

Auteur : Christian Fleury Date : mai 2015 Structure de recherche associée à la MRSH : ESO-Caen |
Cette photographie semble anodine au premier regard : un pêcheur rangeant ses paniers, une mer pas vraiment déchaînée, en arrière-plan quelques « cailloux », comme on dit dans ce secteur situé entre Bretagne et Normandie. Mais cette apparente sérénité est trompeuse. Ici, sur le plateau des Minquiers, les courants et les coefficients de marée atteignent des vitesses et des hauteurs rarement égalées dans le monde. En fonction de ce coefficient qui varie quotidiennement, de l’heure du jour, des conditions atmosphériques et de houle, des milliers de rochers affleurent ou restent immergés, constituant autant de pièges pour le navigateur. Il n’est donc pas étonnant que cette vaste zone de 200 km² pourtant située au cœur d’une région densément peuplée, s’avère un territoire de pêche uniquement réservé aux plus aguerris. De fait, ils ne sont guère plus d’une dizaine de petits bateaux, Jersiais et Français confondus, pour venir y exploiter la très abondante ressource en crustacés. Dépositaires d’un savoir-faire impressionnant, pratiquant un métier valorisant et dangereux, la plupart d’entre eux travaillent seuls. Ils ramènent quotidiennement vers Jersey ou Granville les homards que l’on retrouvera ensuite sur les tables des meilleurs restaurants.
La présence de ce pêcheur français dans les eaux du bailliage de Jersey, sous souveraineté britannique bien que situées dans une échancrure prononcée du littoral du nord-ouest de la France, ne va pas de soi. Elle découle d’une longue histoire émaillée de querelles de voisinage et jalonnée par une succession d’accords locaux, d’arbitrages internationaux, de traités franco-britanniques ayant finalement reconnu les droits historiques des pêcheurs français riverains. L’accord de la baie de Granville qui organise cette cohabitation constitue à ce titre un exemple particulièrement abouti de partage de l’espace marin, question dont les représentations, qu’elles soient cartographiques ou photographiques, rendent rarement compte de la complexité.
Vers d’autres horizons et à d’autres échelles, la diversification et l’intensification des enjeux économiques, stratégiques et symboliques rendent de plus en plus cruciale la question du partage de la mer. Celle-ci constitue un immense chantier juridique pour les instances internationales et les États, un défi pour les différents intervenants impliqués dans son exploitation, ainsi qu’un terrain de recherche passionnant pour les chercheurs en géographie.
Christian Fleury est chercheur associé à ESO-Caen. Ses travaux portent essentiellement sur les problématiques insulaires ainsi que sur les enjeux territoriaux et sociaux du partage de la mer, avec la Normandie mais également Saint-Pierre-et-Miquelon et Trinidad comme principaux terrains de recherche.