La Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum nova de Montfaucon, fruit d’un siècle de travaux mauristes

La BBMN imprimée de 1738

Page de titre du premier tome de la BBMN (1738, imprimé en 1739)
© gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Au mois de septembre 1738 sortait des presses de Briasson, avec la date de 1739, en deux tomes in-folio – au total, plus de 1 800 pages –, ce qui demeurera un monument de la catalographie moderne. Avec sa BBMN, le bénédictin Bernard de Montfaucon (1655-1741) voulait se situer dans une tradition inaugurée au siècle précédent par le jésuite Philippe Labbe (1607-1667), auteur d’une Bibliotheca bibliothecarum, plusieurs fois éditée entre 1633 et 1672. Mais en publiant une telle somme, fruit, à ce qu’il dit, d’un travail de plus de quarante ans, Montfaucon avait surtout l’ambition de surpasser le travail de son prédécesseur : dans une note autobiographique écrite quelques semaines ou quelques mois seulement après la parution de la BBMN, il n’hésite pas à considérer ces deux volumes comme l’une de ses plus belles réussites : c’est l’« ouvrage le plus utile et le plus intéressant que j’ai fait en ma vie », écrit-il1. C’est que la BBMN, qui se voulait avant tout un instrument de travail, entendait être un catalogue de catalogues, et de « catalogues des bibliothèques […] de toute l’Europe »2.

La publication de la BBMN, attendue depuis de longues années par de nombreux correspondants de Montfaucon et par les souscripteurs, n’a sans doute pas reçu un accueil à la hauteur du labeur qu’elle avait nécessité. Plusieurs fois reportée – l’impression du premier tome était terminée dès 1735 –, la publication aura manqué d’une révision d’ensemble et ne sera pas exempte d’imperfections, dues tout autant à la masse documentaire vite devenue insurmontable qu’à l’âge avancé de Montfaucon, dont c’est là le dernier grand ouvrage3. La composition de ces deux volumes trahit, en effet, en plus d’un endroit le caractère composite du recueil : si les volumes présentent un classement géographique en général cohérent (les bibliothèques étrangères dans le premier tome, les bibliothèques françaises dans le second), on trouvera dans le second volume des inventaires de bibliothèques italiennes ou grecques ; dans le second volume, plusieurs inventaires d’une même bibliothèque seront imprimés à plusieurs centaines de pages de distance ; de même, le lecteur aura à feuilleter deux index (l’un, de plus de 230 pages, ajouté in extremis à la fin des pièces liminaires, paginées en chiffres romains au début du premier volume ; l’autre, de plus de 150 pages, à la fin du second volume) ; une dernière section d’« Additiones », enfin, est même imprimée, à la fin du second volume, à la suite de l’index (p. 1664-1669, après un saut de cent numéros dans la pagination).

Mais avant d’être imprimée (avec les difficultés que l’on vient de rappeler), la BBMN existait déjà, et depuis plusieurs décennies, sous la forme de deux volumes manuscrits, rassemblés, en dernière analyse, dès avant l’année 1713. Il est important ici d’apporter plusieurs précisions qui aideront le lecteur à bien comprendre les informations données dans les notices liminaires des inventaires édités.

La BBMN de dom Jean Le Maître (1720)

Table des matières de la BBMN manuscrite recopiée par dom Jean Le Maître (1720) © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dans l’article pionnier qu’il a consacré à la genèse de la BBMN4, Pierre Petitmengin a mis en lumière l’activité de l’un des plus proches collaborateurs de Montfaucon – le seul qui soit nommément cité dans la préface : dom Jean Le Maître (1670-1740), bénédictin de l’abbaye de Saint-Denis, responsable en 1720 d’une mise au propre de l’ensemble de la documentation rassemblée jusque-là par Montfaucon et ses assistants, ainsi que d’un index des auteurs.

L’exemplaire transcrit de la main de dom Le Maître est, pour l’essentiel, aujourd’hui perdu5 : il est probable que, du fait du soin que le mauriste avait mis dans sa confection et de l’homogénéité du recueil ainsi constitué, cette copie ait été confiée à l’imprimeur et que celui-ci s’en soit ensuite débarrassé. De la copie de dom Le Maître, on a, en revanche, conservé, outre l’index, la table des matières, qui en indique les différentes entrées et le numéro de page correspondant. La reconstitution que l’on peut donc s’autoriser à faire de cet intermédiaire perdu6 nous renseigne sur l’insertion et la position de telle liste, reprise dans la BBMN imprimée, dès la mouture de 1720.

Ainsi, lorsque, pour une liste donnée, on indique qu’elle se trouvait dans la « Bibliotheca de dom Le Maître », ou qu’on la désigne (dans l’entrée « Répertoire(s) » de la notice liminaire) par un numéro précédé de « LM », cela signifie que la BBMN imprimée a reproduit un document qui se trouvait déjà inséré dans l’exemplaire copié par dom Le Maître en 1720 ; en l’absence d’autre indice chronologique (identification du document original ; présence dans la « proto-BBMN de 1713 » [voir ci-dessous]), 1720 fournira donc pour la datation du document étudié le seul terminus ante quem assuré.

La « proto-BBMN » de 1713

Mais, dès avant 1720, Montfaucon conservait par-devers lui un catalogue manuscrit, que certains de ses contemporains disent avoir consulté et qu’il exploite lui-même pour satisfaire aux demandes de plusieurs correspondants. Le plus ancien témoignage que nous en connaissions se lit dans une lettre envoyée au début de 1714 au savant anglais Peter Needham, dans laquelle il écrit posséder « presque cent catalogues »7. Près de vingt ans plus tard, il précisera au cardinal Querini : « J’ai fait un grand recueil de près de cent bibliothèques de manuscrits en deux volumes in-folio »8.

Le contenu ce « grand recueil » décrit par Montfaucon dès 1714 correspond, en réalité, à un ensemble de documents de natures et d’époques très variées, dont une partie seulement est de la main de Montfaucon. Il s’agit de notes et de listes établies par divers bénédictins de la congrégation (certains documents remontent aux années 1630) qui occupaient 2 430 feuillets, paginés de la main même de Montfaucon, et répartis en deux tomes, le premier d’abord consacré aux bibliothèques d’Italie, puis qui devait accueillir des catalogues d’autres bibliothèques étrangères, le second dédié aux bibliothèques françaises, principalement dans un premier temps les bibliothèques des abbayes bénédictines de France.

Reconstitution virtuelle de la proto-BBMN de 1713

Ces deux volumes, déreliés dès avant le transport de la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés à la Bibliothèque nationale, ne nous sont connus que de manière parcellaire, grâce à une « Tabula » rédigée par Montfaucon lui-même, qui donne une liste des possesseurs et des pages correspondant à l’emplacement des inventaires concernés dans l’état primitif de la BBMN manuscrite, puis par les feuillets eux-mêmes qui, placés dans de nouveaux recueils factices, ont toutefois conservé l’ancienne pagination de Montfaucon. Un troisième volume (aujourd’hui ms. Paris, BNF, lat. 11883, f. 1r-137v) complétait initialement les deux premiers : un index des auteurs (et des vies de saints, rangées à part), précisément daté de l’année 1713 et attribué dans une note liminaire à dom François de Faverolles, comme dom Le Maître moine de Saint-Denis9. On peut désormais consulter une reconstitution virtuelle du recueil dans son état d’origine en ligne.

Ainsi, la mention, dans la notice liminaire d’un inventaire, de la « (proto-)BBMN de 1713 » ou d’une « pagination Montfaucon » signifie que le document reproduit dans l’imprimé se trouvait déjà dans l’exemplaire manuscrit en deux volumes indexé en 1713 ; la confection de l’inventaire en question est donc à dater au plus tard de 1713.

Autres inventaires et catalogues conservés dans les archives mauristes

Hormis les documents réunis par Montfaucon dans l’une ou l’autre BBMN entre les années 1700 et 1738, on a conservé près de 900 autres documents divers (listes, inventaires ou catalogues proprement dits, mentions éparses de livres manuscrits dans la correspondance, dans des notes savantes ou dans des papiers de travail). Rassemblés dès le XVIIe siècle par les bénédictins de Saint-Germain-des-Prés, ils ont été utilisés par plusieurs générations d’érudits et ont parfois servi à la préparation d’éditions des Pères ou d’ouvrages historiques.

Cette documentation a trouvé place dans une partie de la bibliothèque de l’abbaye, appelée « magasin », qui devait, sous le Directoire, gagner la Bibliothèque nationale et donner naissance au « Résidu Saint-Germain ». Depuis le milieu du XIXe siècle, ces archives littéraires ont été reliées et reclassées au sein de plusieurs fonds, en fonction de la langue des documents qu’elles contiennent : l’ancien « Résidu Saint-Germain » est ainsi aujourd’hui réparti essentiellement entre les fonds latin, français et supplément grec du département des Manuscrits.

La majeure partie des listes et inventaires manuscrits issus des archives mauristes est restée jusqu’à présent inédite ; quoiqu’une partie en ait été répertoriée dans BMMF, on ne dispose pas encore d’une description précise de ces documents. En attendant de lire une édition critique de l’ensemble de ces papiers, on trouvera (prochainement) une notice sommaire de chacun de ces documents dans le répertoire BMF.

Présentation de la présente édition

De 2014 à 2017, l’Équipex Biblissima a financé un projet de recherche sur la documentation mauriste relative aux bibliothèques de manuscrits et d’édition hypertexte de la BBMN. Pendant trois années, une équipe de trois ingénieurs de la section de Codicologie, histoire des bibliothèques et héraldique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes a travaillé à la confection de ce corpus, avec l’aide d’experts scientifiques (François Dolbeau, Pierre Petitmengin, Monique Peyrafort-Huin, Anne-Marie Turcan-Verkerk) et la collaboration de plusieurs étudiants stagiaires (voir la Matricula sociorum). L’accueil réservé au projet par le Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France a également permis, grâce à un accès facilité aux collections, de dépouiller systématiquement les anciennes archives mauristes, et ainsi d’exploiter d’une manière censément exhaustive une masse de documentation relative aux bibliothèques médiévales de France et d’Italie. Les nombreux résultats obtenus à la faveur de ce projet ont été en partie présentés lors de journées d’étude, organisées les 14 et 15 janvier 2016, dont les actes, qui se veulent aussi une introduction à la lecture et à l’utilisation de la BBMN, paraîtront prochainement.

Le corpus Inventaires mauristes publié aujourd’hui dans la collection Thecae a pour vocation de procurer une édition électronique de l’ensemble de la documentation rassemblée par les bénédictins de Saint-Maur à Saint-Germain-des-Prés au sujet des bibliothèques de manuscrits, que cette documentation ait été publiée (par les mauristes ou ultérieurement) ou qu’elle soit restée manuscrite.

Les recherches menées sur les inventaires et les catalogues imprimés dans la BBMN ont suffisamment montré combien seul un dépouillement des matériaux de travail (manuscrits) utilisés par Montfaucon et ses collaborateurs permet de comprendre le texte imprimé, et combien les documents originaux sont souvent plus précis, plus complets, en tout cas moins ambigus que ce que l’imprimeur est finalement parvenu à faire tenir sur un espace réduit, avec les contraintes de la mise en page et de la typographie.

Pour bien comprendre la valeur et interpréter le témoignage de chacun de ces inventaires, il convient donc de le resituer dans la chaîne de ses versions successives, de le confronter à ses sources, directes et indirectes, de manière à faire apparaître, à travers ce « feuilletage », les diverses composantes qui permettront de multiplier les recoupements et d’identifier avec plus d’assurance les manuscrits décrits.

L’édition des inventaires mauristes est prévue en trois volets :

  • – la BBMN imprimée de 1738 ;
  • – la « proto-BBMN » de 1713 ;
  • – la documentation mauriste non retenue par Montfaucon.

La publication de ces différents sous-corpus favorisera la comparaison de plusieurs documents liés entre eux et l’étude des corrections, suppressions et ajouts dont les différents catalographes se sont rendus responsables. C’est, en particulier, l’identification de l’original manuscrit d’une source qui permettra de dater avec plus de précision, et parfois d’attribuer (sur la base d’une confrontation des mains) telle liste à un savant donné.

Le parti pris des éditeurs a été de considérer l’inventaire comme la plus petite unité. C’est pourquoi, par exemple, l’édition critique de la BBMN imprimée est divisée non pas en fonction de la composition matérielle des deux volumes (pagination, linéation), mais en fonction du document publié (inventaire, catalogue, transcription, lettre ou autre). Ce choix a été dicté par la spécificité de l’ouvrage, qui est d’être lui-même un recueil de documents divers, ayant chacun son unité.

Tous les inventaires sont édités suivant un même protocole. Pour chaque document, le lecteur trouvera une transcription (pour les sources manuscrites, les abréviations ont été résolues), accompagnée d’un appareil critique triple :

  • – une notice de présentation, qui fournit l’état actuel de nos connaissances sur le document : nom du possesseur, date du document, numéro de répertoire (le cas échéant), analyse originale, bibliographie ;
  • – l’identification du ou des manuscrits décrits par chaque item : cote normalisée, renvois à l’identifiant « Medium » ;
  • – l’identification des œuvres mentionnées : auteur, titre normalisé, renvoi à des notices d’autorité.

Le degré de renseignement de ces trois ensembles d’annotations définit le label affecté à l’édition d’après les critères de la collection : les listes dont on donne une transcription et une notice de présentation reçoivent le label Thecae-1 ; les listes pour lesquelles on a procédé à l’identification et à l’indexation des manuscrits reçoivent le label Thecae-2 ; celles pour lesquelles le travail d’édition comprend aussi l’identification et l’indexation des noms d’auteurs et d’œuvres accèdent au label Thecae-3.

La première livraison comprend l’édition critique de la seule BBMN imprimée (soit plus de deux cent vingt listes, correspondant à près de cent bibliothèques) suivant les critères du label Thecae-1. Les inventaires ayant fait isolément l’objet d’une édition correspondant au label Thecae-2 sont accessibles dans Thecae-Lab.

Jérémy Delmulle (2018)

1.

Texte édité par Broglie 1891, t. II, ici p. 323.

2.

Ibid.

3.

Voir Gasnault 1998.

4.

Petitmengin 1998.

5.

Seuls en ont subsisté une trentaine de feuillets, aujourd’hui reliés dans le ms. Paris, BNF, suppl. gr. 418, f. 212-243 (analyse dans Petitmengin 1998, p. 570-571).

6.

Petitmengin 1998, p. 558-570.

7.

Lettre (inédite) contenue dans le ms. Paris, BNF, lat. 17701, f. 118r-118v (minute) ; la datation que je propose (4 février 1714) doit se déduire de l’ensemble de la correspondance échangée entre les deux savants (voir Delmulle [à paraître]).

8.

Lettre datée du 27 mai 1731 à Paris (ms. Brescia, Biblioteca civica Queriniana, E.IV.11 ; éd. Valery 1846, nº 406, t. III, p. 217).

9.

Voir la note du f. 1r : « Hunc Indicem summo labore et diligentia concinnavit D. Franciscus de Faverolles absolvitque anno 1713 ». Ce document, découvert in extremis par Gasnault 1998 (p. 2-3, n. 7), n’a pas pu être utilisé par Petitmengin 1998 (voir cependant p. 542, n. 24a).