’offenseur, mais il cherche encore à lui rendre service, il lui fait des présents avec raison, comme il en fait avec plaisir à son ami.

§ 251

De là il suit que l’homme qui se regarde dans un rapport d’éternité avec son prochain est bien éloigné de vouloir lui faire aucun tort en lui ôtant partie de son bien ou de son honneur. Les malheurs de cette vie, les plaisirs de ce monde passent si vite qu’ils ne lui paraissent point assez considérables pour être l’objet principal, ou de ses craintes, ou de ses espérances.

§ 252

Celui qui voit la durée de cent millions d’années comme un point presque imperceptible en comparaison de l’éternité peut-il faire grand cas de la durée des biens et des maux d’une vie de cent ans, de deux cents et même de mille ans ?

§ 253

De là il suit que c’est dans le grand désir de la continuation de nos plaisirs, ou dans l’espérance d’un grand plaisir à venir, ou dans la grande crainte d’un mal futur que consiste toute la force que notre âme a pour se déterminer dans ses desseins et dans sa conduite. Or si cette force nous paraît grande dans ceux qui sont agités par leurs passions, quoiqu’elles se renferment uniquement dans le petit cercle des objets de cette vie, quelle sera la force de ceux qui poursuivent des biens éternels ?

§ 254

Et effectivement, pour donner à notre âme la force de s’élever au-dessus d’une faiblesse sans retomber dans une autre, il n’y a qu’à la faire agir par des motifs qui ne soient pris que de la vue de son éternité [•]. Le fini ne saurait tenir longtemps contre l’infini.

§ 255

De là il suit que les espérances de cette vie peuvent faire passer l’homme d’un vice dans un autre, mais que l’espérance de l’éternité seule enferme des motifs propres à l’élever au-dessus de toutes les faiblesses. Il n’y a que cet objet, quand il est toujours présent à l’esprit, qui puisse nous toucher au point de nous faire toujours choisir le bon parti, parce qu’il n’y a que lui qui nous mette dans une situation assez haute pour renoncer facilement à ce qui dure peu, afin d’obtenir ce qui dure sans fin.

§ 256

On a vu des prédicateurs estimés, fort éloquents ne faire aucun effet, parce qu’ils ne savaient pas intéresser comme il faut leur auditeur par sa nature immortelle, et l’on en a vu d’autres au contraire d’un talent fort médiocre en apparence toucher tout le monde par des discours sans art, parce qu’ils allaient au but, et qu’ils prenaient les hommes par les motifs de l’éternité future, motifs qui répétés en cent manières, et quelquefois assez grossièrement, convertissaient des auditeurs endurcis dans les injustices : c’est parce qu’ils les prenaient par ce qu’il y avait de plus grand en eux et de plus considérable dans les objets de l’esprit. Or n’est-ce pas le but de la grande éloquence ?

§ 257

De là il suit que les motifs de l’éternité seraient d’une force infinie, si cette force n’était arrêtée et suspendue par les illusions des choses sensibles, tantôt par la force des sentiments du plaisir et de la douleur, lorsqu’on ne se sert point de ces sentiments pour s’élever ni jusqu’à l’unique Auteur de ces plaisirs, ni jusqu’à ceux qui sont destinés aux bienfaisants. Ces illusions tirent encore leur force des anciennes habitudes et des exemples de ceux qui nous environnent, lorsqu’ils agissent comme s’ils ne voyaient rien au-delà de cette vie présente [•].

§ 258

Je remarque bien qu’il y a une étroite dépendance entre ce qui sent en moi plaisir et douleur, et ce qui est étendu et capable de mouvement et de repos, mais après ce que j’ai découvert de la nature de l’un et de l’autre, de leur union et de leur mutuelle dépendance accidentelle, je vois que ce ne peut jamais être qu’une dépendance d’institution divine, qui a été ainsi réglée par un être plus sage et plus puissant que moi et qui, sans me consulter, a ordonné que cet être qui connaît, qui compare, qui sent du plaisir et de la douleur, et qui fait partie de moi fût assujetti à avoir telles idées, telles perceptions, telles sensations de plaisir ou de douleur à l’occasion de certains mouvements de certaines parties de cette machine.

§ 259

De là il suit que de même que ceux qui ôtent les échafaudages ne détruisent pas toutes les parties du bâtiment qu’ils ont fait, la mort qui ôtera cette dépendance mutuelle, et qui détruira cette espèce d’échafaudage qui composait l’homme, détruit bien l’homme, mais ne détruit pas pour cela les deux parties de l’homme et du composé de ces deux substances. La substance corporelle n’est point détruite, elle subsiste toujours ; pourquoi la substance spirituelle serait-elle détruite ? Pourquoi ne subsisterait-elle pas toujours ?

§ 260

De là il suit que la raison étant un présent que Dieu nous a fait, puisque nos lumières, lorsqu’elles sont communes à tous les hommes, viennent assurément du père des lumières, puisqu’il est seul l’auteur de tout don excellent, peut-on imaginer un meilleur usage de notre raison que de l’employer à méditer sur ce qu’il y a pour nous de plus important ?

§ 261

De là il suit que cette méditation nous fera bientôt apercevoir les hautes destinées de la condition de la partie spirituelle de l’homme.

§ 262

Je vois sur ma table une belle grappe d’un excellent raisin mûr, je désire en manger, je dois reconnaître qu’il faut un mouvement de l’air qui ébranle le nerf optique pour me le faire apercevoir sur la table, et qu’il faut un renouvellement de l’impression de mon cerveau, qui est l’organe de la mémoire21, qui me représente le plaisir que j’ai déjà eu en mangeant autrefois de ce raisin.

§ 263

Mais en vain mon imagination serait chatouillée par l’idée de ce plaisir que je veux goûter, si je ne savais faire mouvoir ma main qui doit porter ces raisins dans ma bouche ? En vain appellerais-je mon esprit au secours de mon désir pour mouvoir une de mes mains, il ignore quelle route doivent prendre les esprits animaux qui doivent couler dans les muscles de mon bras et de ma main pour la faire agir.

§ 264

Mon esprit ne sait, ni où sont ces esprits animaux, ni par quels nerfs ils doivent couler, et cependant ce mouvement ne laisse pas de se faire dans la justesse qui est nécessaire pour obéir à mon désir, à ma volonté, et je suis forcé de trouver ici, outre mon désir et mon intelligence, une puissance du dehors qui est absolument nécessaire pour remplir le désir que j’ai de manger ce raisin.

§ 265

Ce n’est pas tout. Pourquoi ce raisin écrasé dans ma bouche me fait-il sentir du plaisir ? Est-ce par ma volonté ? Si cela était, ce plaisir durerait autant que ma volonté qui durerait toujours.

§ 266

De là il suit que si ce plaisir existe, et s’il n’existe pas plus longtemps, il faut que ce soit par la volonté d’une intelligence et d’une puissance invisible qui veut alors tel plaisir de telle durée pour telle personne.

§ 267

Nous ne trouvons nulle liaison nécessaire entre un grain de raisin écrasé dans la bouche et un moment de plaisir, ce ne peut donc être qu’une liaison arbitraire qu’y a mise une puissance invisible ; qui l’aurait cru qu’à chaque instant de plaisir que cause un grain de raisin, nous sentons l’effet d’une puissance invisible hors de nous [•] ?

Autres conséquences pour perfectionner l’éducation

§ 268

De là il suit qu’il n’y a rien de si important à faire dans l’éducation des enfants, pour leur propre bonheur et pour le bonheur des autres, que de leur inspirer une forte passion pour les grands plaisirs de la seconde vie destinée aux bienfaisants, et surtout, aux plus grands bienfaiteurs des hommes22.

§ 269

De là il suit que les talents de l’esprit les plus distingués qu’on pourrait leur faire acquérir durant leur éducation, sans leur avoir inspiré cette forte passion, ne serviront de rien, ou presque de rien, ni à leur bonheur, ni au bonheur des autres, au lieu que cette passion, même sans aucuns talents distingués, peut seule contribuer infiniment à leur bonheur et au bonheur des autres.

§ 270

De là il suit que l’éducation de ceux qui doivent devenir souverains doit encore, plus que les autres éducations, être tournée presque uniquement vers tous les moyens, vers toutes les habitudes, vers tous les discours, vers toutes les formules, vers toutes les peintures et toutes les réflexions qui peuvent exciter et fortifier leur passion pour le paradis destiné aux grands bienfaiteurs du plus grand nombre de familles, soit de leurs sujets, soit même de leurs voisins.

§ 271

Les autres enfants ont quelque besoin d’augmenter les talents de leur esprit pour augmenter leur pouvoir de faire du bien, mais les enfants des souverains n’ont point besoin d’avoir eux-mêmes des talents particuliers, ils n’ont besoin que d’une forte inclination à employer les talents de leurs sujets à la plus grande utilité publique23. Or qui peut avoir cette forte inclination à procurer des bienfaits fort étendus, que celui qui espère fortement dès son enfance en recevoir bientôt une récompense immense qui ne finira jamais.

§ 272

De là il suit que la répétition fréquente des formules et des autres signes extérieurs de sagesse religieuse et de religion raisonnable, qui serait observée par les souverains, serait bientôt bien observée de tout le monde ; leur exemple suffirait pour en autoriser la coutume ou la mode parmi les courtisans pour goûter les plaisirs innocents en pratiquant la bienfaisance et cette mode passerait de proche en proche parmi les habitants des villes et des campagnes, et leur ferait par conséquent beaucoup plus songer au paradis et à la bienfaisance qu’ils n’y songent présentement.

CHAPITRE CINQUIÈME
Réponses aux objections

§ 273

Plus la matière est importante à la grande augmentation du bonheur du genre humain, plus j’ai été soigneux d’éclaircir les difficultés qu’on m’a proposées.

OBJECTION I

§ 274

L’esprit croît, la raison croît dans les enfants à mesure que la machine croît et se perfectionne. L’esprit, la mémoire s’affaiblit dans les vieillards à mesure que la machine s’affaiblit et dépérit. Ces effets semblent prouver que c’est la machine qui pense, qui raisonne, qui se souvient.

Réponse

§ 275

Ces effets prouvent à la vérité que cette substance, qui dans l’homme se souvient et raisonne, fait tout ou partie de ses opérations dépendamment du bon ou du mauvais état où se trouvent les parties de la machine de chair et d’os [•] et qu’en conséquence du décret de dépendance réciproque, la substance spirituelle croît et se perfectionne en nous à mesure que la machine se perfectionne, qu’elle décroît et s’altère à mesure que la machine s’altère, nous en convenons, et c’est cette dépendance mutuelle qui forme l’union étonnante qui est entre l’être qui est étendu, capable de division, de liquidité, de dureté, de mouvement, de repos et l’être qui raisonne, qui doute, qui prévoit, capable de joie et de plaisir mais incapable de division et de mouvement.

§ 276

Or est-il impossible que l’Être tout-puissant ait ainsi réglé cette dépendance entre ces deux sortes de substances qui sont par leur nature si différentes et si indépendantes l’une de l’autre ? Au lieu qu’il est absolument impossible et absolument incompréhensible qu’un composé de petites parties étendues et divisibles à l’infini puisse jamais, non plus qu’un caillou, ou qu’un morceau de bois, calculer, raisonner, prévoir, se souvenir, désirer, vouloir, sentir de la joie et comparer joie à joie, douleur à douleur.

§ 277

Si, par exemple, je veux écrire cette réponse, direz-vous que c’est ma machine qui veut l’écrire ? Une machine, un moulin à vent, une montre peut-elle jamais vouloir quelque chose ? Peut-elle jamais se commander quelque chose à elle-même ?

§ 278

On peut aisément concevoir Dieu voulant que telle dépendance mutuelle excite entre eux un esprit et une machine de chair et d’os, ou de bois, ou de fer, que l’esprit ait telle perception fâcheuse, telle douleur lorsque la machine est moins bien disposée, et tel plaisir lorsque la machine est mieux disposée. Cela est très possible, il n’y a nulle contradiction, au lieu qu’il est absolument inconcevable que la machine elle-même craigne, que la machine elle-même désire, que la machine elle-même raisonne et se commande à elle-même.

§ 279

Vous ne comprenez pas comment une machine peut agir sur un esprit et seulement en certains cas, pour le faire désirer, espérer quelque chose. Vous ne comprenez pas davantage comment un esprit peut agir en certains cas sur les parties d’une machine et les mettre en mouvement, mais vous comprenez bien que l’Être tout-puissant peut vouloir cette dépendance mutuelle de l’esprit à la machine et de la machine à l’esprit à certaines conditions, dans certains cas et non point dans d’autres.

§ 280

Or les différentes dispositions de la machine, ou dans l’enfance, ou dans la jeunesse, ou dans la décrépitude, sont ces certains cas, ces certaines rencontres dans lesquelles Dieu a établi par sa volonté et par sa toute-puissance ces dépendances mutuelles, et nous ne pouvons connaître et deviner ces cas que par nos différentes expériences [•].

§ 281

Je sais que Dieu est infiniment sage, et qu’il ne veut rien sans raison ; mais je sais aussi que les esprits finis ne peuvent pas connaître toutes les raisons [•] de la sagesse humaine. Plusieurs gens d’esprit n’ont pas laissé autrefois et ne laissent pas encore aujourd’hui de chercher la pierre philosophale pour faire de l’or et avec de grandes peines et de grandes dépenses, parce que ce secret serait un bien beaucoup plus grand que ne sont les peines et ces dépenses nécessaires pour trouver ce secret, pour que nous sachions que selon les apparences personne ne l’a encore trouvé : pourquoi cela ? c’est qu’il n’est pas impossible à trouver. Il y a de même encore d’autres curieux qui travaillent à trouver le secret de faire durer leur vie sept ou huit cents ans, et même mille ans quoique nous n’en ayons jamais vu de cet âge. Or le paradis éternel n’est-il pas du moins aussi possible pour un esprit immortel que le secret de la pierre philosophale ou que le secret de faire durer notre vie plus de mille ans ? Cependant, ils travaillent et cherchent avec constance, et d’un autre côté le paradis est un bonheur infiniment plus grand et plus durable que la pierre philosophale et qu’une vie de mille ans. Quand on voudra se représenter d’un côté la possibilité et la vraisemblance du paradis éternel en faveur de l’âme très juste et très bienfaisante et immortelle et que cette vraisemblance est fondée sur l’idée très nécessaire de l’Être infiniment bienfaisant, et la comparer, de l’autre, à la possibilité et à la vraisemblance de ces deux secrets des savants chimistes24, on trouvera qu’il y aurait beaucoup plus de fondement dans l’espérance du paradis éternel pour les très justes et les très bienfaisants qui de leur nature seraient immortels qu’il n’y en aurait dans l’invention de ces deux secrets, et nous paririons tous pour la future obtention du paradis contre l’invention future de ces deux secrets s’il était question de parier. L’éternité de bonheur met une si étonnante différence entre les espérances de ces deux espèces de biens, l’une de biens temporels et l’autre de biens éternels que la plus petite vraisemblance en faveur des biens éternels l’emporte toujours de beaucoup pour faire agir beaucoup plus fortement le sage afin d’obtenir le paradis que ne pourrait faire la plus grande vraisemblance pour le faire agir, pour obtenir ces deux secrets de si peu de durée en comparaison de l’éternité de bonheur. De là il suit qu’il est impossible qu’il n’y ait pas beaucoup plus de vraisemblance au paradis destiné au bienfaisant immortel qui aura fait un bon usage de sa liberté pendant sa première vie, qu’il n’est vraisemblable que l’âme de ce bienfaisant sera anéantie tandis que la matière subsistera et voilà le fondement inébranlable de l’espérance du sage.

OBJECTION II

§ 282

Je comprends bien qu’après la destruction de ma machine, mon esprit séparé du corps pourra, par le pouvoir infini de l’Être bienfaisant, sentir dans le moment de la mort les plus grands plaisirs que j’aie sentis dans ma vie présente, et même de beaucoup plus grands, sans le secours d’aucune machine composée de bois, d’herbes, de minéraux, ou de chair et d’os, mais si je n’ai plus de mémoire, je ne me souviendrai plus de ce moi qui existe présentement. Or sans l’organe de la mémoire je ne me souviendrai de rien, ce ne sera pas le moi d’aujourd’hui qui sera fort heureux, ce sera un autre. Or que m’importe qu’un autre soit fort heureux [•]. Ce sera un autre. Or que m’importe qu’un autre soit fort heureux.

Réponse

§ 283

1°. Il n’est pas vrai qu’un esprit sans organe corporel ne puisse avoir de mémoire ni se souvenir de ses pensées, de ses connaissances, de ses raisonnements, de ses désirs, de ses plaisirs passés, et les comparer aux plaisirs présents. Ce n’est pas l’organe de votre mémoire, ce n’est pas cette partie des glandes de votre cerveau qui se souvient des plaisirs passés. Ce ne peut être que votre esprit, cet être simple qui est associé avec votre machine, et qui fait le composé de votre personne. C’est votre esprit seul qui se souvient, et qui s’aperçoit de son souvenir [•], quoique ce soit à l’occasion des divers arrangements des partis de votre cerveau.

§ 284

Il est même très surprenant qu’il ait besoin des traces imprimées dans une partie du cerveau pour se souvenir en telle occasion de telle et telle connaissance ; on sent bien qu’il n’y a que la volonté du Tout-Puissant qui puisse faire que ces traces nous soient nécessaires pour ce sentiment de souvenir. Or vous savez que cet esprit subsistera après le dérangement de cette machine, qu’étant un être plus parfait, il subsistera tout entier du moins aussi longtemps qu’aucune des parties de la matière de votre machine, qui est une substance moins parfaite [•] et qu’il sera pas moins capable de ce sentiment de souvenir quand il n’aura plus d’union avec aucun corps.

§ 285

2°. N’est-il pas possible qu’un jour l’Être tout-puissant, pour de nouvelles raisons que je ne devine point, unisse par sa volonté votre esprit à une autre machine qui ne sera point de chair et d’os, et qui sera cependant plus parfaite et plus durable que celle d’aujourd’hui ? N’est-il pas possible aussi qu’il excite dans votre esprit, sans l’occasion du mouvement d’aucune partie, d’aucune machine et sans aucuns organes corporels, des sentiments de plaisir et de joie, des idées, des démonstrations, et tous les souvenirs des choses agréables que vous avez senties, et dont vous avez eu connaissance ?

§ 286

3°. Ces possibilités ne sont-elles pas fondées sur l’existence de cet être que vous appelez votre esprit, et sur l’existence de l’Être infiniment puissant, infiniment sage, infiniment juste et infiniment bienfaisant ? Or pouvez-vous jamais douter ni de ces possibilités, ni de la supériorité de vraisemblance de l’opinion de ces deux existences actuelles et futures, et n’avez-vous pas par conséquent des supériorités de vraisemblance suffisantes pour fonder vos plus grandes espérances ?

OBJECTION III

§ 287

Pour fonder votre espérance, vous supposez qu’il existe un Être infiniment puissant, infiniment sage, infiniment juste, infiniment bienfaisant, mais vous le supposez sans preuves suffisantes de cette existence.

Réponse

§ 288

1°. Il est vrai que je le suppose et que je n’en apporte pas ici les preuves démonstratives qui sont partout ; mais quand nous n’en aurions pas de démonstrations égales en force aux démonstrations géométriques, les seules vraisemblances sont si fortes, si supérieures qu’elles suffiraient, et au-delà, pour fonder nos espérances les plus vives et les plus actives [•]. C’est que pour faire agir l’homme prudent, il lui suffit d’avoir l’espérance d’un grand bien très possible et dont la futurition ou l’existence future soit beaucoup plus vraisemblable que la non-futurition, il n’a pas besoin de voir qu’il est impossible que la chose n’arrive pas. De futuro contingenti non datur demonstratio25.

§ 289

2°. Quand vous ne considéreriez dans le monde que vous seul et votre seule machine : s’est-elle faite d’elle-même ? Votre esprit s’est-il fait de lui-même ? Le premier de tous les hommes s’est-il fait lui-même ? La première de toutes les femmes s’est-elle faite elle-même ?

§ 290

Ai-je donc tort, quand je vois de grands effets, de supposer l’existence d’une cause proportionnée en puissance à ces effets ? Or quels prodigieux effets voyez-vous en voyant seulement une partie du monde matériel ? Que serait-ce si vous voyiez une aussi grande partie du monde spirituel, vous qui n’avez connaissance de l’existence des âmes des hommes vivants, de leurs opinions, et de leurs sentiments de douleur et de plaisir que par des signes corporels, vous qui n’avez qu’une connaissance obscure de la vie des esprits qui ont servi à composer les hommes morts.

§ 291

Et puisque la chose en est venue au point qu’il faut opter entre ces deux opinions de l’existence ou de la non-existence de l’Être infiniment parfait, qui seront les hommes assez insensés pour croire qu’il est plus vraisemblable qu’il n’y a aucune cause des merveilleux effets dont nous sommes les témoins et dont nous faisons partie ? S’il y a de tels habitants au monde, je les plains, mais on parlerait en vain à de pareils insensés, à de pareils imbéciles.

§ 292

Or notre opinion sur la béatitude future des bienfaisants, c’est-à-dire notre espérance étant aussi bien fondée que l’est notre opinion sur l’existence d’un Être infiniment parfait, notre opinion sur l’existence et la longue durée de notre esprit après le dérangement de notre machine, n’est-elle pas beaucoup mieux fondée, et incomparablement plus désirable, que l’opinion de l’anéantissement de cet esprit qui est toujours capable de bonheur et de malheur, de plaisir et de douleur, de joie et de chagrin ? Je parle à ceux qui conviennent que les petites parties de notre machine sont incapables d’aucune perception, et qu’elles subsisteront néanmoins éternellement [•]. Et si la grande supériorité de vraisemblance suffit à l’homme prudent pour le faire espérer et pour le faire agir en conséquence de cette espérance, c’est-à-dire pour lui faire faire beaucoup d’œuvre de bienfaisance, ne trouve-t-il pas cette grande supériorité de vraisemblance et de bonheur désirable dans l’opinion de l’existence de Dieu tout-puissant et bienfaisant, de l’immortalité de l’esprit humain et dans l’existence du paradis éternel destiné à celui qui a été fort bienfaisant dans sa vie passagère.

OBJECTION IV

§ 293

Il est vrai que la béatitude pour les bienfaisants est possible. Il est vrai que vous avez des vraisemblances suffisantes pour espérer cette béatitude, mais depuis qu’il y a des esprits en paradis, aucun n’est revenu nous dire ce qui s’y passe, et c’est une vraisemblance opposée à la vôtre et suffisante pour soutenir qu’il n’y a point de paradis.

Réponse

§ 294

1°. Je suppose avec vous que ce serait un très grand miracle si un esprit sans corps se faisait entendre aux hommes. Mais comment prouvez-vous que Dieu aurait dû faire tant de grands miracles pour vous faire croire au paradis destiné aux bienfaisants, puisque vous avez des vraisemblances suffisantes pour y croire, et pour l’espérer par votre conduite bienfaisante.

§ 295

2°. Si un être aussi borné que je le suis ne sait pas toutes les raisons que le Tout-Puissant a eues de faire tout ce qu’il a fait, et tout ce qu’il fait tous les jours dans tous les autres mondes de l’univers, s’ensuit-il qu’il n’en ait pas de bonnes ? Est-ce à moi, est-ce à vous à prétendre mesurer les profondeurs d’une sagesse infinie, et où est enfin l’impossibilité qu’il ait des raisons pour ne nous démontrer que l’existence de certaines choses, sans être obligé à nous démontrer l’existence de beaucoup d’autres, soit de celles qui se passent dans ce monde, soit de celles qui se passent dans les autres.

§ 296

3°. Qui sait si cet Être si sage et si bienfaisant ne veut pas que nous ayons plus de liberté et par conséquent plus de mérite dans nos actions de bienfaisance pour mériter le paradis ? Or s’il nous envoyait des bienheureux avec des corps plus parfaits que les nôtres pour nous rendre compte de leur bonheur, il ne nous resterait pas de liberté pour délibérer sur ces actions, il veut bien nous donner des fondements suffisants pour désirer, pour espérer et pour bien faire, mais il ne convient pas apparemment à sa sagesse infinie de nous donner des certitudes parfaites.

§ 297

4°. Nous avons démonstration de la possibilité du paradis pour les bienfaisants [•], ou tout au moins de la grande supériorité de vraisemblance pour cette opinion du paradis destiné aux bienfaisants, mais quand nous n’en aurions pas de preuves suffisantes, n’est-il pas visible que cette opinion serait toujours très avantageuse à la société présente, et qu’il est fort désirable de voir dans notre monde beaucoup plus d’œuvres de justice et de bienfaisance qu’il n’y en a présentement ?

§ 298

5°. Tout le monde connaît que les mahométans font une infinité d’actions de bienfaisance, en faveur même des chrétiens, par l’espérance du paradis. Je me souviens toujours de ce marchand turc de Constantinople qui court après La Mottraye le voyageur26, pour lui rendre sa bourse pleine d’or qu’il avait laissée chez lui, croyant l’avoir perdue ailleurs. La Motraye le remerciant lui paraissait fort étonné de ce procédé. Vous paraissez surpris de mon procédé, lui dit le marchand, à ce que m’a dit La Motraye : est-ce donc que vous autres chrétiens n’espérez pas comme nous le paradis ? Or ce que pratiquent tant de mahométans, pourquoi la plupart des autres hommes ne pourraient-ils pas le pratiquer avec le secours d’un motif que peut leur donner la raison universelle commune à tous les hommes [•] qui est un fondement bien plus certain que les traditions humaines ?

§ 299

Et ce motif, ce ressort naturel qui nous porte encore plus fort à souhaiter d’être éternellement heureux par la pratique de la bienfaisance, ne pouvons-nous pas le rendre incomparablement plus fort par trois moyens très naturels ?

§ 300

Premier moyen. Dans l’éducation et dans le reste de notre vie, en nous convainquant plus fortement nous-mêmes qu’aucune partie de la matière qui compose notre machine, ni le total de cette machine de chair et d’os, ni d’aucune machine, de quelque matière qu’elle soit, ne peut ni raisonner, ni se souvenir, ni comparer plaisir à plaisir.

§ 301

Second moyen. En nous souvenant du paradis dans chacun de nos grands plaisirs innocents et actuels.

§ 302

Troisième moyen. En nous entretenant tous les jours avec tout le monde des plaisirs du paradis, et surtout de leur durée infinie.

OBJECTION V

§ 303

Je comprends bien comment des imaginations vives, comme celles des religieux mahométans et indiens, peuvent désirer et espérer le paradis avec passion, faire des austérités et s’assujettir à des souffrances volontaires pour l’obtenir, mais que des imaginations sages puissent jamais arriver et demeurer à ce degré de désir et d’espérance que nous appelons passion, c’est ce que je ne saurais croire.

Réponse

§ 304

1°. Je conviens que les hommes continuant toujours à se gouverner de la même manière, les imaginations froides ne feront rien de plus qu’ils ne font ; mais n’est-il pas visible que les démonstrations de la raison universelle vont toujours en se multipliant, non seulement dans leur nombre, mais encore dans le nombre des hommes qui font usage de leur raison. Or la démonstration des trois vérités que j’ai données dans cet ouvrage, sans m’écarter de la raison universelle, ne peut-elle pas à la longueur des siècles devenir commune à un nombre infini de personnes, et puis causer enfin la passion du paradis dans les plus sages [•] ? Avec le secours des exemples et des coutumes qui auront entièrement changé peu à peu en cinq ou six mille ans, surtout si les deux obstacles principaux à l’accroissement de la raison humaine ont cessé les guerres entre nations par un arbitrage formidable, et le respect excessif pour les traditions des anciens par la cessation de l’ignorance grossière et par la comparaison des ouvrages des anciens dans les sciences et dans les arts avec les ouvrages des modernes.

§ 305

2°. Il est vrai qu’il naîtra toujours des hommes plus sensibles, et d’une imagination plus forte les uns que les autres27, mais votre argument ne prouve autre chose sinon que, si les imaginations sages espèrent avec passion, les imaginations vives espéreront toujours avec une plus grande passion, ils conserveront partout la supériorité dans leur sensibilité et par conséquent dans la vivacité de leur imagination et de leur mémoire.

OBJECTION VI

§ 306

Je conviens que le grand nombre d’espérants dont nous pouvons être environnés nous serviraient beaucoup à fortifier notre espérance, mais vous voyez depuis Constantin que cette espérance du paradis a été presque universelle en Europe, en Asie, en Afrique et même en Amérique, et cependant y a-t-il la cent millième partie des hommes et des femmes, soit parmi les chrétiens, soit parmi les mahométans, soit parmi les Indiens, qui aient pris cette espérance avec passion, et qui se conduisent en conséquence de cette opinion ? Ainsi il ne faut pas s’attendre que le grand nombre d’espérants fasse jamais sur les hommes peu sensibles et sur les imaginations froides une impression capable de les faire désirer et espérer la béatitude avec passion : les objets sensibles font trop d’impression sur les hommes.

Réponse

§ 307

Si la grande multitude d’espérants de la béatitude qui sont dans les quatre parties de la terre étaient des espérants passionnés, votre objection serait solide, mais il manque plusieurs choses à cette multitude d’espérants pour espérer avec passion la béatitude de la vie future ; il leur manque une longue et forte habitude à songer toujours au paradis, en goûtant leurs plus grands plaisirs et leurs plus grandes joies. Il leur manque une idée plus distincte de la durée infinie, parce qu’ils ne s’en entretiennent point comme de leur plus grande affaire. Il leur manque l’habitude à penser plusieurs fois le jour que ce n’est point leur machine qui sent les joies et les plaisirs de cette vie. Il leur manque l’habitude à penser toutes les fois qu’ils viennent à sentir un grand plaisir, par exemple, dans la musique, que Dieu seul vient de le leur donner comme par une espèce de miracle, seulement à l’occasion des changements presque insensibles arrivés dans les petites vibrations des petites fibres tendues de leur machine. Il leur manque l’habitude à comparer tous les plaisirs présents aux plaisirs du paradis qui ne finissent point.

§ 308

Et de là il suit qu’il serait à souhaiter que l’on apprît dès l’enfance à tous les hommes, à toutes les femmes à dire toutes les fois qu’ils sentent de la douleur : Ô que je serais longtemps malheureux après la mort si je faisais contre les autres ce que je ne voudrais pas qu’ils fissent contre moi. Et à dire lorsqu’ils sentent du plaisir : Ô que je serais heureux si j’avais seulement de pareils plaisirs, de pareilles joies durant l’éternité. Ou s’ils disaient alors quelque chose d’équivalent qui pût les faire souvenir de la punition des injustes après leur mort, pour leur donner une forte aversion contre tout ce qui est injuste, et un désir vif de la grande récompense des bienfaisants.

§ 309

On est surpris quand on songe que cette petite attention dans l’éducation des enfants peut produire en chaque personne, et par conséquent parmi les hommes qui ont de l’éducation un si grand effet, et augmenter au double, au quadruple, au centuple, le bonheur de leurs concitoyens.

§ 310

Il est vrai que c’est à ceux qui gouvernent les États à établir un conseil pour mieux diriger l’éducation des collèges des garçons et les collèges des jeunes filles vers cette espérance28 ; mais n’est-il pas vraisemblable que la raison humaine allant tous les jours en se perfectionnant, ce conseil arrivera un jour à sentir la grande importance d’une meilleure direction.

§ 311

Les esprits superficiels n’ont jamais pensé à ce qu’a dit un homme d’esprit : L’habitude est une seconde nature, et qui sait si la nature elle-même n’est pas une première habitude29 ? Les ignorants, qui font le gros du monde, se moqueront de ces petites attentions, mais j’en appelle au petit nombre de ceux qui ne condamnent pas les gens sans bien examiner leurs raisons.

§ 312

L’homme est porté invinciblement par sa nature à désirer le plaisir, à fuir la peine et la douleur, à désirer beaucoup les grands plaisirs et à craindre beaucoup les grandes douleurs. Or il ne saurait trop désirer un lieu, un état dans lequel il n’aura que des plaisirs et de grands plaisirs à goûter durant un temps infini. D’un autre côté, il est évident que plus il s’en souviendra souvent et avec plaisir, plus il le désirera fortement.

§ 313

Or dans ma supposition l’espérant s’en souviendrait tous les jours plusieurs fois et avec d’autant plus de plaisir que ce souvenir serait la suite d’un plaisir, et quelquefois d’un grand plaisir innocent que l’Auteur de la nature vient de lui faire goûter. Ne peut-on pas, donc, conclure avec fondement que cette habitude à ces considérations augmentera sans cesse sa crainte pour la punition, et son désir pour le paradis, et l’augmentera enfin jusqu’à la passion, et plus ou moins promptement à proportion du plus ou du moins de sensibilité de chaque personne et du plus ou moins d’exemples d’espérants passionnés.

§ 314

De là il suit qu’il désirera avec passion de pratiquer le principal moyen d’obtenir le paradis. Or ce moyen, c’est d’être bienfaisant pour plaire à Dieu, et il est joint expressément à la considération que l’on peut exprimer par cette exclamation ou autre semblable : Ô que Dieu est bienfaisant, ô que le paradis destiné aux bienfaisants durera longtemps.

§ 315

De là il suit que les deux principales parties de la bonne éducation, c’est cette habitude à ces deux sortes d’exclamations, en sentant de la douleur ou du chagrin : Ô que les injustes seront malheureux, et en sentant du plaisir ou de la joie : Ô que les bienfaisants seront longtemps heureux !

§ 316

Je sais bien qu’il serait fort à propos que les hommes eussent souvent devant les yeux des explications suffisantes des grandes et des petites injustices où ils peuvent tomber, et des différentes bienfaisances qu’ils peuvent pratiquer dans leur condition, mais les explications de toutes les parties de la bienfaisance et de la malfaisance seraient bientôt faites s’ils avaient l’habitude de se demander à eux-mêmes souvent s’ils suivent les deux règles pour connaître le mal et le bien. La première : Voudriez-vous qu’un autre fît contre vous ce que vous faites contre lui ? Et la seconde : Ne voudriez-vous pas que les hommes fissent pour vous ce que vous pourriez faire pour eux ? Cela est fort facile à enseigner aux enfants, et il est fort facile aux parents de leur en faire faire tous les jours plusieurs fois l’application dans leurs actions, soit pour éviter la punition de la seconde vie, soit pour obtenir le paradis.

§ 317

La police humaine n’a pas encore été assez perfectionnée pour avoir pris un soin suffisant, dans l’éducation des collèges des garçons et des filles, de leur faire faire incessamment et le long des jours l’application de ces deux principales règles, et voilà un des avantages que l’on doit attendre du progrès que fera, de siècle en siècle, la raison humaine universelle.

§ 318

Or l’on connaîtra ce progrès 1° à l’augmentation annuelle du nombre des justes et des bienfaisants, et à la grandeur et à l’étendue de leur bienfaisance [•] 2° à la diminution du nombre des injustices des méchants.

§ 319

D’un autre côté, on verra croître ce nombre de bienfaisants à mesure que le sentiment du désir et de l’espérance du paradis croîtra et deviendra grande passion parmi un plus grand nombre d’hommes.

§ 320

Enfin ce sentiment se fortifiera en eux à mesure que l’habitude à se convaincre que ce n’est point le corps qui désire le plaisir et qui craint la douleur, ni qui calcule et qui compare, et à mesure que les hommes prendront l’habitude à des formules qui les fassent souvenir des plaisirs éternels.

OBJECTION VII

§ 321

Comment espérer que les souverains, les ministres, tels qu’ils sont aujourd’hui, favorisent votre idée de diriger mieux l’éducation de la jeunesse vers l’espérance du paradis destiné aux bienfaisants, de sorte que ce désir pût devenir une forte passion [•], eux qui sont encore environnés de sots et de fous qui ne comptent pour rien leur vie future.

Réponse

§ 322

1°. N’est-il pas de l’intérêt des rois et des ministres de n’avoir dans cette vie à commander qu’à des sujets très justes et très bienfaisants parce qu’ils n’ont jamais rien à craindre de sujets et d’officiers très justes, et qu’ils n’ont jamais que beaucoup à espérer [•] de la récompense des bienfaisants ? N’ont-ils pas à désirer des sujets très doux, très courageux, très obéissants ? Or la considération de leurs intérêts pour cette vie seulement ne peut-elle pas faire agir conséquemment les rois et leurs ministres qui n’espéreraient rien et ne craindraient rien de la vie future ?

§ 323

2°. Les bons établissements qui sont difficiles dans des siècles d’ignorance, où la raison humaine est encore dans l’enfance, comme à présent, ne peuvent-ils pas devenir très faciles et très praticables trois ou quatre siècles après, lorsque la raison aura déjà fait un grand progrès ?

§ 324

3°. Il y a des vérités très importantes qui, quoique démontrées, sont pourtant plusieurs siècles à prendre racine, à passer en force de sentiment, et à s’étendre fort loin de proche en proche ; mais aussi il peut arriver dans ceux qui gouverneront les peuples des conjonctures favorables qui épargnent bien des siècles, et ces vérités, si on les avait laissées sans démonstration, n’auraient jamais pris racine jusque-là. Voilà pourquoi c’est toujours rendre un grand service aux hommes que de laisser à la postérité des vérités fort importantes à leur bonheur bien démontrées.

OBJECTION VIII

§ 325

C’est un préjugé établi parmi tous les peuples que la grande sainteté consiste dans la grande austérité de vie pour plaire à Dieu, et que les souffrances volontaires, quoique inutiles aux autres hommes, sont des moyens très efficaces pour acquérir le paradis. Ces peuples croient que, pour être bienheureux dans la vie future, il faut beaucoup souffrir volontairement dans celle-ci, et cependant dans votre système vous permettez tous les plaisirs innocents dans cette vie, vous voulez même en faire des degrés pour faire souhaiter davantage le paradis aux enfants et aux hommes.

Réponse

§ 326

1°. Je ne suis point étonné que les peuples ignorants aient une idée très imparfaite de l’Être parfait, ni qu’ils tirent des conséquences si peu justes de l’idée de l’Être infiniment bienfaisant, qui nous donne gratis nos plaisirs et nos joies.

§ 327

2°. S’ils regardaient Dieu seulement comme un homme d’une grande perfection et fort raisonnable, diraient-ils que pour lui plaire, ils doivent s’imposer de grandes souffrances et de grandes douleurs ? Ne penseraient-ils pas, au contraire, que c’est lui plaire que de prendre plaisir à être bienfaisant et à faire plaisir aux hommes, parce qu’il les aime, et par conséquent envers eux-mêmes, puisque Dieu les aime assez pour recommander aux autres de leur faire du bien, de leur procurer des plaisirs innocents, et de les traiter aussi bien qu’ils voudraient en être traités ?

§ 328

3°. Il est vrai qu’il faut du courage pour se faire souffrir volontairement de la douleur, et que cela est difficile ; mais le difficile peut être crime et peut être aussi vertu, le courage mal employé n’est pas une vertu, et même s’il est employé contre soi-même, c’est-à-dire contre quelqu’un qui est aimé de Dieu, n’est-ce pas un défaut ?

§ 329

Il est vrai que souffrir volontairement pour rendre un grand service, ou aux hommes en général, ou à sa patrie, ou à une famille en particulier et pour plaire à Dieu, c’est faire une chose qui est non seulement difficile, mais encore très utile aux autres, et par conséquent très digne de récompense de la part de l’Être infiniment bienfaisant. Ainsi les souffrances volontaires et les autres choses difficiles ne sont louables et dignes de récompense qu’à proportion qu’elles sont utiles aux autres, et faites pour plaire à l’Être bienfaisant.

OBJECTION IX

§ 330

Si l’on songeait le long des jours à l’éternité, il faudrait s’attendre que tous les garçons se feraient religieux, et que toutes les filles se feraient religieuses, et ce serait un moyen de voir bientôt finir le genre humain.

Réponse

§ 331

1°. Ceux qui font cette objection supposent que la vie des religieux est plus remplie d’œuvres de bienfaisance, et de la plus grande bienfaisance envers les autres hommes que la vie des hommes et des femmes mariés, ce qui est très faux. Est-ce donc que celui qui a des enfants, qui les élève bien ou qui les fait bien élever, qui a une femme, des domestiques, des voisins pauvres, ne peut pas faire un plus grand nombre d’œuvres de bienfaisance envers eux que le religieux ou la religieuse, qui n’ont ni femme, ni enfants, ni voisins à qui ils puissent rendre des services et procurer des plaisirs journaliers tout le long des années ? Ils se retirent du commerce des hommes, ils abandonnent leur revenu à d’autres pour prier en faveur des malheureux, au lieu d’aller eux-mêmes les consoler et les secourir ; gens lâches, ils sortent du combat et diminuent ainsi les moyens que Dieu leur donne pour exercer la bienfaisance.

§ 332

2°. Ceux qui font cette objection sont dans une autre erreur : c’est que les plaisirs innocents, grands et petits, sont des empêchements pour le paradis, ce qui serait vrai si les hommes ne pouvaient pas se servir du souvenir de ces plaisirs pour augmenter leur désir du paradis, et pour pratiquer avec plus d’ardeur et de constance les différentes œuvres de bienfaisance qui sont en leur pouvoir, et surtout les œuvres qui s’étendent au plus grand nombre de familles et qui sont les moyens les plus efficaces pour acquérir le paradis.

§ 333

Mais, dans le système de la raison universelle, ne suppose-t-on pas que Dieu est infiniment bienfaisant, et qu’ainsi les plaisirs innocents, grands et petits, qu’il nous donne libéralement pour diverses fins comme Auteur de la nature, peuvent nous servir infiniment à nous faire songer tout le long du jour à sa bonté, à une éternité bienheureuse, et à pratiquer les moyens les plus efficaces pour l’obtenir, surtout lorsqu’on est accoutumé dès l’enfance à user tous les jours des saintes formules dont j’ai parlé.

§ 334

3°. Y a-t-il un culte plus parfait et plus raisonnable de la divinité que d’être occupé tout le jour à des œuvres de charité bienfaisante pour lui plaire, n’est-ce pas le louer de sa bienfaisance ? N’est-ce pas admirer sa sagesse ? N’est-ce pas révérer sa puissance ? N’est-ce pas l’adorer ? N’est-ce pas l’aimer comme bienfaiteur ? N’est-ce pas le remercier ? N’est-ce pas reconnaître en lui tout le long des jours toutes ses perfections infinies et de la manière la plus conforme à la raison universelle et la plus sublime ?

OBJECTION X

§ 335

Si l’espérance du paradis devenait une passion, elle bannirait du monde toutes les autres passions qui cependant, regardées d’un certain côté, sont très utiles à la société.

Réponse

§ 336

1°. Les grandes passions sont ordinairement injustes ; la plupart des amants, des ambitieux, des vindicatifs comptent les injustices pour rien. Or les injustices ne causent-elles pas les guerres civiles, les guerres étrangères, les procès entre particuliers, et tous ces événements ne causent-ils pas les plus grands maux de la société ?

§ 337

2°. Les goûts pour les plaisirs innocents dans cette vie suffisent pour engager les hommes au travail. Ainsi la société ne perdrait rien en perdant les grandes passions, et augmenterait le fondement de tout bonheur qui est la tranquillité publique, et l’homme aurait de plus le grand plaisir d’une grande espérance.

§ 338

3°. Le désir du paradis, devenu passion, n’engagerait-il pas [les hommes]30 [•] par conséquent et ne les soutiendrait-il pas avec constance dans les travaux les plus grands et les plus utiles à l’égard des familles particulières et à l’égard du public ?

§ 339

4°. Toutes les passions ne cesseraient pas dans l’homme puisqu’il lui resterait la passion du paradis, et par conséquent la passion de la bienfaisance pour obtenir le paradis. Les passions alors, au lieu de n’avoir pour objet que des intérêts légers et passagers, auraient pour objet des intérêts immenses et éternels.

OBJECTION XI

§ 340

Tant qu’il sera honteux et méprisable chez les mahométans de paraître espérer fortement, et de regarder l’obtention du paradis comme la très grande affaire, le gros du monde mahométan ne sera point espérant passionné. On ne veut point être méprisé. Il faudrait au contraire, pour faire beaucoup d’espérants passionnés chez les mahométans, que ce fût un grand honneur d’être regardé par les grands esprits du pays comme gens assez sages pour espérer le paradis avec passion. Peu de gens sont assez courageux pour tenir une conduite raisonnable malgré les railleries, les plaisanteries, et les mépris de ceux qui passent parmi le peuple pour avoir plus d’esprit que les autres.

§ 341

Il ne faut pas s’attendre jusque-là que l’on parle souvent dans les conversations ni du paradis, ni des moyens de l’obtenir ; on ne parle que pour se faire estimer davantage ; ainsi il ne faut point s’attendre que la passion du paradis devienne ni commune, ni par conséquent très forte, ni toujours uniquement dirigée vers la pratique de la plus grande bienfaisance.

§ 342

Or de la manière dont les choses sont tournées présentement, les espérants mahométans et surtout les espérants passionnés seront toujours méprisés dans le gros du monde qui est corrompu et ignorant. Ils seront toujours tournés en ridicule comme de bons insensés, comme petits esprits timides et fanatiques, lorsqu’ils voudront parler dans les conversations ordinaires du paradis, de l’enfer, et des moyens d’éviter l’un et d’obtenir l’autre, et lorsqu’ils en parleront avec cette confiance dont chacun parle volontiers lorsqu’il parle de sa grande affaire [•]. Il est vrai que ce seront des ignorants ; mais on ne veut pas être moqué même par des ignorants et des insensés.

Réponse

§ 343

1°. Il est vrai que si les mœurs, les opinions, les coutumes, les lois des mahométans et des autres hommes demeuraient toujours les mêmes, il serait toujours honteux pour un particulier, et même un peu ridicule, de leur paraître espérant passionné et de parler du paradis dans les conversations ordinaires à ceux qui n’en sont pas persuadés, mais il est faux que leurs mœurs, leurs coutumes, ne puissent pas changer peu à peu, et se perfectionner à mesure que la raison humaine universelle se perfectionnera chez eux et chez les autres nations. Car au fond n’est-il pas raisonnable de parler dans les conversations ordinaires non seulement de ses petites, mais encore de ses grandes affaires. Or dans le vrai les mahométans ont-ils une plus grande affaire selon leur religion que leur affaire du paradis ?

§ 344

Pourquoi donc est-il encore honteux chez eux de passer pour dévot, ou pour espérant passionné ? C’est que le dévot mahométan met toujours, parmi les moyens efficaces et parmi les conditions essentielles pour obtenir le paradis, des moyens qui sont regardés comme très inefficaces par bien des gens et des conditions qui paraissent ridicules, plusieurs gens de bon sens et d’un esprit supérieur, et qui se moquent entre eux de l’efficacité des pèlerinages à La Mecque, des jeûnes du ramadan, des cinq prières journalières le corps tourné vers La Mecque, de la croyance à la divinité de l’Alcoran, de l’efficacité de la circoncision, de l’abstinence totale du vin pour obtenir le paradis. Car si ce dévot ne proposait pour moyens efficaces d’obtenir le paradis que l’aumône, la patience, la douceur, l’hospitalité, le pardon des injures, et les autres œuvres de bienfaisance, un mahométan sensé serait-il jamais tenté de dire qu’il y a du ridicule et du méprisable dans cette espérance ? Mais quand ce dévot ajoute comme essentielles tant de conditions si déraisonnables pour obtenir le paradis qui ne sont fondées que sur des opinions puisées dans la raison particulière aux mahométans ignorants, et par conséquent sur des opinions très éloignées de la raison universelle, il n’est pas étonnant qu’il s’attire une sorte de mépris de la part de ceux de la nation qui sont assez sages pour ne se soumettre dans leur religion qu’à ce qui y est de conforme à la raison universelle.

§ 345

Mais pourquoi ces dévots ne pourraient-ils pas se défaire peu à peu de ce qui est de déraisonnable dans leurs opinions sur la religion, en ne recevant pour raisonnables que les vérités qui sont conformes à la raison universelle, c’est-à-dire à la religion naturelle, telles que sont les deux lois de justice et à la charité bienfaisante reçues universellement comme vraies, comme évidentes, comme très sages et très avantageuses aux hommes, par tous ceux qui font un légitime usage de leur raison [•]. Voici ces deux préceptes approuvés de tous les mahométans.

§ 346

Pour éviter l’enfer, ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous s’il était à votre place ; et celle-ci : Pour obtenir le paradis, faites pour les autres tout ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous.

§ 347

Ainsi lorsque les espérants passionnés de la béatitude chez les mahométans attendront tout des œuvres de justice et de bienfaisance pour plaire à Dieu, ne craignez point qu’on se moque alors ni de leur grande espérance, ni de leur grande dévotion, ni du soin qu’ils auront de parler souvent entre eux et dans leurs discours ordinaires des plaisirs éternels du paradis comme de leur unique et grande affaire, ni qu’on se moque de leur grande attention à mieux choisir tous les jours leurs œuvres de bienfaisance ; on les louera au contraire de leur grande sagesse de parler et d’agir si bien en conformité d’opinions si raisonnables et si avantageuses au genre humain. Ils seront alors regardés comme les véritables sages, et s’ils emploient de grands talents, ou un grand pouvoir et de grandes richesses à une augmentation du bonheur public, ils seront de grands saints et de grands hommes [•]. Mais vous ne pouvez attendre ce changement que dans des siècles éloignés.

OBJECTION XII

§ 348

Pourquoi chez les religieux grecs schismatiques, qui se retirent du monde par le motif de l’espérance du paradis, trouve-t-on encore tant de petites injustices, de médisances, de divisions, de dissensions, de haines, de persécutions qui éclatent quelquefois au dehors ? Pourquoi sont-ils si peu charitables et si peu bienfaisants les uns envers les autres ? Il faut bien que leur espérance ne soit pas vive. Ce n’est pas une espérance devenue passion.

Réponse

§ 349

1°. Il est vrai qu’il y en a peu, même parmi eux, chez qui l’espérance soit devenue et demeurée passion. Il est vrai que les autres ne font pas un usage journalier et une application journalière ni de la règle de la justice : Ne faites point contre autrui, etc. ni de la règle de la bienfaisance : Faites pour autrui, etc.

§ 350

2°. [•] Les uns croient sottement que leurs austérités volontaires, quoique inutiles au prochain, réparent leurs injustices et leur tiennent lieu de la charité bienfaisante, les autres n’ont confiance qu’à leurs longues prières, plaisir innocent que Dieu leur donne : Ô que les bienfaisants seront longtemps heureux en paradis !

§ 351

3°. Ils ne se souviennent pas assez souvent le long du jour de l’éternité, et ne songent pas assez souvent à pardonner les fautes de leurs confrères, à excuser leurs défauts, à faire valoir leurs bonnes actions, et à pratiquer les autres moyens de faire chaque jour quelque plaisir à chacun d’eux.

OBJECTION XIII

§ 352

Il est vrai que votre système de bonheur, fondé sur l’immortalité de l’âme, sur la récompense des bienfaisants et sur la punition des malfaisants, est très désirable, très vraisemblable, très conforme à la bonne police et même très bien lié dans toutes ses parties. Je sais bien que vous n’attendez de votre système une grande augmentation de bonheur parmi les hommes que dans plusieurs siècles, lorsque l’espérance du paradis sera devenue passion parmi la plupart des peuples, par l’accroissement de leur raison universelle. Votre système n’est proprement qu’une prédiction, mais cette prédiction, toute raisonnable qu’elle est, donnera occasion aux railleries de certains prétendus esprits forts qui voudraient des démonstrations partout, et qui se piquent de n’en trouver nulle part.

Réponse

§ 353

1°. À considérer toutes les difficultés que trouvent ces messieurs les difficiles pour goûter les preuves de l’existence du paradis destiné aux âmes des bienfaisants pour les porter aux entreprises, aux actions de bienfaisance, on jugerait que dans la conduite ordinaire de leur vie ils attendent, pour entreprendre, pour agir, des démonstrations aussi fortes que les démonstrations géométriques.

§ 354

Cependant ils entreprennent, ils agissent tout le long des jours comme les hommes du commun, tantôt par le ressort de la crainte des maux possibles et incertains, tantôt par le ressort de l’espérance des biens possibles et encore très incertains. Or où sont leurs démonstrations pour craindre et pour espérer, pour entreprendre et pour agir ? Or pourquoi nous demandent-ils des preuves plus fortes sur des biens à espérer et sur des maux à craindre dans la seconde vie que les preuves qu’ils ont pour craindre et pour espérer dans celle-ci ?

§ 355

N’y a-t-il pas une folie visible, pour quiconque cherche les moyens de diminuer le nombre et la durée de ses peines et de ses maux, et d’augmenter et de multiplier ses plaisirs dans une vie passagère et très courte, de se contenter de supériorité de vraisemblances, et lorsqu’il s’agit de biens incomparablement plus grands et d’une durée infinie, de demander des démonstrations rigoureuses [•], et telles qu’il soit impossible que la chose arrive jamais autrement.

§ 356

S’il y a de la sagesse, lorsqu’il s’agit d’entreprendre un travail pour réussir dans une affaire de cent mille écus de rente, de se contenter d’avoir pour le succès une légère supériorité de vraisemblance sur la vraisemblance qui est pour le non-succès, pourquoi n’y aurait-il pas encore plus de sagesse, lorsqu’il s’agit pour eux d’entreprendre une suite de travaux pour réussir dans une affaire cent millions de fois plus importante, de demander des preuves démonstratives, et de ne se pas contenter de la moindre supériorité de vraisemblance dans les preuves du non-succès ?

§ 357

2°. N’est-il pas visible que plus l’affaire est grande, importante, désirable, moins pour l’entreprendre, on a besoin d’une si grande supériorité dans les preuves qui nous en assurent le succès ?

§ 358

3°. Les plus sages ne sont-ils pas ainsi à couvert de ce faux ridicule que voudraient toujours leur donner ces moqueurs de profession, qui sont eux-mêmes très méprisables par leurs moqueries perpétuelles et insensées. Mais est-il question de railleries dans une affaire aussi sérieuse ? Ne demande-t-on pas de la raison aux railleurs, ou bien ne méprise-t-on pas leurs railleries ?

§ 359

4°. Quand ils seraient persuadés que ce système si simple ne serait qu’un fanatisme ou une vision d’un homme de bien, ne serait-ce pas toujours une grande folie et une grande méchanceté à eux de le décrier comme chimérique31 ? Car n’est-ce pas être méchant que de décrier même une chimère, lorsqu’elle ne peut être reçue de tout le monde comme vérité, comme réalité, sans rendre les hommes beaucoup plus heureux ? Et n’est-ce pas une folie à eux de décrier un moyen qui tend à diminuer le nombre des malfaisants dont ils sont environnés, et à les changer en bienfaisants lorsqu’ils en rencontrent si peu ? Y eut-il jamais une réalité si estimable, plus utile, et si précieuse qu’une pareille chimère ?

§ 360

N’est-il pas évident que les injustes, les scélérats eux-mêmes, ont un grand intérêt de ne rencontrer dans leur chemin ni injustes ni scélérats ?

§ 361

5°. Ont-ils donc démonstration parfaite du futur anéantissement de leur esprit ? Ont-ils donc démonstration parfaite que c’est notre corps seul, ou quelqu’une de ses parties, qui se souvient, qui calcule, qui compare et qui sent, par exemple, de la douleur à un bras qu’on lui a coupé il y a un an ? S’ils avouent qu’ils n’ont que des possibilités et des vraisemblances à apporter, qu’ils comparent les vraisemblances de leurs opinions aux vraisemblances des nôtres. Qu’ils comparent la vraisemblance qu’ils ont d’être anéantis par la mort, qui ôte aux malfaiteurs dont ils sont environnés toute crainte de l’avenir. Qu’il la compare aux vraisemblances de notre opinion qui sert de fondement à d’agréables espérances, qui sont si utiles pour eux et pour nous dans la vie présente, et si utiles pour nous pour la vie future. Alors je demande si le parti qu’ils prennent n’est pas le plus mauvais, et entièrement insensé ?

§ 362

6°. Vous choisissez de croire l’anéantissement de votre âme et vous vous préférez à celui qui espère un bonheur éternel : en vérité est-ce un grand sujet de vous estimer et de triompher ? Êtes-vous bien aise que ce scélérat qui vous attend dans la forêt pour vous tuer, que celui qui veut vous empoisonner, pense comme vous qu’il n’a point de punition à craindre après cette vie ? N’avez-vous pas de honte au contraire de tâcher, par vos railleries méprisables, de contribuer à multiplier les meurtriers, les voleurs et les empoisonneurs ?

OBJECTION XIV

§ 363

Il faut avouer qu’en faisant réflexion sur les deux plaisirs que je sens, par exemple, en mangeant une tranche d’un bon melon, et ensuite d’une grappe d’un excellent muscat, je vois bien que ce ne peut jamais être, ni la peau, ni les nerfs, ni le sang, ni les autres parties de ma langue qui sentent ces deux sortes de plaisirs et qui les comparent, non plus que je ne saurais jamais imaginer que ma montre, qui me montre l’heure, distingue cette heure d’une autre heure, et puisse compter les heures.

§ 364

Je conviens que je vois bien qu’il n’y a dans ma langue, non plus que dans ma montre, que des parties de matière, les unes en repos, les autres en mouvement, et que le sentiment du plaisir et la comparaison de deux plaisirs demandent une autre substance que des parties de matière, mais vous m’avouerez aussi qu’à cause de l’habitude où nous sommes dès notre enfance à croire que c’est notre langue et les autres parties de notre bouche qui sentent du plaisir, nous avons quelque peine à convenir que notre langue ne sent rien, et ne saurait rien sentir, au lieu que nous n’avons nulle peine à convenir que la montre ne connaît rien.

§ 365

De là vous voyez ce que peut, dans les connaissances humaines, l’habitude à penser faux. Or les hommes naîtront toujours enfants, et les enfants et le commun des hommes sans éducation seront toujours ignorants et très ignorants, et se conduiront toujours sur les premières opinions dont ils ont pris l’habitude dans les temps de l’enfance et de l’ignorance32.

§ 366

Je conviens qu’il naîtra de siècle en siècle parmi les hommes quelques esprits plus forts que les autres, qui, méprisant les opinions communes, pourront acquérir des habitudes nouvelles opposées aux premières habitudes, et avoir par conséquent une habitude et une espérance très fortes d’obtenir le paradis par les œuvres de bienfaisance. Mais je n’espère rien de semblable, même dans cent mille siècles, du commun des hommes, qui naîtront toujours très ignorants, et qui n’auront jamais d’éducation suffisante pour rectifier les opinions de leur enfance.

Réponse

§ 367

Vous ne faites pas assez de réflexion sur le progrès qu’a déjà fait en France et ailleurs la raison humaine seulement depuis trois mille ans. Nous étions à peu près ce que sont les habitants naturels des côtes qui sont vers le cap de Bonne-Espérance. Or voyez le progrès qu’elle a fait depuis trois mille ans dans notre pays, même parmi le peuple et par conséquent parmi les enfants, en comparaison du peuple et des enfants des Hottentots et des Cafres d’aujourd’hui33.

§ 368

Les perfectionnements de la police et des arts sont les principaux effets du progrès de la raison humaine. Or comparez la police et les arts des Cafres avec la police et les arts des Français ; nous étions en France, il y a trois mille ans, des Cafres, des Hottentots.

§ 369

Or si en trois mille ans la raison humaine universelle a fait tout le chemin qu’il y a des Cafres jusqu’à nous, pourquoi ne pourrions-nous pas espérer que cette raison universelle se perfectionnera toujours en France, peut-être en plus grande proportion, et continuellement dans les premiers trois mille ans. Pourquoi le nombre des vérités importantes qui peuvent être démontrées ne croîtrait-il pas, puisqu’un seul le pourra démontrer à cent mille par les [•] traditions orales et par le secret de l’imprimerie ? Pourquoi ceux qui sont chargés de l’éducation des autres n’auraient-ils pas dans mille ans profité de toutes les vérités importantes au bonheur, lorsqu’elles auront été bien démontrées, soit par raison, soit par expérience ?

§ 370

Si les précepteurs deviennent plus sages dans leurs opinions, dans leurs coutumes, et meilleurs estimateurs de ce qui peut le plus contribuer au bonheur de la vie présente et de la vie future, pourquoi les écoliers d’alors ne deviendront-ils pas incomparablement plus sensés et plus heureux que les écoliers d’aujourd’hui ?

§ 371

Si la sagesse de ceux qui ont eu de l’éducation a si bien influé sur le peuple qui n’en a pas eu, si notre peuple est incomparablement moins ignorant que le peuple des Cafres, pourquoi notre peuple de mille ans ne croîtra-t-il pas à proportion en sagesse par les lumières et par la sagesse de ceux qui auront eu une éducation incomparablement meilleure que celle d’aujourd’hui ?

§ 372

Si plus de personnes, d’ici à mille ans, trouvent que c’est une grande sagesse d’espérer beaucoup la béatitude céleste en pratiquant les œuvres de charité bienfaisante, qui, selon la raison universelle, sont les seules bonnes œuvres efficaces pour le paradis, pourquoi n’y en aurait-il pas encore un plus grand nombre mille ans après ? Or nous sommes tous animaux imitants34, surtout lorsqu’il s’agit du bonheur, et lorsque ceux qui gouverneront sentiront qu’ils ont un grand intérêt de multiplier les bienfaisants, par les bons règlements qui regarderont l’éducation.

§ 373

De là ne suit-il pas qu’il y aura beaucoup plus de sages, plus de vertueux dans mille ans qu’à présent, surtout dans les lieux où il n’y aura presque point eu d’obstacles passagers au progrès de la raison universelle ?

§ 374

De là ne suit-il pas que, lorsqu’il y aura un grand nombre de sages et de vertueux, le peuple y sera aussi plus sage et plus vertueux, et qu’ainsi le peuple sera dans moins de cinq cents ans incomparablement plus espérant au paradis, plus sage et plus bienfaisant qu’il n’est présentement, et par conséquent mon siècle peut lui-même commencer à se ressentir un peu de l’augmentation de ce même bonheur qui arrivera nécessairement aux hommes dans les siècles futurs par l’augmentation continuelle de leur raison, de leur espérance de la béatitude, et de leurs habitudes vers une conduite conséquente à cette espérance et aux opinions de la raison universelle.

OBJECTION XV

§ 375

Comment concevoir une substance qui sent du plaisir, de la joie, et qui ne tient point de place, qui n’est attachée à aucun corps, et qui, par conséquent, n’est en aucun lieu plutôt que dans un autre ?

Réponse

§ 376

1°. Il faut bien que nous concevions cette substance puisque nous concevons ses opérations, et que nous ne saurions attribuer ces opérations à aucune partie, grande ou petite, de la matière, soit organisée, soit non organisée, puisque nous parlons d’idées, de plaisirs, de douleurs, de joies, puisque nous en disputons, puisque nous comparons les divers degrés de plaisir et de douleur, puisque nous distinguons le plaisir du non-plaisir, puisque nous sentons une si grande différence entre plaisir et douleur, puisque nous ne saurions concevoir que ce papier, cette plume, cette encre, ni aucune partie de matière puisse sentir ni douleur, ni plaisir, ni faire aucune espèce de comparaison ; enfin puisque nous sentons que nous existons, que nous désirons, ce que ne peut jamais faire aucune machine.

§ 377

2°. Votre esprit qui sent du plaisir lorsque vous mangez une bonne pêche, ou lorsque vous entendez un air agréable chanté par une belle voix, cet esprit n’est proprement ni dans votre bouche, ni dans votre oreille, ni dans aucun endroit de votre cerveau ; car il n’est point matière, il n’a point d’étendue, il n’est capable que de connaissances et de sentiments qui n’occupent aucun espace, et qui, à proprement parler, ne sont pas plus dans un lieu que dans un autre ; mais on peut dire improprement que ces connaissances, ces sentiments sont dans le lieu où est le corps de ce composé qui fait un homme ; car il n’y a proprement qu’un corps déterminé qui puisse être dans un lieu déterminé.

OBJECTION XVI

§ 378

Il est vrai que c’est rendre un grand service à la religion chrétienne de démontrer par les seules lumières de la raison universelle, comme ont fait nos saints docteurs, l’existence de Dieu infiniment puissant, infiniment juste et infiniment bienfaisant. Il est vrai que c’est rendre service à l’État de démontrer que notre esprit est immortel et aussi durable par sa nature que les parties de matière de notre corps qui dureront toujours, et qu’il est très vraisemblable que cet esprit est destiné au paradis, c’est-à-dire à un état rempli de grands plaisirs et de grandes joies toujours durables, à condition que dans la vie présente il ait observé constamment la justice ou réparé avantageusement ses injustices, et qu’il ait pratiqué la charité bienfaisante pour plaire à Dieu ; mais ce n’est rien faire pour le salut, si l’on ne démontre encore par les mêmes lumières la nécessité de toutes les autres conditions essentielles qu’exige la religion pour obtenir le paradis.

Réponse

§ 379

1°. Puisque vous convenez que ces travaux des saints docteurs anciens et modernes sont très utiles à la religion pour en démontrer aux infidèles la grande beauté et la grande utilité par rapport au bonheur du genre humain, pourquoi n’estimeriez-vous pas cet ouvrage qui n’est que le recueil de leurs plus belles pensées mises dans un ordre nouveau, qui leur donne une nouvelle force contre les infidèles ?

§ 380

2°. Pourquoi n’approuveriez-vous pas un travail qui peut beaucoup servir à rendre, non seulement les chrétiens, mais encore les infidèles, incomparablement plus raisonnables, plus justes et plus bienfaisants qu’ils ne sont les uns envers les autres pour plaire à l’Être infiniment juste et bienfaisant ? N’est-il pas déraisonnable de prétendre que, qui donne ce qu’il peut, ne donne rien, parce qu’il ne donne pas tout ce que d’autres peuvent donner.

§ 381

3°. N’est-ce donc rien de considérable que d’avoir démontré aux chrétiens mêmes des moyens simples, faciles, naturels, et très efficaces que nous offre la Providence ordinaire, en nous montrant les bonnes habitudes que nous pouvons prendre dès l’enfance par les formules journalières, pour fortifier en nous le désir et l’espérance du paradis au point que ce sentiment devienne notre unique passion, et nous rende par conséquent incomparablement plus bienfaisants pour plaire à Dieu ?

§ 382

4°. Est-ce donc une chose difficile à pratiquer dans les collèges, dans les écoles et dans les catéchismes, de leur faire faire attention : que ce n’est ni la peau, ni la chair, ni les muscles, ni le sang, ni les os, qui souffrent et qui craignent en eux la douleur, ou qui goûtent ou qui désirent le plaisir ?

§ 383

5°. Est-ce donc une chose impraticable aux régents, aux maîtres d’école, aux précepteurs, aux curés, d’accoutumer les enfants à faire dans leurs douleurs des exclamations et de répéter des formules qui les fassent souvenir de l’enfer destiné aux injustes, et dans leurs grands plaisirs d’autres exclamations et d’autres formules qui les fassent souvenir du paradis destiné à ceux qui ont fait beaucoup d’œuvres de charité bienfaisante ?

§ 384

6°. Peut-on jamais imaginer des pratiques qui soient en même temps et plus simples, et cependant plus efficaces pour nous donner une idée plus vive du paradis, et pour nous en faire souvenir plus souvent, et par conséquent pour rendre notre désir et notre espérance un sentiment incomparablement plus vif, et ce ressort incomparablement plus puissant et plus actif ?

§ 385

Il est absolument contre l’idée de la justice parfaite que nous attribuons à Dieu de faire à quelqu’un des commandements qui lui sont impossibles : Deus justus impossibilia jubere non potest35.

§ 386

De même il est impossible que sous le gouvernement d’un Dieu très juste et très puissant, quelqu’un soit très malheureux s’il ne l’a mérité : Sub Deo justo miser esse quisquam, nisi mereatur, potest36.

§ 387

Ces maximes sont ou évidentes par elles-mêmes, ou faciles à démontrer, et par conséquent parfaitement conformes à la raison universelle que Dieu a communiquée à tous les hommes.

§ 388

De là il suit que s’il y avait dans le monde quelqu’un qui, le long d’une longue vie, eût toujours observé une exacte justice de peur de déplaire à l’Être souverainement juste et tout-puissant, et qui, par le désir de plaire à cet Être parfait et infiniment bienfaisant, eût toujours pratiqué dans toutes les occasions de faire aux autres tout le bien qu’il aurait pu, ce qui revient au commandement de la charité bienfaisante cité dans saint Mathieu 7.12 et cité comme contenant la Loi et les prophètes.

§ 389

Si cet homme arrivait à l’article de la mort, sans avoir ouï dire qu’il y eût d’autres conditions essentielles pour obtenir le paradis, par exemple, sans avoir ouï dire que c’est une condition essentielle pour obtenir le paradis de croire le mystère incompréhensible de la Trinité, ou sans en avoir ouï dire des raisons suffisantes de crédibilité, et si d’ailleurs il était dans la disposition la plus parfaite de croire tout ce qui a été effectivement révélé par Dieu même dans des révélations véritablement divines, il est impossible que Dieu, soit par un ange, soit par une révélation particulière, soit par quelque autre moyen, ou miraculeux ou naturel, ne lui donnât pas les moyens de pouvoir accomplir le commandement de la créance de l’article de foi nécessaire pour éviter l’enfer et pour obtenir le paradis.

§ 390

Cette opinion est une suite nécessaire des deux principes ci-dessus, et peut aisément se démontrer par les seules lumières de la raison universelle dont Dieu créateur est lui-même l’auteur. On m’a dit même qu’elle est de saint Thomas d’Aquin et d’autres docteurs de l’Église qui l’ont puisée dans la même source [•]. Deus justus impossibilia non jubet37.

§ 391

Or en supposant cette opinion comme une partie des démonstrations dont est composée la raison universelle, n’est-il pas évident qu’un beaucoup plus grand nombre d’hommes très justes et très bienfaisants, dans quelques erreurs, dans quelque ignorance qu’ils eussent vécu, seraient sauvés, soit par des voies naturelles, soit par des voies miraculeuses, et le tout, parce que Dieu juste ne saurait nous commander des choses impossibles, ni nous demander pour le paradis des conditions qui ne sont pas en notre pouvoir.

OBJECTION XVII

§ 392

Je conviens que le meilleur usage que l’on puisse faire de la raison, pour rendre aux hommes cette vie beaucoup plus heureuse qu’elle n’est, c’est, d’un côté, de leur proposer de goûter avec reconnaissance tous les plaisirs innocents, chacun dans sa condition, et d’espérer, de l’autre, avec passion le paradis destiné à ceux qui non seulement n’auront point fait d’injustices à personne, ou qui les auront réparées, mais qui auront encore procuré aux autres beaucoup de bienfaits.

§ 393

Je conviens avec vous que l’espérance du paradis peut, absolument parlant, devenir si forte et si passionnée qu’elle suffirait pour rendre non seulement un religieux turc, une religieuse persane très heureux en cette vie, malgré leurs souffrances volontaires inutiles au prochain, et par conséquent, que cette passion peut rendre encore plus heureux celui qui ne s’imposera aucune souffrance volontaire inutile au prochain.

§ 394

Je conviens même que ces plaisirs, que peut donner aux hommes tous les jours de leur vie et tout le long des jours cette espérance portée jusqu’à une forte passion, peuvent être des plaisirs très réels, puisque l’espérant passionné qui les sent les préfère à beaucoup de petits plaisirs innocents très réels dont il se prive pour les procurer aux autres, afin de s’assurer davantage ceux d’un paradis éternel.

§ 395

Je conviens que cette passion qui peut arriver à un homme, à une femme très raisonnables, peut arriver, absolument parlant, à beaucoup d’autres, et même à la suite des siècles arriver un jour, par une imitation heureuse et raisonnable, à toute une nation, et par conséquent de proche en proche à toutes les nations de la terre.

§ 396

Mais vous m’avouerez que ce bonheur de l’espérance, devenue forte passion, serait un pur effet d’une imagination forte. Car enfin tout ce qui n’est point actuellement existant, tout ce qui n’est que futur, telles que sont les sensations futures, ne sont alors que des sensations imaginaires et non existantes : c’est donner le réel, l’existant pour le non-réel, pour le non-existant ; or n’est-ce pas un pur fanatisme, une pure folie ?

Réponse

§ 397

Cette objection n’est fondée que sur un[e] équivoque, et n’est en effet qu’un sophisme dont nous pouvons sentir la faiblesse par notre propre expérience.

§ 398

1°. Ceux qui espèrent dans cette vie quelque fortune ou quelque situation beaucoup plus heureuse que celle où ils sont, et qui sacrifient de petits plaisirs, de petites peines pour les obtenir, donnent-ils l’existant, le réel, pour le non-réel, pour le pur imaginaire ? N’ont-ils pas pour but des sensations agréables qui n’existent que dans leur imagination ? N’est-ce pas l’espérance de ces sensations agréables qui les met en mouvement ? N’est-ce pas le grand plaisir actuel que leur cause cette espérance d’une grande fortune qui les oblige à se priver de petits plaisirs, et à se donner plusieurs petites peines pour obtenir ces grands plaisirs, imaginés et espérés ?

§ 399

Il est vrai que jusque-là le plaisir de l’espérance n’est qu’un plaisir d’imagination, mais cela empêche-t-il que ce plaisir d’imagination ne soit très grand et très réel tant que l’espérance dure, et la cessation de cette espérance est-ce autre chose que la cessation de ce plaisir réel, et la cessation d’un plaisir réel n’est-elle pas un malheur très réel ?

§ 400

2°. Travailler utilement, donner partie de ses amusements pour changer sa situation présente, sa fortune présente en une autre qui dans un mois, dans un an, sera quatre fois, dix fois meilleure. Donner un bien présent pour avoir cent fois davantage dans trois ou quatre ans, est-ce donc fanatisme, est-ce donc folie ? Cependant n’est-ce pas donner des plaisirs réels pour d’autres plaisirs aussi réels, mais qui ne sont que des plaisirs de l’imagination ?

§ 401

3°. On peut donc avec sagesse donner quelques petits plaisirs des sens pour de grands plaisirs de l’imagination, et pour quelques plaisirs plus grands qui n’existent point encore que dans l’imagination, mais qui existeront même au-dehors de l’imagination.

§ 402

4°. Comme tout ce bien qui est dans l’avenir peut ne point exister, il est sage de donner peu afin d’obtenir beaucoup, et il suffit que ce beaucoup puisse exister, et qu’il y ait beaucoup de vraisemblance qu’il existera.

§ 403

5°. Il n’y a donc de folie qu’à donner beaucoup pour avoir moins, ou à donner peu pour avoir ce qui est impossible.

§ 404

6°. Mais qu’y a-t-il de plus fou et de plus fanatique que de soutenir : que c’est une folie et un fanatisme de donner de très petits biens pour en avoir d’infiniment plus grands et plus durables, lorsqu’ils ne sont pas impossibles, et lorsque leur existence future est très vraisemblable38 ?

§ 405

7°. Quel est le but de la sagesse, n’est-ce pas d’augmenter réellement et très considérablement notre bonheur ? Et qu’importe que ce soit avec le secours de l’imagination, pourvu qu’elle nous produise une grande augmentation réelle d’un bonheur très réel ? N’est-ce pas ce que fait tous les jours pour nous l’imagination des biens qu’elle nous fait désirer et espérer avec passion, et souvent sans nous les faire obtenir : c’est que les plaisirs de l’espérance ont été plus grands et aussi réels que ceux qu’on lui a sacrifiés.

§ 406

8°. De là il suit que nul système n’est si sage, si conforme à la raison universelle et si digne d’estime et de louange que le système du désir et de l’espérance du paradis destiné aux bienfaisants, surtout lorsque ce désir est porté jusqu’à une grande passion.

§ 407

9°. Notre imagination ne fait-elle pas une partie principale de nous-mêmes, et l’Auteur de la raison universelle ne nous fait-il pas entendre, soit par le penchant invincible qu’il nous donne pour chercher en tout notre bonheur, soit par l’idée et le désir du beau ou de la charité bienfaisante, qu’il est de la sagesse humaine de ne rien négliger de tout ce qui est en nous, ni les sens, ni l’imagination, ni le réel, ni l’imaginaire, pour augmenter innocemment notre bonheur ?

§ 408

Nos joies, ne sont-ce pas des plaisirs présents et très réels que nous cause notre imagination ? Ne sont-ce pas des plaisirs très grands, et souvent plus grands que les plus grands plaisirs des sens ? Direz-vous que ce ne sont que des plaisirs faux et purement imaginaires parce qu’ils ne viennent pas des sens ?

OBJECTION XVIII

§ 409

Je comprends bien que l’on peut nous faire, dans divers ouvrages, des peintures agréables de tous les grands plaisirs que les esprits de nos premiers parents auraient goûtés innocemment par le ministère des organes des sens, et de leurs joies purement spirituelles. Je comprends bien que ces peintures agréables peuvent se perfectionner incessamment de siècle en siècle [•] et les désirs du paradis croître dans les hommes à proportion de la beauté, de l’agrément et du nombre de ces peintures.

§ 410

Je comprends bien que la lecture presque continuelle de ces ouvrages, remplis d’idées si gracieuses des plaisirs et des joies du paradis terrestre, pourrait à la longue nous donner une ébauche grossière des grands plaisirs et des grandes joies du paradis céleste, c’est-à-dire de l’état des âmes des bienheureux, et par conséquent causer en nous une forte passion pour pratiquer les œuvres de la charité bienfaisante pour plaire à Dieu, comme les moyens les plus efficaces pour obtenir cette récompense de l’Être souverainement bienfaisant.

§ 411

Je comprends bien de même que ces sortes de lectures multiplieraient par conséquent incomparablement davantage les bienfaits, les bonnes œuvres dans la société humaine.

§ 412

Mais comme, par les lois de l’union de l’âme avec le corps, l’âme est plus sensible et goûte ordinairement beaucoup davantage les grands plaisirs des sens que les grandes joies purement spirituelles, n’est-il pas à craindre que nous ne désirions plus le paradis pour y goûter les plaisirs des sens que pour y goûter les joies purement spirituelles ?

Réponse

§ 413

1°. À considérer selon la vérité le sentiment du plaisir de la musique, par exemple, qui nous vient par l’organe de l’ouïe, il n’est point du tout corporel, il est purement spirituel en ce que l’organe corporel ne peut, par sa nature, ni sentir du plaisir, ni le faire sentir à l’âme : c’est Dieu seul qui le lui fait sentir ; il est vrai que c’est à l’occasion de l’ébranlement, du trémoussement de l’organe corporel, mais cela n’empêche pas que ce plaisir ne soit spirituel, puisqu’il n’y a uniquement que l’esprit qui le goûte, et qui le puisse goûter comme il n’y a non plus que l’esprit qui goûte le plaisir de découvrir la démonstration d’une vérité de géométrie39, de physique ou de politique qu’il avait désiré de découvrir.

§ 414

2°. Que ce soit les plaisirs des sens que l’homme désire le plus en paradis comme les plus grands, cela ne diminue pas le désir du paradis. Or s’agit-il d’autre chose que d’augmenter ce désir jusqu’à la passion ?

§ 415

3°. Je conviens que c’est une erreur de notre imagination de regarder les plaisirs des sens comme les plus grands du paradis, mais qu’importe que nous soyons sujets à cette illusion dans cette vie, pourvu que nous sachions que c’est toujours Dieu seul qui nous fait goûter nos plus grands et nos plus petits plaisirs, et que c’est uniquement lui que nous devons désirer comme l’unique cause immédiate de nos plaisirs et de nos joies ; car nous sentons qu’il ne dépend pas de notre volonté de goûter le plus petit plaisir durant une minute.

§ 416

4°. Après tout, les délices du paradis terrestre tels que nous les imaginons pour les premiers mois entre Adam et Ève, sans maladies, sans douleurs, ce passage perpétuel de plaisirs en nouveaux plaisirs, sans aucune peine, sans aucun chagrin, sans aucun ennui, en vérité ce paradis des hommes grossiers, de pareils délices grossiers qui dureraient sans fin, ne mériteraient-ils pas d’être désirés avec passion, et n’est-ce pas cette passion qui est si désirable dans les hommes du commun pour augmenter leur bonheur de la vie présente40 ?

OBJECTION XIX

§ 417

Je conviens avec vous que, pour obtenir le paradis, il faut être très juste et très bienfaisant pour plaire à Dieu. Je conviens que le désir du paradis, parvenu jusqu’à la passion, rendrait les hommes beaucoup plus justes et bienfaisants qu’ils ne sont. Je conviens que les moyens que vous proposez pour augmenter ce désir jusqu’à la passion sont bons, efficaces et conformes à la nature, c’est-à-dire aux lois de la Providence.

§ 418

Mais de quelle utilité votre ouvrage peut-il être pour ceux qui ont le malheur de mourir hors de la religion catholique et romaine, pour ceux qui ne sont pas chrétiens, comme les Chinois, les Japonais, les Indiens, les mahométans, et qui ne croient pas ce qui est contenu dans le formulaire de notre foi qu’on appelle le Credo, ils auront beau être justes et bienfaisants pour plaire à Dieu, ils ne sont point baptisés ; ainsi ils seront condamnés à l’enfer.

§ 419

De quelle utilité votre ouvrage peut-il être même aux chrétiens, à ceux qui sont baptisés, et qui croient tout ce qui est dans le Credo, et tout ce que croit l’Église romaine, si ces chrétiens sont schismatiques et séparés de communion de l’Église romaine hors laquelle il n’y a point de salut. Tels sont les chrétiens grecs qui sont dans l’empire des Turcs, et qui en font moitié des habitants. Tels sont les Grecs qui vivent sous l’empire des Perses. Tels sont les Moscovites qui ne croient point que le pape soit supérieur en dignité et en autorité à leurs patriarches : ils mourront schismatiques, et par conséquent seront damnés.

§ 420

De quelle utilité votre ouvrage peut-il être aux chrétiens qui sont hérétiques, quoiqu’ils aient la même croyance que nous avons sur les articles du Credo, parce qu’ils ont des opinions condamnées comme erreurs et comme hérésies dans le concile de Trente qui est le dernier concile général. Or tels sont les calvinistes, les luthériens, et les anglicans que quelques-uns soutiennent n’être que schismatiques ; ces peuples font presque la moitié des habitants de l’Europe. Or s’ils meurent dans la religion de leurs parents, ils auront beau être très justes et très bienfaisants, envers les catholiques romains eux-mêmes, pour plaire à Dieu, ils mourront hors de la communion romaine et par conséquent point de paradis pour eux ; car vous savez la maxime : Hors de la vraie Église point de salut41.

§ 421

À l’égard des catholiques romains, votre ouvrage ne leur apprend rien qu’ils ne sussent déjà ; car ils savaient déjà que pour obtenir le paradis, il faut être justes et bienfaisants pour plaire à Dieu. Ainsi je ne vois pas en quoi votre ouvrage peut être utile aux hommes si vous ne les rendez chrétiens, et chrétiens de la communion romaine, sans cela vous n’apportez par votre ouvrage aucune utilité aux hommes.

Réponse

§ 422

1°. Je conviens avec vous de la maxime : Hors la vraie Église, et par conséquent, hors l’Église romaine point de salut ; mais vous conviendrez aussi de la maxime : Sans justice et sans charité bienfaisante pour plaire à Dieu point de salut, même pour les catholiques romains.

§ 423

Or un ouvrage, qui montre aux catholiques des moyens simples, naturels, et efficaces pour désirer passionnément le paradis destiné aux justes et aux bienfaisants, ne leur apporte-t-il pas une grande facilité et une grande disposition à observer la justice et à pratiquer la charité bienfaisante pour plaire à Dieu ; or n’est-ce pas leur apporter une grande utilité ?

§ 424

2°. J’ai eu deux vues dans cet ouvrage ; la première, c’est d’être utile aux catholiques romains pour leur assurer le bonheur de la vie future par une plus exacte observation de la justice et par une pratique plus fréquente de la charité bienfaisante, et la seconde, d’augmenter leur bonheur dans la vie présente, en leur donnant des moyens d’augmenter ces deux vertus parmi eux, et en multipliant par conséquent à l’infini, dans leur société, les actions de bienfaisance.

§ 425

3°. Si le désir passionné du paradis destiné aux bienfaisants doit nécessairement rendre tous les hommes, de quelque religion qu’ils soient, beaucoup plus justes et beaucoup plus bienfaisants les uns envers les autres, n’en seront-ils pas beaucoup plus heureux en cette vie ? Et les catholiques romains eux-mêmes qui sont sous la domination des infidèles ne seront-ils pas mieux traités qu’ils ne sont, si ces infidèles deviennent beaucoup plus bienfaisants, et cela même n’est-il pas d’une très grande utilité, tant pour les chrétiens en particulier que pour le genre humain en général ?

§ 426

4°. Les Saints Pères et nos docteurs conviennent que le plus grand obstacle que l’on rencontre à ramener les infidèles et les schismatiques à notre religion et à notre croyance, c’est qu’il faudrait qu’ils abandonnassent les plaisirs injustes. Or la passion du paradis devenant en eux supérieure aux autres passions, ils ne seraient plus si injustes, et auraient par conséquent de grands obstacles de moins pour embrasser la vraie religion.

§ 427

Or diminuer le nombre et la grandeur de ces obstacles n’est-ce pas apporter une grande utilité à la religion romaine, et au genre humain. Or n’est-ce pas le but de cet ouvrage ?

OBJECTION XX

§ 428

Je conviens que lorsque j’ai vos raisonnements devant les yeux, ils me paraissent si raisonnables que je ne trouve rien de solide à y répliquer. Je conviens encore que je ne saurais croire que ce qui compare, ce qui juge, ce qui raisonne, ce qui sent de la joie en moi et qui est si supérieur en perfections à tout l’univers corporel, tombe à la mort dans un entier anéantissement, tandis que les parties qui composent ma petite machine subsisteront éternellement.

§ 429

Mais d’où vient que lorsque je cesse d’avoir ces raisonnements devant les yeux, lorsque je rentre dans le commerce du monde, tout ce que j’ai vu de solide dans vos raisonnements ne me paraît presque plus qu’illusion de mon imagination. Je ne me propose plus de diriger ma conduite sur le désir et l’espérance d’une immortalité délicieuse. Je me borne, comme à l’ordinaire, à passer le jour présent d’aujourd’hui comme le jour d’hier, et à goûter quelques plaisirs nouveaux, ou à me délivrer de quelques maux, et sans y penser, je borne ainsi réellement tous mes désirs, toutes mes espérances à cette vie présente. Il semble, à juger de mes opinions par ma conduite, que je ne crois rien de solide, rien de réel que cette vie. D’où vient cette espèce de contradiction qui se passe en moi en différents temps ? Quel moyen de rendre le parti de la raison plus fort que le parti de la longue et ancienne habitude ?

Réponse

§ 430

Le seul moyen de rendre le parti de la raison le plus fort ne peut venir que de la longueur du temps qui sera employé à songer à toutes les grandes joies, à tous les grands plaisirs du paradis. Il faut, pour surmonter la force des habitudes de l’enfance et de l’exemple perpétuels des autres hommes, une habitude contraire plus longue de l’usage de la raison. Il faut le temps nécessaire pour que l’exemple des pareils qui espèrent avec passion devienne supérieur au nombre de ceux qui se conduisent comme non-espérants. Jusque-là n’attendez autre chose chez vous que combat de la force de la raison contre la force des opinions vulgaires [•] soutenues par la longue habitude de votre jeunesse et votre enfance.

§ 431

De là il suit que, quoique la raison universelle fasse nécessairement du progrès chaque siècle, que l’on doive espérer que le nombre des hommes d’une conduite raisonnable augmentera considérablement chaque siècle, surtout parmi les peuples qui jouiront plus longtemps de la paix, il faut pourtant un grand nombre de siècles avant que la mode soit venue parmi le monde poli d’espérer avec une grande passion et de sentir un grand plaisir dans cette espérance du paradis des bienfaisants. Ainsi le plus grand bonheur du genre humain [•] qui n’aura de réalité que dans cinq ou six mille ans est encore fort éloigné, mais il est vrai qu’il s’approche tous les jours quoiqu’insensiblement et que le monde va toujours en se perfectionnant du côté de la sagesse et du bonheur.

OBJECTION XXI

§ 432

Il y a dans la conduite des hommes un grand obstacle au grand effet que vous vous promettez du grand désir du paradis : c’est que les plaisirs les plus sensibles que puisse goûter l’âme lui viennent par les organes des sens, et par conséquent elle ne saurait se former une assez grande idée des plaisirs du paradis que sur les idées des plaisirs des sens. Or c’est ce que bien de gens ne sauraient approuver.

Réponse

§ 433

1°. Il y a plusieurs personnes, quoique en petit nombre, qui ont goûté leurs plus grands plaisirs par des voies purement spirituelles. Ceux-là n’ont pas besoin de prendre leurs idées des plaisirs du paradis dans la mémoire des plaisirs qui dépendent des organes corporels42.

§ 434

2°. Il est certain que les plus grands plaisirs que peut sentir l’homme par les organes corporels ont été très innocents et ont existé dans le paradis terrestre durant toutes les journées et toutes les années qu’Adam et Ève y ont passées dans l’innocence, et pourquoi ne pas approuver de se servir des idées des plaisirs innocents, et des joies innocentes du paradis terrestre pour s’élever jusques aux idées des plaisirs et des joies du paradis céleste, et que pouvons-nous faire de mieux que de nous servir des moyens innocents que nous montre l’Auteur de la raison suprême pour nous faire désirer avec passion la possession éternelle du souverain bien ?

OBJECTION XXII

§ 435

J’ai été surpris de trouver aujourd’hui dans Platon, livre dixième de sa République, un endroit qui attribue à Socrate l’opinion où ils étaient tous deux d’une éternité bienheureuse destinée par l’Auteur de la nature aux âmes des hommes vertueux après leur mort, c’est-à-dire après la fin de leur humanité ou de leur voyage sur la terre. Je ne croyais pas qu’il en eût parlé si précisément43. Le voici :

§ 436

Il faut plus que de médiocres efforts, dit Socrate, pour se déterminer toujours contre le vice en faveur de la vertu, on a besoin d’une force d’esprit plus qu’ordinaire, d’une grandeur d’âme très peu commune pour ne jamais chanceler dans la pratique de la justice, et pour n’êtrepoint pris à l’amorce des richesses, ébloui par l’éclat des honneurs, et séduit par les prestiges de la poésie et de la volupté, mais si les difficultés sont grandes, les récompenses proposées les surpassent infiniment, nous n’en avons jusqu’ici touché que la moindre partie.

§ 437

La peine que l’on rencontre à se rendre vertueux mériterait toujours nos travaux quand nous n’aurions pour objet que les récompenses de la vie présente qui dure peu, mais que sera-ce si nous devons en recueillir plus abondamment les fruits dans toute l’étendue immense de la durée qui doit la suivre ? Qu’est-ce que le petit nombre de nos années en comparaison de cette immensité ? Ce n’est qu’un point qui s’évanouit.

§ 438

Une félicité qui se bornerait à quelques jours peut-elle valoir les applications d’un esprit fait pour des siècles infinis ?

§ 439

Loin donc qu’à la mort on doive penser que l’esprit s’anéantit et qu’il perd tout son être, c’est alors qu’il commence à vivre, c’est alors qu’il commence à goûter la beauté, la grandeur et la dignité de sa nature44.

§ 440

Ce passage prouve que Socrate peut bien avoir fait quelque usage de cette opinion dans sa conduite ; car il est certain qu’il passa trente jours après son arrêt de mort sans vouloir consentir à se sauver de prison, ce qui lui aurait été facile, il faut bien qu’il ait désiré et espéré fortement une seconde vie beaucoup plus heureuse que la première.

§ 441

Mais pourquoi cette opinion a-t-elle été si peu suivie parmi les Athéniens ? Et pourquoi avait-elle si peu de part dans la conduite de leur vie ?

Réponse

§ 442

1°. J’ai déjà remarqué que les habitants d’Athènes de ce siècle-là étaient, en comparaison des habitants de Paris de ce siècle-ci, dans l’enfance de la raison, et que peu de philosophes voyaient alors l’extrême distinction et l’extrême différence qui est entre les deux substances également durables dont l’homme est composé, l’une sans étendue, incapable de division, de figure et de mouvement, mais capable de sentir la douleur et le plaisir, capable d’apercevoir, de comparer et de raisonner, l’autre incapable de sentir, d’apercevoir, de raisonner, mais capable de figure, de division, de mouvement et de repos, et ces philosophes eux-mêmes pensaient peu souvent à ces matières.

§ 443

2°. Ceux qui y avaient pensé par simple curiosité ne sentaient pas toute l’importance de cette opinion, soit par rapport au bonheur de la vie présente, soit par rapport au bonheur de la vie future, et si Socrate en a fait quelque usage sur la fin de sa vie, c’est qu’à force de méditer et de parler souvent sur ce sujet45, il avait pris l’habitude d’y songer fort souvent dans un âge avancé, dans lequel on est moins sensible aux plaisirs de la vie présente que dans la jeunesse.

OBJECTION XXIII

§ 444

Les gens du monde qui lisent nos livres de morale trouvent mauvais que l’on y parle si souvent des récompenses et des punitions de la seconde vie. Ce sont, disent-ils, de bons et de grands motifs que l’enfer et le paradis, mais ces auteurs ne pourraient-ils pas nous porter à l’observation de la justice et à la pratique de la bienfaisance par les seuls motifs des récompenses de la vertu et des punitions du vice, telles qu’on les voit dans la vie présente ; car enfin, ajoutent-ils, quoique les motifs de la seconde vie soient plus grands en eux-mêmes, ils sont cependant moins sensibles, et par conséquent moins grands par rapport à nous qui sommes bien plus touchés du sensible, quoique petit et passager, que du spirituel, quoique infiniment grand comme éternel. De là il suit que les récompenses et les punitions de la seconde vie sont des motifs qui font beaucoup moins d’impression sur notre esprit que les récompenses et les punitions de cette vie présente.

Réponse

§ 445

Je conviens que les auteurs de morale, pour éloigner les lecteurs de toute injustice et pour leur faire pratiquer la bienfaisance, doivent employer les exemples des punitions et des récompenses que les honnêtes gens reçoivent dès cette première vie [•]. Je crois même que nos livres de morale se perfectionnent de siècle en siècle, surtout en montrant par exemples combien les différentes injustices causent de chagrin et rendent la vie malheureuse et combien les hommes doux, modérés et bienfaisants ont de supériorité de bonheur sur leurs pareils, chacun selon sa condition. Mais je soutiens en même temps que ces écrivains ne sauraient faire trop d’usage des motifs qui naissent des punitions et des récompenses de la seconde vie, et cela par deux raisons.

§ 446

La première : c’est que nous savons par l’expérience de tous les siècles et de tous les peuples, et surtout de toutes les nations païennes, parmi lesquelles l’opinion de la punition et de la récompense de la seconde vie n’avait presque aucune force, et ne faisait aucune impression sur la plupart des esprits, nous savons, dis-je, que les motifs de la vie présente ne suffisaient pas aux écrivains de ce temps-là pour persuader les hommes, pour les rendre justes et bienfaisants, et pour leur faire surmonter la colère et les autres passions opposées au bonheur de la société. Or de là il suit naturellement que les écrivains de morale d’aujourd’hui ne doivent jamais omettre le motif de la punition et de la récompense de la seconde vie, quand ces motifs ne devraient opérer sur la plupart des esprits que le tiers ou la dixième partie de ce qu’opèrent les motifs de la vie présente.

§ 447

La seconde raison que les auteurs moralistes d’aujourd’hui ont de faire un usage fréquent des motifs de crainte et d’espérance de la seconde vie, c’est que la faiblesse de ces motifs, quelque grands qu’ils soient en eux-mêmes, ne vient que de ce que, ni dans notre éducation, ni dans le commerce du monde, ni dans nos livres, nous n’en faisons pas la vingtième partie de l’usage que nous en devrions et que nous en pourrions faire, quand ce ne serait que pour augmenter notre bonheur dans cette première vie.

§ 448

Or de là ne suit-il pas que pour fortifier ce motif de la seconde vie pour augmenter notre bonheur, les moralistes ne sauraient nous les représenter trop souvent à l’esprit dans leurs ouvrages, nous les peindre trop vivement et nous y faire faire trop souvent une attention sérieuse, et n’est-ce pas la grande répétition de ces idées qui en peut former l’habitude et en faire la grande force ?

§ 449

Il est vrai que ces auteurs devraient varier les images de ces récompenses éternelles pour en augmenter l’effet, mais sans en diminuer jamais la répétition toutes les fois qu’il est nécessaire de rappeler les grands motifs pour nous faire préférer une œuvre de bienfaisance à quelque plaisir présent, par le plaisir supérieur d’une grande espérance.

§ 450

Tout homme raisonnable est forcé d’opter entre le système de l’immortalité et le système de l’anéantissement prochain de la substance qui sent en nous tantôt du plaisir, tantôt de la douleur.

§ 451

Optez-vous l’opinion de l’anéantissement ? Ne sentez-vous pas que c’est un grand malheur pour vous de n’avoir plus jamais à espérer aucune connaissance, aucun plaisir, aucune joie après la fin de cette vie, et de vous voir cependant avancer tous les jours, à grands pas, vers ce terrible anéantissement ?

§ 452

Optez-vous le système de l’immortalité et de la récompense éternelle des justes et des bienfaisants ? N’est-ce pas une grande consolation dans les malheurs de cette première vie ? L’espérance de cette admirable récompense sans fin ne vous produit-elle pas un plaisir très réel dès cette première vie, et ce plaisir ne sera-t-il pas d’autant plus grand que vous ferez tous les jours plus d’usage de cette espérance ?

§ 453

Or que peuvent faire de mieux les auteurs de morale que de travailler à fortifier tous les jours en vous cette espérance si précieuse, en la présentant souvent à votre esprit ? Ainsi pouvez-vous jamais vous plaindre avec raison de ce qu’ils vous répètent si souvent l’état heureux de la vie future des gens de bien, soit lorsqu’ils fortifient les fondements de votre espérance, soit lorsque par leurs agréables peintures ils fortifient en vous le désir de goûter de semblables délices éternelles, en récompense de vos œuvres de bienfaisance passagère ?

OBJECTION XXIV

§ 454

Nous ne voyons point Dieu, nous ne l’entendons point de la manière dont nous entendons et dont nous voyons les hommes. Ainsi nous ne saurions jamais être bien sûrs de son existence.

Réponse

§ 455

1°. Il est vrai que vous ne le voyez, que vous ne l’apercevez que par réflexion et par raisonnement en voyant les effets visibles d’une puissance ou d’une cause qui est invisible à vos yeux, mais cette puissance n’est-elle pas très visible, c’est-à-dire très sensible à votre esprit, c’est-à-dire très sensible à votre raison par ses effets visibles ? Car qui a fait tous les objets que vous sentez, les uns par vos yeux, les autres par vos autres sens ?

§ 456

2°. C’est votre âme qui les voit, qui les sent, c’est votre esprit qui connaît votre machine, c’est votre âme qui entend la voix de cette machine, c’est votre âme qui voit par raisonnement que vos parents n’étant pas assez habiles machinistes pour faire votre machine, il faut qu’il y ait un premier machiniste très habile et très puissant pour faire de pareilles machines que les leurs et la vôtre. Vous voyez donc aussi certainement son existence par votre raison que vous avez vu que, sans sa toute-puissance et sa sagesse, l’existence de vos parents et la vôtre était impossible.

§ 457

3°. Vous ne sentez point votre âme par vos yeux, mais vous la sentez, vous l’apercevez par votre raison. Vous sentez que vous avez l’idée de votre main, et que votre main, ni aucune partie de votre machine, ne saurait avoir cette idée. De là vous concluez que votre âme est un être existant, quoique invisible, entièrement distingué de votre machine, dans laquelle il n’y a que des parties de matière. Il y a donc des êtres invisibles, des puissances invisibles [•], et vous en êtes aussi sûr que de l’existence des objets visibles que vous voyez.

§ 458

Votre main a-t-elle l’idée d’une main ? Est-ce votre cerveau qui a l’idée des traces de votre cerveau ou que l’on y imagine pour former votre mémoire ? Le muscle de votre cœur sait-il qu’il y a chez lui du sang, et deux cavités, l’une plus petite que l’autre ?

§ 459

C’est votre poumon qui respire, mais est-ce votre poumon qui désire ? Vous sentez du plaisir à voir certains objets ; qui est-ce qui vous fait sentir ce plaisir ? Ce n’est pas vous, puisque, s’il ne tenait qu’à vous, vous le sentiriez plus longtemps, vous sentiriez pareil plaisir à voir cent autres objets qui ne vous en font point sentir. Il existe donc une puissance invisible et bienfaisante qui vous fait sentir du plaisir [•], et vous en êtes sûr sans jamais l’avoir vue.

§ 460

4°. Pourquoi, quand vous mangez de bons fruits, sentez-vous du plaisir ? Est-ce parce que vous voulez en sentir ? Si cela était, vous ne vous en dégoûteriez jamais, cependant vous vous en dégoûtez, et votre plaisir cesse. Il y a donc quelque cause de ce plaisir autre que votre volonté, et voilà cette puissance invisible que vous cherchez ; vous le sentez par votre raison en sentant du plaisir, soit par vos yeux, soit par votre palais, et par votre langue [•]. Vous êtes donc sûr de l’existence d’une puissance que vous ne voyez point, par les effets que vous voyez, que vous sentez.

§ 461

5°. Vous désirez des connaissances que vous n’avez point quand vous les désirez. Donc celles que vous avez ne viennent pas de votre seule volonté. Il y a donc une autre cause de vos connaissances que votre désir. Voilà ce que vous montre votre raison, et cette cause, cette puissance infinie et invisible dont vous sentez l’existence, c’est ce que nous appelons Dieu.

§ 462

6°. Vous remuiez hier votre bras, votre main, et vous croyiez que c’était par votre seule volonté, aujourd’hui vous voulez le remuer et il ne se remue point, donc il ne se remuait pas par votre seule volonté, c’était donc une autre puissance que la vôtre, une autre volonté que la vôtre qui était la cause de ce mouvement, puisque vous avez la même volonté et que votre bras n’a pas le même mouvement46.

§ 463

Vous vouliez hier que ce bras fût vivant et obéissant, et il l’était, vous le voulez aujourd’hui, et il est paralytique, il ne saurait plus vous obéir jusqu’à ce que la machine soit rétablie par la cessation des obstructions qui empêchent la circulation du sang et des esprits, ou enfin les fonctions du bras.

§ 464

7°. Or vous sentez que ces obstructions, et cette circulation du sang et des esprits, et ces fonctions, ne dépendent point de votre volonté, puisque vous voulez que ces fonctions recommencent, et qu’elles ne recommencent point. Ce n’est donc point votre âme seule qui rend votre bras vivant.

§ 465

Il y a donc une autre puissance que vous qui vous environne sans cesse, qui vous donne la vie et le pouvoir de remuer votre bras, qui vous donne vos idées, vos connaissances, et surtout, qui vous donne vos plaisirs. Votre existence dépend de la sienne, vous la sentez par votre raison comme vous sentez les objets par vos sens47.

§ 466

8°. Vous savez qu’il n’y a point d’homme sur la terre qui soit âgé de trois cents ans. Les physiciens, les médecins croient que, suivant les lois du mouvement, il faut que les canaux de la circulation du sang et des esprits, qui s’épaississent et s’étrécissent tous les ans peu à peu après la jeunesse, soient enfin bouchés presque tous en deux ou trois cents ans de vie. Mais qui est-ce qui a fait ces lois du mouvement suivant lesquelles il faut que nous vieillissions et que nous cessions de vivre ?

§ 467

Nous ne connaissons ces lois que par nos expériences, preuve qu’elles pouvaient être différentes et qu’elles sont arbitraires de la part du Tout-Puissant et qu’elles sont des effets d’une volonté libre et toute-puissante. Donc nous sentons l’existence actuelle de cette puissance qui est invisible à la vérité à nos yeux, mais qui est très sensible à notre raison.

§ 468

9°. Je conviens que, tandis que notre esprit est assujetti aux mouvements qui arrivent dans notre machine, nous ne faisons presque point usage de notre intelligence, de notre raison, et que, faute d’un grand usage, nous ne voyons que très peu et comme à travers un nuage ce qu’elle nous fait apercevoir.

§ 469

Mais ne m’est-il pas permis d’espérer qu’à ma mort mon esprit n’étant plus dans cet assujettissement, ma raison se fortifiera sans cesse et qu’elle sentira beaucoup plus les choses agréables qu’il ne faisait par les organes des sens ?

§ 470

Ne puis-je pas espérer que, voyant de plus en plus les effets du Tout-Puissant, je sentirai plus vivement le plaisir d’admirer, par la connaissance des effets admirables de cette toute-puissance infiniment sage ?

§ 471

Ne puis-je pas espérer que mon esprit aura des plaisirs qui n’auront point de fin, et qui croîtront sans cesse par la présence de la souveraine beauté et de la source inépuisable des joies inexprimables destinées aux saints, c’est-à-dire aux bienfaisants ?

RÉCAPITULATION

§ 472

Le sujet qui regarde non seulement l’immortalité de l’âme, la durée éternelle de cette substance qui fait partie de l’homme, mais encore son bonheur éternel, est sans contredit le sujet le plus intéressant que l’homme puisse traiter, et c’est pour cela que j’ai travaillé dans cet ouvrage à éclaircir et à démontrer trois importantes vérités.

§ 473

La première, qu’il y a pour les bienfaisants des fondements suffisants pour leur faire espérer un paradis éternel, c’est-à-dire un état continuel de sentiments de plaisirs et de joies durant un temps infini.

§ 474

La seconde, que l’on peut dans la suite des siècles mettre en œuvre des moyens suffisants pour rendre cette espérance assez vive et une passion assez grande dans la plupart des hommes pour les rendre très justes, très bienfaisants les uns envers les autres, et par conséquent beaucoup plus heureux qu’ils ne sont.

§ 475

La troisième, c’est qu’il est d’un très grand intérêt de tous les États souverains de commencer à concourir par des récompenses et par des règlements à faire trouver et à faire pratiquer, surtout dans l’éducation des enfants, les moyens les plus propres pour augmenter le désir et l’espérance du paradis destiné aux bienfaisants et pour l’augmenter jusqu’à la passion.

§ 476

Or c’est au lecteur à profiter pour lui-même dans une seconde lecture de ce que j’ai dit de raisonnable et d’intéressant. C’est à moi à profiter des observations des bons esprits pour perfectionner cet ouvrage. C’est aux amateurs de la sagesse, mes successeurs, à lui donner plus de force, et une forme plus agréable et plus persuasive ; mais c’est au gouvernement à les exciter au travail, à mettre en mouvement [•] les plus habiles, les plus sages d’entre les philosophes religieux pour découvrir les meilleures méthodes, les meilleures formules et à faire ensuite exécuter avec autorité ce qu’ils auront démontré avec sagesse.

OBJECTION XXV [•]

§ 477

Vous avez raison de dire que la substance spirituelle qui n’a plus de perfections survivra au moins autant que la substance corporelle ou que la matière qui en a beaucoup moins et de moins estimables, mais vous ne démontrez pas qu’il est impossible que la matière ne dure pas toujours.

Réponse

§ 478

1°. Je n’ai garde de démontrer l’impossibilité de l’accroissement de la substance corporelle puisque ce n’est pas un être nécessaire mais dépendant de l’Être suprême, seul nécessaire. Mais comme il est plus vraisemblable que la matière durera toujours, c’est-à-dire sans fin ou éternellement, qu’il n’est vraisemblable qu’elle soit anéantie dans un temps marqué ou non marqué, et que la supériorité de vraisemblance suffit pour fonder une opinion prudente et sage, j’ai prouvé suffisamment à l’homme sage la durée éternelle de la substance spirituelle.

§ 479

2°. De futuris contingentibus non datur scientia sive demonstratio sed tantum de verisimilioribus opinio prudens concipitur48.


1.Voir « Discours sur la véritable grandeur et sur la différence entre le grand homme et l’homme illustre », Mémoires pour l’histoire des Sciences et des beaux Arts (Mémoires de Trévoux), janvier 1726, p. 146-179, repris in abbé Séran de La Tour, Histoire d’Épaminondas, Paris, Didot, 1739. OPM, t. IV, Observations sur les Vies des hommes illustres ; ibid., t. X, Agaton, archevêque très vertueux, très sage et très heureux ; ibid., t. XI, Sur le grand homme et l’homme illustre ; Observations pour rendre la lecture des hommes illustres de Plutarque plus agréable et plus utile ; ibid., t. XIV, Discours sur le grand homme.
2.Dans la préface du ms. R126 (BPU Neuchâtel) qu’il ajoute aux Observations sur l’essentiel de la religion, l’abbé de Saint-Pierre précise qu’il a trouvé le terme de bienfaisance dans le Dictionnaire nouveau françois-latin de Charles Pajot (S. J.) (La Flèche, Griveau, 1644) ; sur la substitution du terme bienfaisance au terme charité, voir Essentiel, § 27.
3.Jean, IV, 24.
4.Renvoi à l’éthique de réciprocité ou règle d’or, telle qu’elle est énoncée dans le Nouveau testament : « Faites donc aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent : car c’est là la loi et les prophètes » (Mt, VII, 12, trad. Lemaître de Sacy [1667], in La Bible, Paris, R. Laffont, 1990).
5.Voir OPM, t. XIII, Dialogues sur la divinité de l’Alcoran et du Vedam, dans lesquels l’abbé de Saint-Pierre fait converser un mahométan (Soliman) et un philosophe indien (Calani).
6.Le Coran est connu en France à l’époque par la version de Du Ryer (L’Alcoran de Mahomet, Paris, A. de Sommaville, 1647).
7.Descartes ne dit pas que le corps humain est une machine, mais il le compare à une machine très complexe dans son Traité de l’homme, A.T. XI, 119-120. Dans Les Passions de l’âme, art. VII, il parle de « la machine de notre corps ».
8.Voir Descartes, Traité de l’homme, « Description du corps humain », A.T. XI.
9.Les anatomistes de l’époque définissent le thymus (glande thyroïde), situé à l’endroit où se partagent la veine cave et l’aorte, comme « glande conglobée ».
10.Descartes, Les Passions de l’âme, art. VI, « Quelle différence il y a entre un corps vivant et un corps mort ».
11.Descartes, Lettre à Newcastle, 23 nov. 1646, A.T. IV, 574 : « […] notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais […] il y a en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent sans se rapporter à aucune passion ».
12.Dans la cinquième partie du Discours de la méthode, après avoir défini les fonctions du corps humain selon le modèle des automates, Descartes établit l’absence d’âme raisonnable chez l’animal par l’absence de langage. Dans l’art. L des Passions de l’âme, il dit que « les bêtes n’ont point de raison, ni peut-être aucune pensée ». Mais La Fontaine, dans le « Discours à Mme de La Sablière » (Fables, livre IX), plaide en faveur des bêtes qui ont « Non point une raison selon notre manière / Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort » (« Les deux Rats, le Renard et l’Œuf », L. IX, suite du Discours, v. 27-28). Notons que dans le Discours comme dans ses Fables, La Fontaine reprend des images de Gassendi et de Bernier qui en vulgarisa les thèses.
13.« Sous le gouvernement d’un Dieu juste, nul ne peut être malheureux s’il ne l’a mérité » (Saint Augustin, « Contre Julien », P.L., t. XLV ; cf. Essentiel, § 78 ; Voir infra, § 386.)
14.« Ils voient les peines, mais ne voient pas l’huile » (nous traduisons) : l’huile au sens figuré de l’abondance des dons de Dieu : voir Bergier, Dictionnaire de théologie, vol. II, art. « Huile », in Encyclopédie théologique, Paris, Migne, 1850, t. XXXIV.
15.Ici encore comme dans les paragraphes qui suivent, la position de l’abbé de Saint-Pierre est très fontenellienne. Voir Dissertation sur les Anciens et les Modernes, De l’origine des fables, « Sur l’Histoire ».
16.Voir l’article de Patrizia Oppici, « “Paradis aux bienfaisants” : l’idée de bienfaisance chez l’abbé de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (25-27 septembre 2008), Carole Dornier et Claudine Poulouin (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen (Symposia), 2011, p. 147-157.
17.Voir la note relative au § 142, chap. 2.
18.Il s’agit de L’Art de se connaître soi-même (1692).
19.Voir OPM, t. XV, Pensées sur l’Homme Immortel, p. 243-263.
20.« Que le monde se rompe et s’écroule, ses débris le frapperont sans l’effrayer » (Horace, Odes, livre III, 3, v. 7-8, François Villeneuve [trad.], Paris, Les Belles Lettres, 1929).
21.Descartes explique ce rapport entre les objets extérieurs, le nerf optique et la mémoire, dont le cerveau inférieur est le siège, par le jeu des esprits animaux (Traité de l’homme, A.T. IX).
22.Sur l’échelle des élites redéfinie sur le critère du mérite, voir Claudine Poulouin, « Les élites selon l’abbé de Saint-Pierre », in Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743)…, p. 91-104.
23.Voir OPM, t. VI, Projet d’éducation des dauphins et autres princes héréditaires et Sur l’éducation domestique du dauphin.
24.Furetière fait observer, dans l’article « Alchymiste » de son Dictionnaire : « quand on met ce mot tout seul, on dit plutôt alchymiste ; et alors il est substantif. Quand on le joint avec quelque autre pour épithète, on dit plutôt Chymiste ». Et il donne pour exemple « un médecin chimiste ». Il n’y a pas d’article « Chimiste » dans son Dictionnaire. Mais dès le renouvellement de l’Académie royale des sciences, on parle de « chimiste » comme adjectif ou comme nom.
25.Sur la question de la nature de la vérité déterminée dans les énonciations qu’on peut former sur les contingents futurs, voir Leibniz, Generales inquisitiones de analysi notionum et veritatum (traduction avec introduction et notes de Jean-Baptiste Rauzy, Paris, Presses universitaires de France, 1998). Dans ses Essais de Théodicée, assurément l’une des sources importantes de l’abbé de Saint-Pierre dans ses textes sur la religion (voir Agaton, Introduction), Leibniz évoque également la théorie de la probabilité comme logique des événements contingents.
26.François Aubry de La Mottraye, Voyage du Sr. A. de La Moteray en Europe, Asie, Afrique […], La Haye, T. Johnson et J. Van Duren, 1727, 2 vol., in fol.
27.Malebranche, De la recherche de la vérité, J.-C. Bardout (éd.), Paris, Vrin, 2006, livre II, Partie III, « De la communication contagieuse des imaginations fortes », p. 353-404.
28.Voir Projet pour perfectionner l’éducation des filles et Observations sur le dessein d’établir un bureau perpétuel pour l’éducation publique dans les collèges, in Œuvres diverses, Paris, Briasson, 1730, t. II.
29.Voir Pascal : « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (Pensées, Philippe Sellier [éd.], Paris, Classiques Garnier, 1991, § 159).
30.L’expression rétablie entre crochets est absente du texte de BPU Neuchâtel, ms. R270.
31.Le terme renvoyant aux « imaginations vaines » (Furetière, 1690) que certains esprits se forgent est alors entendu comme très disqualifiant, l’imagination étant un mode de pensée lié au corps, et non purement intellectuel. C’est avec mépris que Louis XIV qualifiait Fénelon de « chimérique ».
32.Cette position de l’abbé de Saint-Pierre concernant une ignorance largement partagée, comme l’observation qu’il fait dans les paragraphes suivants sur la rareté des esprits forts, est également très fontenellienne de même que l’idée qu’un lent progrès des connaissances est possible grâce à l’éducation. Voir Fontenelle, Histoire des oracles, Paris, G. de Luynes, 1686, et « De l’origine des fables », in Œuvres diverses, Paris, M. Brunet, 1724, t. I.
33.Les Cafres ou Caffres désignent les habitants de l’Afrique méridionale mal connue des Européens de l’époque ; on appelait Hottentots ceux qui avaient été observés près du Cap de Bonne-Espérance. Ces peuples étaient considérés comme sans loi et sans religion, la part la plus grossière de l’humanité (Moréri, Grand Dictionnaire historique, Lyon, Gyrin et Rivière, 1683 [3e éd.], art. « Cafrerie » ; François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002).
34.Voir Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II, partie III, « De la communication contagieuse des imaginations fortes », chap. premier, « De la disposition que nous avons à imiter les autres en toutes choses », p. 353-362.
35.« Un dieu juste ne peut pas ordonner des choses impossibles » ; voir infra, § 390-391 et Essentiel, § 78 et note.
36.Voir aussi Essentiel, § 78 et note. L’utilisation que fait l’abbé de Saint-Pierre de ces deux citations illustre de façon significative son indifférence pour les questions théologiques. On le voit dans le paragraphe suivant : ces « principes » qui furent au cœur de débats théologiques importants ne sont pour lui que des « maximes de la raison universelle ». Voir aussi supra, § 127 et note.
37.Voir supra, § 385.
38.L’abbé de Saint-Pierre reprend à Malebranche (De la recherche de la vérité, livre III, parties II et III) cette dramatisation de l’imagination, susceptible d’affaiblir, voire de dévoyer la raison en fanatisme et en folie, mais capable aussi de participer à la création d’un langage commun aux hommes lorsque la faculté de produire des images est mise au service de la raison.
39.Voir Fontenelle, « Préface sur l’utilité des mathématiques et de la physique », in Œuvres, Paris, Brunet, 1758, t. X, p. 13 : « L’esprit a ses besoins, et peut-être plus étendus que ceux du corps. Il veut savoir ; tout ce qui peut être connu lui est nécessaire ; et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité, rien n’est peut-être plus glorieux pour lui, que le charme que l’on éprouve, et quelquefois malgré soi, dans les plus sèches et les plus épineuses recherches de l’algèbre ».
40.Sur la représentation des plaisirs grossiers de l’Eden, voir « Le Mondain » de Voltaire (1736).
41.Se plaçant face aux différentes religions qu’il vient d’évoquer, l’abbé de Saint-Pierre ajoute l’adjectif « vraie » à la formule prononcée par saint Cyprien, souvent reprise par l’Église catholique : « Hors l’Église, point de salut ».
42.Cette allusion très platonicienne à la capacité des seuls philosophes (ou spirituels) d’accéder à la vérité par l’usage de la raison prépare l’Objection XXII (infra) qui commente un passage de La République de Platon.
43.Si l’on continuait de consulter la traduction qu’avait donnée Loys Le Roy de La République (1533, réimp. en 1600), André Dacier en avait publié une nouvelle traduction à Paris (Imprimerie royale, Anisson, 1699), réimprimée en 2 vol. chez Anisson (1701 et 1706). Dans le Discours qu’il place en tête du premier volume, André Dacier présente la mort de Socrate comme une anticipation du sacrifice du Christ et Platon comme le philosophe ancien qui s’est fait une idée parfaite de l’immortalité de l’âme, de la justice et de l’existence d’un dieu bon qui récompense les justes et punit les méchants.
44.Voir République, X, 608b-608d.
45.L’abbé de Saint-Pierre projette sur Socrate son propre principe de l’accoutumance à se penser dans la perspective de la seconde vie.
46.Si le regard cartésien voit la machine dans le corps humain, ce corps n’est pas une pure machine qui se remue de soi-même ; une âme est unie à ce corps qui agit à travers lui. Voir Descartes, Traité de l’homme, A.T. XI, 180.
47.Chez Descartes, le savoir que nous avons de notre corps est subordonné à sa connaissance par les idées, Dieu étant l’auteur raisonnable de notre situation de fait. Il se peut aussi que l’abbé de Saint-Pierre pense à la solution leibnizienne de la question : chaque substance étant comme un monde à part mais l’hypothèse de concomitance (harmonie préétablie) instituée par Dieu permet qu’il y ait un accord entre elles comme si elles communiquaient. Voir GP, IV, 484 (Leibniz, Philosophische Schriften, Carl Immanuel Gherhardt [éd.], Berlin, Weidmann, 1875-1890 ; réimp. Hildesheim, Olms, 1978).
48.« On ne peut connaître ni démontrer les futurs contingents mais il est possible de fonder des conjectures pertinentes sur des vraisemblances » (nous traduisons).