CONTRE LA QVATRIÉME MEDITATION.
Du vray et du faux.

1. Vous commencez cette Meditation par l’abregé de toutes les choses que vous pensez auoir esté auparauant sufisamment démontrées, et au moyen desquelles vous croyez auoir ouuert le chemin pour porter plus auant nos connoissances. Camusat – Le Petit, p. 476
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De moy, pour ne point retarder vn si beau dessein, ie n’insisteray pas d’abord que vous deuiez les auoir plus clairement démontrées : ce sera bien assez si vous vous souuenez de ce qui vous a esté accordé, et de ce qui ne vous l’a pas esté, de peur que vous n’en fassiez par aprés vn préiuge. Continuant aprés cela vostre raisonnement ; vous dites, Qu’il n’est pas possible que iamais Dieu vous trompe ; et pour excuser cette faculté fautiue, et suiette à l’erreur, que vous tenez de luy, vous en reiettez la faute sur le neant, dont vous dites que l’jdée se presente souuent a vostre pensée, et dont vous estes en quelque façon participant, en sorte que vous tenez comme le milieu entre Dieu, et luy. Certes ce raisonnement est fort beau : mais sans m’arrester à dire qu’il est impossible d’expliquer qu’elle est l’jdée du neant, ou comment nous la conceuons, ny en quoy nous participons de luy, et plusieurs autres choses : ie remarque seulement que cette distinction n’empesche pas que Dieu n’ait peu donner à l’homme vne faculté de iuger exempte d’erreur. Car encore qu’elle n’eust pas esté infinie, elle pouuoit neantmoins estre telle, qu’elle nous auroit empesché de consentir à l’erreur, en sorte que ce que nous aurions connu, nous l’aurions connu tres-clairement et tres-certainement ; et de ce que nous n’aurions pas connu, nous n’en aurions porté aucun jugement qui nous eust obligez a en rien croire de determiné. Ce que vous obiectant a vous mesme, vous dites, Qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si vous Camusat – Le Petit, p. 477
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n’estes pas capable de comprendre pourquoy Dieu fait ce qu’il fait.
Cela est fort bien dit ; mais neantmoins il y a lieu de s’étonner que vous ayez en vous vne jdée vraye, qui vous represente Dieu tout connoissant, tout puissant, et tout bon, et que vous voyïez neantmoins quelques-vns de ses ouurages qui ne soyent pas entierement acheuez ; en sorte qu’ayant au moins peu en faire de plus parfaits, et ne l’ayant pas fait, il semble que ce soit vne marque qu’il ayt manqué de connoissance, ou de pouuoir, ou de volonté : et qu’au moins il ait esté en cela imparfait, que si le sçachant et le pouuant il ne l’a pas voulu, il a preferé l’imperfection a ce qui pouuoit estre plus parfait.

Quant a ce que vous dites que tout ce genre de causes, qui a de coutume de se tirer de la fin n’est d’aucun vsage dans les choses physiques, vous eussiez peu peut-estre le dire auec raison dans vne autre rencontre : mais lors qu’il s’agit de Dieu, il est a craindre que vous ne reiettiez le principal argument, par lequel la sagesse d’vn Dieu, sa puissance, sa prouidence, et mesme son existence puissent estre prouuées par raison naturelle. Car pour ne rien dire de cette preuue conuaincante qui se peut tirer de la consideration de l’vniuers, des cieux, et de ses autres principales parties : d’où pouuez vous tirer de plus forts arguments pour la preuue d’vn Dieu, qu’en considerant le bel ordre, l’vsage, et l’œconomie des parties dans chaque sorte de creatures, soit dans les Camusat – Le Petit, p. 478
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plantes, soit dans les animaux, soit dans les hommes, soit en fin dans cette partie de vous mesme qui porte l’image et le caractere de Dieu, ou bien mesme dans vostre corps. Et de fait on a veu plusieurs grands hommes, que cette consideration anatomique du corps humain, n’a pas seulement éleuez a la connoissance d’vn Dieu, mais qui se sont creus obligez de dresser des hymnes a sa loüange, voyans vne sagesse si admirable, et vne prouidence si singuliere, dans la perfection et l’arangement qu’il a donné a chacune de ses parties.

Vous direz peut-estre que ce sont les causes physiques de cette forme, et situation, qui doiuent estre l’obiect de nostre recherche : et que ceux-la se rendent ridicules qui regardent plutost a la fin, qu’à l’efficient, ou a la matiere. Mais personne n’ayant encor peu iusques ici comprendre, et beaucoup moins expliquer, comment se forment ces onze petites peaux, qui comme autant de petites portes ouurent et ferment les quatre ouuertures qui sont aux deux chambres ou concauitez du cœur ; qui leur donne la disposition quelles ont ; quelle est leur nature ; et d’où se prend la matiere pour les faire ; comment leur agent s’aplique à l’action ; de quels organes et outils il se sert, et de quelle façon il les met en vsage ; quelles choses luy sont necessaires pour luy donner le temperament qu’elles ont, et les faire auec la consistance, liaison, flexibilité, grandeur, figure, et situation que nous les voyons. Personne Camusat – Le Petit, p. 479
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dis-je d’entre les naturalister n’ayant encore peu iusques icy comprendre, ny expliquer ces choses, et beaucoup d’autres ; pourquoy ne nous sera-t-il pas au moins permis d’admirer cét vsage merueilleux, et cette ineffable prouidence, qui a si conuenablement disposé ces petites portes à l’entrée de ces concauitez ? pourquoy ne loüera-t’on pas celuy qui de là reconnoistra qu’il faut necessairement admettre vne premiere cause, laquelle n’ait pas seulement disposé ainsi sagement ces choses conformement à leur fin, mais mesme tout ce que nous voyons de plus admirable dans l’vniuers.

Vous dites, qu’il ne vous semble pas que vous puissiez sans temerité rechercher, et entreprendre de découurir les fins impenetrables de Dieu. Mais quoy que cela puisse estre vray, si vous entendez parler des fins que Dieu a voulu estre cachées, où dont il nous a defendu la recherche : cela neantmoins ne se peut entendre de celles qu’il a comme exposées à la veuë de tout le monde, et qui se découurent sans beaucoup de trauail ; et qui d’ailleurs sont telles, qu’il en reuient vne tres-grande loüange à Dieu, comme leur auteur.

Vous direz peut-estre que l’jdée de Dieu, qui est en chacun de nous, est sufisante pour auoir vne vraye, et entiere connoissance de Dieu, et de sa prouidence : sans auoir besoin pour cela de rechercher quelle fin Dieu s’est proposé en creant toutes choses, ou de porter sa pensée sur aucune autre consideration. Mais tout le monde n’est pas né si heureux, Camusat – Le Petit, p. 480
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que d’auoir comme vous dés sa naissance cette jdée de Dieu si parfaite, et si claire, que de ne voir rien de plus euident. C’est pourquoy l’on ne doit point enuier à ceux que Dieu n’a pas doüez d’vne si grande lumiere, si par l’inspection de l’ouurage ils tachent de connoistre, et de glorifier l’ouurier. Outre que cela n’empeche pas qu’on ne se puisse seruir de cette jdée, laquelle semble mesme se perfectionner de telle sorte par la consideration des choses de ce monde, qu’il est certain, si vous voulez dire la verité, que c’est a elle seule que vous deuez vne bonne partie, pour ne pas dire le tout, de la connoissance que vous en auez. Car, ie vous prie, iusqu’ou pensez vous que fust allé vostre connoissance, si du moment que vous auez esté infus dans le corps, vous fussiez tousiours resté les yeux fermez, les oreilles bouchées, et sans l’vsage d’aucun autre sens exterieur ; en sorte que vous n’eussiés du tout rien connu de cette vniuersité des choses, et de tout ce qui est hors de vous : et qu’ainsi vous eussiez passé toute vostre vie meditant seulement en vous mesmes, et passant et repassant chez vous vos propres pensées ? Dites nous, ie vous prie, mais dites nous de bonne foy, et nous faites vne naïue description de l’jdée que vous pensez que vous auriez euë de Dieu, et de vous-mesme.

2. Vous aportez aprés pour solution, que la creature qui paroist imparfaite, ne doit pas estre considerée comme vn tout detaché, mais comme faisant partie de l’vniuers, Camusat – Le Petit, p. 481
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car ainsi elle sera trouuée parfaite.
Certainement cette distinction est loüable : mais il ne s’agit pas icy de l’imperfection d’vne partie, entant que partie, ou bien entant que comparée auec le tout, mais bien entant qu’elle est vn tout en elle mesme, et qu’elle exerce vne speciale fonction : et quand mesme vous la raporteriez au tout, la difficulté restera touiours, de sçauoir si l’vniuers n’auroit pas esté effectiuement plus parfait, si toutes ses parties eussent esté exemptes d’imperfection, qu’il n’est à present, que plusieurs de ses parties sont imparfaites. Car en mesme façon on peut dire que la Republique dont les citoyens seront tous gens de bien, sera plus accomplie, que ne sera pas celle, qui en aura vne partie dont les mœurs seront corrompuës.

C’est pourquoy lors que vous dites vn peu aprés, que c’est en quelque façon vne plus grande perfection dans l’vnivers, de ce que quelques vnes de ses parties ne sont pas exemptes d’erreur, que si elles estoyent toutes semblables ; c’est de mesme que si vous disiez, que c’est en quelque façon vne plus grande perfection en vne Republique, de ce que quelques vns de ses citoyens sont méchans, que si tous estoyent gens de bien. D’où il arriue, que comme il semble qu’il soit à souhaiter à vn bon Prince de n’auoir que des gens de bien pour citoyens : de mesme aussi semble-il qu’il a deu estre du dessein et de la dignité de l’auteur de l’vniuers, de faire que toutes ses parties fussent exemptes d’erreur. Et encore que vous puissiez Camusat – Le Petit, p. 482
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dire que la perfection de celles qui en sont exentes paroist plus grande par l’opposition de celles qui y sont suiettes : cela toutefois ne leur arriue que par accident : tout de mesme que si la vertu des bons éclate aucunement par l’opposition des mechans, ce n’est pourtant que par accident qu’elle éclate ainsi d’auantage. De façon que comme il n’est pas à souhaiter qu’il y ait des mechans dans vne Republique, afin que les bons en paroissent meilleurs : de mesme aussi il semble qu’il n’estoit pas conuenable que quelques parties de l’vniuers fussent suiettes à l’erreur, pour donner plus de lustre a celles qui en estoyent exentes.

Vous dites que vous n’auez aucun droit de vous plaindre, si Dieu vous ayant mis au monde n’a pas voulu que vous fussiez de l’ordre des creatures les plus nobles et les plus parfaites. Mais cela ne leue pas la difficulté qu’il semble qu’il y a, de sçauoir pourquoy ce ne luy auroit pas esté assez de vous donner place parmy celles qui sont le moins parfaites, sans vous mettre au rang des fautiues, et defectueuses. Car tout ainsi que l’on ne blâme point vn Prince de ce qu’il n’éleue pas tous ses citoyens à de hautes dignitez, mais qu’il en reserue quelques-vns pour les offices mediocres, et d’autres encore pour les moindres ; toutefois il seroit extremement coupable, et ne pouroit s’exempter de blâme, s’il n’en destinoit pas seulement quelques-vns aux fonctions les plus viles et les plus basses : Camusat – Le Petit, p. 483
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mais qu’il en destinast aussi à des actions méchantes, et peruerses.

Vous dites, qu’il n’y a en effect aucune raison qui puisse prouuer que Dieu ait deu vous donner vne faculté de connoistre plus grande, que celle qu’il vous a donnée : et que quelque adroit et sçauant ouurier que vous vous l’imaginiez, vous ne deuez pas pour cela penser qu’il ait deu mettre dans chacun de ses ouurages, toutes les perfections qu’il peut mettre dans quelques-vns. Mais cela ne satisfait point à mon objection ; et vous voyez que la difficulté n’est pas tant de sçauoir pourquoy Dieu ne vous a pas donné vne plus ample faculté de connoistre, que de sçauoir pourquoy il vous en a donné vne qui soit fautiue : et qu’on ne met pas en question pourquoy vn ouurier tres-parfait ne veut pas mettre dans tous ses ouurages toutes les perfections de son art ; mais pourquoy il veut mesme mettre des defauts dans quelques-vns.

Vous dites, que quoy que vous ne puissiez pas vous empescher de faillir, par le moyen d’vne claire et euidente perception de toutes les choses qui peuuent tomber sous vostre deliberation, vous auez pourtant en vostre puissance vn autre moyen pour vous en empescher, qui est de retenir fermement la resolution de ne iamais donner vostre iugement sur les choses dont la verité ne vous est pas connuë. Mais quand vous auriez à tout moment vne attention assez forte pour prendre garde à cela, n’est-ce pas toûjours vne imperfection, de ne pas connoistre clairement les choses, sur qui nous auons à donner nostre Camusat – Le Petit, p. 484
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iugement, et d’estre continuellement en danger de faillir ?

Vous dites, que l’erreur consiste dans l’operation, entant qu’elle procede de vous, et qu’elle est vne espece de priuation ; et non pas dans la faculté que vous auez receuë de Dieu, ny mesme dans l’operation, entant qu’elle depend de luy. Mais ie veux qu’il n’y ait point d’erreur dans la faculté considerée comme venant immediatement de Dieu, il y en a pourtant si on la considere de plus loin, entant qu’elle a esté creée auec cette imperfection, que de pouuoir errer. Aussi, comme vous dites fort bien, Vous n’auez pas sujet de vous plaindre de Dieu, qui en effect ne vous a iamais rien deu, mais vous auez suiet de luy rendre graces de tous les biens qu’il vous a départis : Mais il y a tousiours dequoy s’estonner, pourquoy il ne vous en a pas donné de plus parfaits, s’il est vray qu’il l’ait sceu, qu’il l’ait peu, et qu’il n’en ait point esté jaloux.

Vous adjoûtez, que vous ne deuez pas aussi vous plaindre, de ce que Dieu concourt auec vous pour former les actes de cette volonté, c’est à dire, les iugemens dans lesquels vous vous trompez, dautant que ces actes-la sont entierement vrays, et absolument bons, entant qu’ils dependent de Dieu ; et il y a en quelque façon plus de perfection en vostre nature, de ce que vous les pouuez former, que si vous ne le pouuiez pas. Pour la priuation dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur, et du peché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, puis que ce n’est pas vne chose, ou vn estre, et que si on la raporte à Dieu comme à sa Camusat – Le Petit, p. 485
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cause, elle ne doit pas estre nommée priuation, mais seulement negation, selon la signification qu’on donne à ces mots en l’école.
Mais quoy que cette distinction soit assez subtile, elle ne satisfait pas neantmoins entierement. Car bien que Dieu ne concoure pas à la priuation qui se trouue dans l’acte, laquelle est proprement ce que l’on nomme erreur, et fausseté ; il concourt neantmoins à l’acte, auquel s’il ne concouroit pas il n’y auroit point de priuation ; et d’ailleurs il est luy-mesme l’auteur de la puissance qui se trompe, ou qui erre, et partant il est l’auteur d’vne puissance impuissante : et ainsi le defaut qui se rencontre dans l’acte, ne doit pas tant estre referé à la puissance, qui de soy est foible et impuissante, qu’à celuy qui en est l’auteur, et qui ayant peu la rendre puissante, ou mesme plus puissante qu’il ne seroit de besoin, l’a voulu faire telle qu’elle est. Certainement, comme on ne blasme point vn serrurier de n’auoir pas fait vne grande clef pour ouurir vn petit cabinet, mais de ce qu’en ayant fait vne petite, il luy a donné vne forme mal propre ou difficile pour l’ouurir ; ainsi ce n’est pas à la verité vne faute en Dieu, de ce que voulant donner vne puissance de iuger a vne chetiue creature telle que l’homme, il ne luy en a pas donné vne si grande, qu’elle peust sufire à comprendre tout, ou la plus-part des choses, ou les plus hautes et releuées : Mais sans doute il y a lieu de s’étonner, pourquoy, entre le peu de choses qu’il a voulu soumetre à son iugement il n’y en a presque point Camusat – Le Petit, p. 486
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ou la puissance qu’il luy a donnée ne se trouue courte, incertaine, et impuissante.

3. Aprés cela vous recherchez d’où viennent vos erreurs, et qu’elle en peut estre la cause. Et premierement ie ne dispute point icy, pourquoy vous apelez l’entendement la seule faculte de connoistre les jdées, c’est à dire, qui a le pouuoir d’apprehender les choses simplement, et sans aucune affirmation, ou negation ; et que vous apelez la volonté, ou le libre arbitre, la faculté de iuger, c’est à dire, à qui il apartient d’affirmer, où de nier, de donner consentement, ou de le refuser. Ie demande seulement, pourquoy vous restraignez l’entendement dans de certaines limites, et que vous n’en donnez aucunes à la volonté, ou a la liberté du franc arbitre ? Car à vray dire ces deux facultez semblent estre d’egale étenduë, ou pour le moins l’entendement semble auoir autant d’étenduë que la volonté ; puisque la volonté ne se peut porter vers aucune chose, que l’entendement n’ait auparauant preueuë.

I’ay dit que l’entendement auoit au moins autant d’étenduë : car il semble mesme qu’il s’étende plus loin que la volonté ; veu que non seulement nostre volonté, ou libre-arbitre ne se porte sur aucune chose, et que nous ne donnons aucun iugement, et par consequent ne faisons aucune élection, et n’auons aucune amour, ou auersion pour quoy que ce soit, que nous n’ayons auparauant apprehendé, et dont l’jdée n’ait esté conceuë, et proposée par l’entendement : Camusat – Le Petit, p. 487
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mais aussi nous conceuons obscurement quantité de choses, dont nous ne faisons aucun iugement, et pour qui nous n’auons aucun sentiment de fuite, ou de desir : Et mesme la faculté de iuger est parfois tellement incertaine, que les raisons qu’elle auroit de iuger estant égales de part et d’autre, ou bien n’en ayant aucune, il ne s’ensuit aucun iugement, quoy que cependant l’entendement conçoiue, et apprehende ces choses, qui demeurent ainsi indecises, et indeterminées.

De plus, lors que vous dites, que de toutes les autres choses qui sont en vous, il n’y en a aucune si parfaite, et si étenduë, que vous ne reconnoissiez bien qu’elle pouroit estre encore plus grande, et plus parfaite ; et nommément la faculté d’entendre, dont vous pouuez mesme former vne jdée infinie : cela montre clairement que l’entendement n’a pas moins d’étenduë que la volonté, puis qu’il se peut étendre iusqu’à vn objet infiny. Quant à ce que vous reconnoissez que vostre volonté est égale à celle de Dieu, non pas à la verité en étenduë, mais formellement : pourquoy, ie vous prie, ne pourez vous pas dire aussi le mesme de l’entendement, si vous definissez la notion formelle de l’entendement, comme vous faites celle de la volonté. Mais pour terminer en vn mot nostre different, dites moy, ie vous prie, à quoy la volonté se peut étendre, que l’entendement ne puisse atteindre ? Et s’il n’y a rien, comme il y a de l’aparence, l’erreur ne peut pas venir, comme vous dites, de ce que la volonté a plus d’étenduë que l’entendement, Camusat – Le Petit, p. 488
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et qu’elle s’étend à iuger des choses que l’entendement ne conçoit point
 ; mais plutost de ce que ces deux facultez estans d’égale étenduë, l’entendement conceuant mal certaines choses, la volonté en fait aussi vn mauuais iugement. C’est pourquoy ie ne voy pas que vous deuiez étendre la volonté au de là des bornes de l’entendemetentendement ; puis qu’elle ne iuge point des choses que l’entendement ne conçoit point, et qu’elle ne iuge mal, qu’à cause que l’entendement ne conçoit pas bien.

L’exemple que vous aportez de vous-mesme (pour confirmer en cela vostre opinion) touchant le raisonnement que vous auez fait de l’existence des choses, est à la verité fort bon, en ce qui regarde le iugement de vostre existence, mais quant aux autres choses, il semble auoir esté mal pris : Car quoy que vous disiez, ou plutost que vous feigniez, il est certain neantmoins que vous ne doutez point, et que vous ne pouuez pas vous empescher de iuger qu’il y a quelqu’autre chose que vous qui existe, et qui est differente de vous ; puisque desia vous conceuiez fort bien que vous n’estiez pas seul dans le monde. La suposition que vous faites, que vous n’ayez point de raison qui vous persuade l’vn plutost que l’autre, vous la pouuez à la verité faire, mais vous deuez aussi en mesme temps suposer qu’il ne s’ensuiura aucun iugement, et que la volonté demeurera tousiours indifferente, et ne se determinera iamais à donner aucun iugement, iusqu’à ce que l’entendement ait trouué plus de vray-semblance d’vn costé que de l’autre. Et Camusat – Le Petit, p. 489
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partant ce que vous dites en suite, à sçauoir, que cette indifference s’étend tellement aux choses que l’entendement ne découure pas auec assez de clarté et d’éuidence, que pour probables que soient les coniectures qui vous rendent enclin à iuger quelque chose, la seule connoissance que vous aués que ce ne sont que des conjectures, suffit pour vous donner occasion de iuger le contraire, ne peut à mon aduis estre veritable. Car la connoissance que vous auez que ce ne sont que des conjectures, fera bien que le iugement où elles font pancher vostre esprit ne sera pas ferme et assuré, mais iamais elle ne vous portera à iuger le contraire, sinon aprez que vostre esprit aura non seulement rencontré des conjectures aussi probables, mais mesme de plus fortes, et aparentes. Vous adjoûtez, que vous auez experimenté cela ces jours passez, lors que vous auez suposé pour faux, tout ce que vous auiez tenu auparauant pour tres-veritable : mais souuenez vous que cela ne vous a pas esté accordé ; car à dire vray vous n’auez peu croire, ny vous persuader, que vous n’auiez jamais veu le Soleil, ny la terre, ny aucuns hommes ; que vous n’auiez jamais rien ouy, que vous n’auiez iamais marché, ny mangé, ny escrit, ny parlé, ny fait d’autres semblables actions par le ministere du corps.

De tout cela l’on peut enfin conclure, que la forme de l’erreur ne semble pas tant consister dans le mauuais vsage du libre arbitre, comme vous pretendez, que dans le peu de raport qu’il y a entre le iugement, et la chose iugée, qui procede de ce que l’entendement Camusat – Le Petit, p. 490
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conçoit la chose autrement qu’elle n’est. C’est pourquoy la faute ne vient pas tant du costé du libre arbitre, de ce qu’il iuge mal, que du costé de l’entendement de ce qu’il ne conçoit pas bien. Car on peut dire qu’il y a vne telle dépendance du libre arbitre enuers l’entendement, que si l’entendement conçoit, ou pense conceuoir quelque chose clairement, alors le libre arbitre porte vn iugement ferme et arresté, soit que ce iugement soit vray en effect, soit qu’il soit estimé tel ; mais s’il ne conçoit la chose qu’auec obscurité, alors le libre arbitre ne prononce son iugement qu’auec crainte, et incertitude, mais pourtant auec cette creance qu’il est plus vray que son contraire, soit qu’il arriue que le iugement qu’il fait soit conforme à la verité, soit aussi qu’il luy soit contraire. D’où il arriue qu’il n’est pas tant en nostre pouuoir de nous empescher de faillir, que de perseuerer dans l’erreur : et que pour examiner et corriger nos propres iugemens, il n’est pas tant besoin que nous fassions violence à nostre libre arbitre, qu’il est necessaire que nous apliquions nostre esprit à de plus claires connoissances, lesquelles ne manqueront iamais d’estre suiuies d’vn meilleur, et plus assuré iugement.

4. Vous concluez en exagerant le fruit que vous pouuez tirer de cette meditation, et en mesme temps vous prescriuez ce qu’il faut faire pour paruenir à la connoissance de la verité : à laquelle vous dites que vous paruiendrez infailliblement, si vous vous arrestés suffisamment Camusat – Le Petit, p. 491
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sur toutes les choses que vous conceués parfaitement : et si vous les separés des autres que vous ne conceués qu’auec confusion, et obscurité.

Pour cecy il est non seulement vray, mais encore tel que toute la precedente meditation, sans laquelle cela a peu estre compris, semble auoir esté inutile, et superfluë. Mais remarquez cependant, que la difficulté n’est pas de sçauoir si l’on doit conceuoir les choses clairement et distinctement pour ne se point tromper ; mais bien de sçauoir comment, et par quelle methode on peut reconnoistre, qu’on a vne intelligence si claire et si distincte, qu’on soit assuré qu’elle est vraye, et qu’il ne soit pas possible que nous nous trompions. Car vous remarquerez que nous vous auons obiecté dez le commencement, que fort souuent nous nous trompons, lors mesme qu’il nous semble que nous connoissons vne chose si clairement et si distinctement, que nous ne pensons pas que nous puissions connoistre rien de plus clair et de plus distinct. Vous vous estes mesme fait cette objection, et toutesfois nous sommes encore dans l’attente de cét art, ou de cette methode, à laquelle il me semble que vous deuez principalement trauailler.