Clerselier III, (1)

PREFACE.

Ce troisiéme Volume des Lettres de Monsieur Descartes est le dernier de ce genre que i’ay à donner au public. Ie l’ay reservé pour le dernier, tant parce qu’il contient des matieres qui ne sont pas de la portée de tout le monde, que parce qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour en tracer les Figures, et le disposer dans l’ordre que vous le voyez auiourd’huy. Dans les deux premiers on a pû voir·les doctes et subtiles réponses qu’il a faites aux diverses demandes que le desir de sçavoir a tirées de la bouche ou de la plume des Curieux ; Mais dans celuy-cy l’on y verra les contestations qu’il a euës avec les Sçavants, lesquelles sont peut-estre la cause de cette contradiction qui s’est élevée contre luy pendant sa vie, et de cette mortelle jalousie qui regne encore dans l’esprit de quelques-uns apres sa mort. C’est une chose estrange que cette passion, elle n’en veut qu’aux choses qui meritent le moins nostre haine, et d’un objet qui ne devroit attirer que nos loüanges, elle en fait le sujet de son aversion et de son mépris. Mais ce seroit en vain que ie tascherois de guerir le monde de cette maladie, il y a long-temps que l’on a dit que c’estoit une affection attachée à la nature des hommes, qui ne pouvant souffrir de se voir au dessous des autres, par l’éclat de leur sçavoir ou de leur vertu, taschent de s’élever au dessus d’eux, par la censure qu’ils font de leurs actions ou de leurs écrits. Que le monde donc ait telle estime qu’il voudra de Monsieur Descartes ; qu’il le regarde si bon luy semble comme un diseur de contes et de fables, et comme une personne qui a pris plaisir à nous entretenir de ses songes et de ses réveries ; il me suffit pour moy que ses fables me paroissent plus vray-semblables que tout ce que les autres nous debitent pour des veritez, et que ses réveries soient si ingenieuses et si bien Clerselier III, (2) liées les unes aux autres, et mesme avec une suite et un enchaisnement de pensées si iuste, que les plus longues veilles des plus studieux n’ont ce me semble produit iusques icy aucun ouvrage qui soit comparable à ses songes.

Iamais homme a-t’il mieux révé, que lors que dans ses Meditations Metaphysiques, il nous a clairement fait connoistre la distinction réelle qui est entre l’Ame et le Corps ; et lors que poussant plus loin ses pensées pour estendre de plus en plus ses connoissances, il a déduit et demonstré l’existence de Dieu par un argument si convaincant et si naturel, que nous nous servons tous les iours sans y penser d’un semblable, et mesme nous n’en avons point d’autre, pour nous assurer de l’existence de tous les Estres qui sont dans le monde.

Quand il auroit medité toute sa vie pour tascher à découvrir la Nature et les proprietez des meteores, et pour rendre raison de tous leurs effets ; quand il auroit feüilletté tous les Livres des Anciens pour s’en instruire ; quand il auroit appris tout ce que l’on en monstre publiquement dans les écoles ; et enfin quand il auroit veu tout ce qu’Aristote et ses Sectateurs en ont écrit ; il n’en auroit iamais tant sceu, il ne les auroit iamais si bien compris, et n’auroit iamais mieux rencontré, qu’il a fait dans ses songes et ses réveries.

Et c’est peut-estre pour cette raison qu’un des plus habiles de nos Poëtes ayant à faire instruire par un Ange le grand Charles, de tous les effets de la Nature que l’on voit icy bas, dans ce beau Poëme qu’il a nagueres mis au iour, sous le nom de Charlemagne ou de l’Eglise vangée, a iugé ne pouvoir mieux faire, que de mettre dans la bouche de cét Ange, les mesmes pensées qui s’estoient autrefois presentées comme d’elles-mesmes à l’Esprit de Monsieur Descartes, et de faire voir à son Charles en vision, les visions qu’il avoit euës. En quoy il a si bien reüssi, que ie ne pense pas que Monsieur Descartes luy-mesme, si son genie l’eust porté à l’exprimer dans ce genre d’écrire, eust pû s’expliquer mieux qu’il a fait ; Et mesme i’adjoùteray, que comme les choses qu’il dit semblent sortir de la bouche d’un Ange, elles impriment plus de respect, et se font rendre plus de creance que lors qu’on les voit dans ses Livres.

Clerselier III, (3) Ce qui d’abord a estonné tous les Esprits, et qui a pû les toucher de jalousie, a esté que dans le premier Livre qu’il a mis au iour, comme un essay de ce qu’il sçavoit et pouvoit faire, il y a traitté de deux matieres qui avoient esté avant luy long-temps recherchées, mais qu’on n’avoit iusques-là fait qu’éfleurer, comme la Geometrie, ou dans lesquelles on n’auoit point touché au but, comme la Dioptrique ; Et ce qu’il en a dit dans ses essais est tel, qu’à l’égard de la Dioptrique il n’a rien laissé à desirer ; ayant éclaircy toute cette matiere si solidement, que ie puis dire avec assurance, que tous ceux qui en écriront apres luy, s’éloigneront de la verité à mesure qu’ils s’écarteront de ses principes. Et pour ce qui est de la Geometrie, quoy que ce soit une matiere inepuisable, et qui n’a point d’autres bornes que celles de l’Esprit, neantmoins, outre qu’il en a assez dit pour exercer long-temps l’estude et la curiosité des plus habiles, tout ce que l’on pourra iamais inventer à l’avenir sur ce sujet, se trouvera renfermé dans le petit traitté qu’il en a fait comme dans son principe ; Puis qu’il ne s’est pas contenté de le commencer par où les autres avoient finy ; mais qu’en finissant luy-mesme, il a donné les lumieres et les ouvertures, et monstré le chemin qu’il falloit prendre, pour pousser plus loin qu’il n’a voulu aller ; s’estant contenté en cela d’ouvrir la voye, et de la marquer ; Iugeant d’ailleurs qu’il avoit assez donné de temps à un exercice qui ne sçauroit de rien profiter au reste des hommes, et qui ne va qu’à contenter l’Esprit de celui qui s’applique à cette estude, par la découverte que l’on fait chaque iour de quelque nouvelle verité ; qui est une chose si douce et si agreable à l’Esprit, que pour inutile qu’elle soit, on ne laisse pas d’y trouver de la satisfaction, du charme et du plaisir ; A quoy Monsieur Descartes a bien voulu renoncer, pour s’attacher à quelque chose de plus utile, et qui pust estre plus profitable.

Cependant ce sont ces deux parties-là qui ont esté les premieres et le plus fortement attaquées, comme l’on verra dans la suite. La Dioptrique ne parust pas plustost, qu’on en fit un sujet de dispute Mathematique au College de Clermont, où elle fut combattuë avec toute la force et l’animosité qui a coustume de s’élever contre les opinions nouvelles, principalement quand celuy qui Clerselier III, (4) les propose a quelque reputation d’en sçavoir plus que les autres ; on en triompha mesme en apparence avec beaucoup d’éclat et de bruit ; Mais le mal-heur a voulu que tout cét applaudissement n’a duré qu’autant que le choc et le chamaillis de la dispute, et que toute cette gloire s’est évanouie avec le son des paroles. Les réponses que Monsieur Descartes a faites aux objections du Reverend Pere Bourdin, qui servent de sujet à quelques-unes de ses Lettres, serviront aussi de preuve à ce que i’avance, et feront connoistre lequel des deux a veritablement triomphé de l’autre.

Si le Pere Bourdin n’avoit point fait d’objections contre les Meditations Metaphysiques de Monsieur Descartes, ou si en ayant fait, il les avoit écrites d’un stile plus serieux et moins emporté, ie ne trouverois rien à redire en tout ce qu’il a fait contre luy dans ses disputes de College, et dans ses Theses, où l’on sçait bien que souvent l’on avance des choses que l’on ne croit point du tout, pour ouvrir un plus beau champ à la dispute, et fournir plus de matiere pour argumenter. Mais il devoit se contenter d’avoir contredit publiquement la Dioptrique, et d’en avoir fait, comme i’ay dit, un sujet de dispute, en attribuant tout exprés à Monsieur Descartes des opinions qu’il n’avoit point, pour donner plus de sujet de le deffendre, ou pour avoir plus de moyen d’en triompher ; estant de l’honneur du Maistre et du Répondant de paroistre au moins sortir victorieux du combat qu’ils entreprennent. Il auroit pû s’excuser sur la coustume, qui semble authoriser en quelque façon ces petites fourbes et déguisemens ; à cause que l’on est prevenu de cette pensée, que tout ce qui se passe dans ces actions n’est qu’un jeu et un divertissement d’Esprit, qui ne porte aucune consequence pour la verité des opinions de l’Autheur que l’on combat ; estant tres-facile de se détromper et de s’éclaircir sur ce point, par la lecture mesme de ses ouvrages.

C’est ce qui a fait que toutes ces disputes qui se sont faites depuis quelques années, avec beaucoup de pompe et d’appareil contre la doctrine de Monsieur Descartes ne m’ont point surpris ny estonné ; ie m’en suis mesme souvent réjoüy ; et l’honneur que l’on m’a presque tousiours fait de m’y convier, a fait que ie n’ay pû refuser quelquefois, selon que mes forces et ma santé me l’ont Clerselier III, (5) pû permettre, de me presenter au combat, et d’entrer en lice comme les autres. Pour le succez ie ne m’en mets pas en peine, et ce n’est point à moy à en iuger ; Car outre que ceux qui se battent pour un prix, ne sont pas, et ne doivent pas estre eux-mesmes les iuges du merite des combattans ; cette sorte de dispute se fait avec trop de precipitation, et souvent avec trop de chaleur, pour pouvoir sans le champ bien iuger de la valeur des raisons qui sont avancées par chacun des partis ; lesquelles n’entrent pas tousiours du premier coup dans l’Esprit de ceux qui pourroient en iuger, mais demandent du temps et de l’attention pour se faire gouster, et pour surmonter toutes les préoccupations dont on peut estre prevenu. Seulement puis-ie dire que i’eus beaucoup de joye la derniere-fois que ie paru sur les rangs, de voir qu’ayant à faire à un des plus habiles et des plus fermes soûtenans contre qui ie me sois iamais éprouvé, il me sembla que la victoire demeura un peu en balance, et que ie leus quelque temps sur le visage des assistans, quelque sorte d’inclination pour le party que ie deffendois ; Mais ne pouvant pas resister davantage à son adresse et à sa force, il fallut à la fin me rendre, et luy demander quartier ; ce qu’il m’accorda de si bonne grace, et avec tant de bonté, que ma retraitte mesme fut glorieuse.

Mais ce que ie ne puis souffrir sans quelque sorte de colere et d’indignation, ou du moins sans me plaindre, est de voir qu’impunément on accuse sa doctrine de favoriser en quelque façon les libertins et les Athées. Sans mentir c’est traitter cruellement un Philosophe qui a sappé les deux principaux fondemens du libertinage et de l’Atheisme, en prouvant invinciblement l’existence de Dieu, et l’immaterialité de nos Ames, et qu’on peut dire avoir mieux merité par là qu’aucun autre de la Religion, que de luy faire de semblables reproches. Que l’on dise ce que l’on voudra de ses principes de Physique, mais qu’on ne touche point à ses mœurs ; Qu’on se raille de ses opinions, mais qu’on épargne sa personne ; Qu’il foit permis, à la bonne-heure, de traitter d’extravagance ses petits globes et sa matiere subtile ; Que l’on croye si l’on veut qu’il falloit que la cervelle lui tournast, quand la pensée luy est venuë de placer des tourbillons dans le Ciel, et Clerselier III, (6) d’en égaler le nombre à celuy des Estoilles ; Que l’on considere comme un jeu de Marionettes, et comme des tours de passe-passes, le mouvement du cœur, la circulation du sang, les diverses agitations de la glande, et le cours ou la distribution des esprits animaux qui en depend, tout cela est de peu d’importance, pourveu qu’on ne luy fasse point cette injure que de croire qu’il a chancelé dans sa Foy, qu’il a esté aussi inconstant dans sa Religion que la pluspart des Philosophes le sont dans leurs opinions, et que son cœur n’a pas répondu à ses paroles. Ie ne trouveray rien à dire quand pour maintenir les regles establies dans les Academies, on iugera plus à propos de s’en tenir aux vieilles maximes, tout obscures et incertaines qu’elles sont, plustost que d’en introduire de nouvelles, pour évidentes qu’elles puissent estre. En effet y auroit-il apparence, qu’un nouveau venu, né pour ainsi dire depuis trois iours, de nostre païs, de nostre Religion, nourry aux armes, et élevé à la Fléche, pust avoir eu luy seul autant d’Esprit, et mesme avoir veu plus clair en Philosophie, que le plus sage des siecles passez, né dans la Grece, dans le temps des plus florissantes Academies, au milieu de tant de Sçavants, dans le plus fort du Paganisme, qui a eu pour Maistre ce fameux disciple de Socrate, et pour disciple le plus grand Prince qui ait iamais esté ? Ne voyons-nous pas que toutes choses vont en degenerant ? comment donc seroit-il croyable que nostre siecle eust pû produire un homme capable de faire des leçons à ce Prince des Philosophes ? Que l’on dise toutes ces choses, et qu’on traitte tout ce qu’il a fait de Chymere et de Fable, ie laisseray tout dire, et ne m’y opposeray point, pourveu qu’on n’accuse pas ny luy ny sa doctrine de pecher contre la Morale, et d’estre dangereuse pour les mœurs. Qu’on ait telles opinions que l’on voudra en Physique, ce n’est pas à moy à m’en soucier. Qu’on attribuë si l’on veut, par exemple, à la forme substantielle du Sel, plustost qu’à la roideur et à la disposition de ses parties, cette vertu qu’il a de piquer, et d’empescher la corruption ; Que l’on dise tant que l’on voudra que le Fer est attiré par l’Ayman, par une qualité occulte qui est en luy, plûstost que de dire qu’il est poussé vers luy par le mouvement d’une matiere imperceptible ; Qu’on se contente de regarder Clerselier III, (7) l’Arc-en-Ciel comme un miracle et une merveille, plustost que d’en expliquer les couleurs, par la modification qui arrive aux rayons de lumiere qui se rompent en passant au travers des goutes de pluye ; Qu’on croye, si bon le semble, que les Couleurs, les Sons, les Odeurs, les Saveurs et le reste, sont des accidens reels, plustost que des sentimens en nous, qui resultent de l’action ou de l’impression que font les objets exterieurs sur les organes de nos sens, ie ne m’en mettray point en peine, pourveu qu’on n’offense point la pureté de la doctrine de nostre Philosophe, et qu’on ne veüille point la noircir et la rendre coupable d’un crime, dont elle est fort innocente, et qu’on pourroit peut-estre à meilleur titre, et sans beaucoup de peine, rejetter sur celle à qui la sienne semble faire ombrage. En forte qu’on pourroit faire à ceux qui la combattent le mesme reproche que nostre Seigneur faisoit autrefois aux Iuifs : Hypocrites, ostez premierement la poutre qui est dans vostre œil, et apres cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de vostre frere, Car en effet si la doctrine de Monsieur Descartes toute claire qu’elle est dans ses principes, puisqu’il n’en admet point d’autres en Physique que ceux des Mathematiciens mesmes, à sçavoir les grandeurs, les figures, et les mouvemens ; et toute certaine dans ses conclusions, puis qu’elles sont toutes tirées selon les maximes de la vraye Logique, c’est à dire, selon les regles du bon sens, ne laisse pas de leur sembler obscure, incertaine, et extravagante ; Que ne doit-on point dire de la Philosophie qu’ils cultivent, puisque les principes en sont obscurs, et par consequent incertains, comme ils le conffessent eux-mesmes, et comme tout le monde le reconnoist avec eux ; et que plus ils en tirent de consequence, en pensant bien philosopher, plus ils s’éloignent de la verité ? De mesme que celuy qui s’est une fois écarté de sa route, s’en éloigne dautant plus, que plus il avance dans le chemin qu’il a pris. Ne devroient-ils pas, pour s’exempter de ce blasme, travailler à oster l’obscurité qui se rencontre dans leurs principes, et dans tout ce qui s’en déduit, avant que de condamner ce qu’ils n’entendent pas dans l’explication que donne Monsieur Descartes aux matieres les plus difficiles, Mais si on les vouloit obliger à changer de principes, et à n’en Clerselier III, (8) point recevoir d’autres, qui ne fussent clairs et évidens, ils se verroient bien-tost reduits à admettre ceux que Monsieur Descartes a establis, n’y en ayant point de plus clairs ny de plus intelligibles, et ainsi à s’en tenir à ce qu’ils rejettent et condamnent avec tant d’animosité. Mais puisque sans pouvoir monstrer avec raison en quoy peche cette Philosophie dans ses principes et dans ses conclusions, il leur plaist neantmoins de declamer contre elle ; et que bien loin de la reconnoistre pour bonne, ils taschent au contraire à la decrier autant qu’ils peuvent, ils ne trouveront pas mauvais si ie leur demande s’ils en sçavent une meilleure, ou seulement s’ils nous peuvent faire concevoir l’idée d’une Philosophie plus claire, plus certaine, et plus utile que celle-là ; Que s’ils n’ont rien à nous proposer de meilleur, comme en effet ils ne le sçauroient, qu’ils disent donc qu’il ne faut point du tout philosopher, et qu’il faut entierement renoncer à l’estude et à la raison, et se laisser conduire comme des bestes de compagnie, ou bien qu’ils confessent que ce siecle n’a pas manqué d’un homme qui ait monstré le premier aux autres le veritable chemin qu’il faut suivre. Une des plus grandes injustices qu’ils commettent en cela, est, que toute leur Philosophie estant obscure, et n’y ayant pas une seule question qu’ils puissent decider avec clarté ; au contraire toutes les decisions que donne Monsieur Descartes à toutes les questions qu’il examine, qui sont en tres-grand nombre, estant claires et intelligibles, si elles ne sont veritables ; Ils aiment neantmoins mieux preferer leurs tenebres à ses lumieres, et osent se vanter de l’emporter par dessus luy, à cause que dans certaines questions difficiles et épineuses, et qui sont au dessus de la portée de nos Esprits, ils parlent avec autant d’assurance que s’ils entendoient ce qu’ils disent, là où Monsieur Descartes et ses Sectateurs confessent ingenuëment leur ignorance. Et cependant c’est sous ce beau pretexte qu’ils condamnent et rejettent sa Philosophie, comme n’allant pas si loin que la leur ; Comme si pour resoudre une difficulté, il n’estoit question que de parler, sans se mettre en peine de se faire entendre. Ainsi, par exemple, si vous leur demandez comment se fait la vision, ils vous diront tout aussi-tost, et avec une hardiesse incroyable, que l’objet Clerselier III, (9) envoye son image, que cette image est receuë dans l’œil, que de là elle est portée au sens commun, d’où elle passe à l’imagination, puis de là à la fantaisie, et enfin qu’à la presence de cette image corporelle que l’entendement ne connoist point, l’entendement en forme une spirituelle, qui est semblable à cette image, laquelle il apperçoit, et par elle l’objet. A les entendre parler de la sorte, et avec cette confiance, vous diriez qu’ils ayent raison, et qu’ils s’entendent fort bien ; cependant ils ne sçavent ny ce que c’est que cette image, ny comment l’objet la forme, ny comment il la peut former, ny comment il l’envoye, ny comment elle est receuë dans l’œil, ny comment elle est portée au sens commun, ny comment elle passe de là à l’imagination, puis à la fantaisie, ny ce que c’est que la fantaisie, que l’imagination, et que le sens commun ; et apres tout ce beau langage, qui à vray dire ne signifie rien, et qui fait voir seulement qu’ils sçavent parler hardiment et en beaux termes d’une chose qu’ils n’entendent pas, ils triomphent de Monsieur Descartes, qui conduit fort bien et fort intelligiblement toute cette action iusques-la, à. cause que quand il en est venu à ce point, il confesse qu’il ne sçait point d’autre raison, pourquoy un tel mouvement qui se fait dans le cerveau excite une telle pensée dans l’Ame, sinon que l’Ame a esté faite de telle nature, que certains mouvemens du corps ont esté joints à certaines pensées de l’Ame, et reciproquement certaines pensées de l’Ame à certains mouvemens du Corps, par l’ordre et la disposition du Createur qui a fait et uny ensemble ces deux natures, et qui les a jointes si convenablement l’une avec l’autre, qu’il est impossible de pouvoir rien feindre de mieux. Ne prenans pas garde qu’apres avoir prouvé, comme il a fait, la réelle distinction qui est entre l’Ame et le Corps, et avoir monstré que ces deux natures sont tellement differentes entr’elles, qu’elles n’ont aucun attribut qui soit commun et qui se ressemble, et que nous puissions concevoir pouvoir appartenir à un seul et mesme sujet, il est impossible de pouvoir rendre une autre raison de leur union, et de tous les accidens qui la suivent et qui l’accompagnent, comme est la force qu’a l’Ame de mouvoir le corps, et celle qu’a le corps d’agir sur l’Ame, en causant ses sentimens, ses appetits et ses passions, Clerselier III, (10) que la volonté de leur Autheur ; Et que de vouloir qu’on leur en donne une autre raison, c’est ne connoistre pas le Corps ny l’Ame (comme en effet ils témoignent assez ne les pas connoistre par tout ce qu’ils disent des actions des animaux, où ils se contredisent à tout moment, et confondent l’un avec l’autre) et c’est ne pas sçavoir non plus iusqu’où peut aller nostre connoissance.

Mais ce n’est pas icy le lieu de tout dire ; ie n’en ay peut-estre desia que trop dit ; Et ie ne doute point qu’il n’y en ait qui me blameront en lisant cecy, de voir que ie fais, ce semble, une apologie ou une invective au lieu d’une Preface ; i’avoüe qu’ils auront raison ; Et en effet quand i’ay pris la plume pour commencer cette piece, ie ne songeois à rien moins qu’à dire tout ce que i’ay dit ; mais insensiblement le sujet m’y a porté ; et mon imagination se trouvant échauffé, et sentant mon Esprit animé d’une juste colere pour la deffense de nostre Philosophe, ie me suis abandonné à l’effort qu’il a pris, de peur que le voulant trop contraindre, il ne me fust infidele dans le reste de ce que i’ay à dire. Ie reviens donc à mon sujet.

Celuy qui apres le Pere Bourdin s’est le plus opposé à la Dioptrique de Monsieur Descartes a esté Monsieur de Fermat, il en écrivit d’abord au Pere Mersenne, qui envoya aussi-tost à Monsieur Descartes les objections qu’il luy avoit proposées, ausquelles, selon la promesse qu’il avoit faites, il ne manqua pas de faire réponse ; Mais soit qu’il ne se fust pas assez bien expliqué, ou que Monsieur de Fermat n’en fust pas satisfait, il fit des repliques à ses réponses, ausquelles Monsieur Descartes adjoûta les siennes ; et apres plusieurs contestations, ne s’estant pû accorder sur leurs differens, l’affaire demeura assoupie ; Iusques à ce que M. de Fermat prenant sujet d’en écrire de nouveau à Monsieur de la Chambre en l’année 1657. et en 1662. plus de dix ans apres la mort de Monsieur Descartes, à l’occasion du Livre de la Lumiere que Monsieur de la Chambre avoit fait nouvellement imprimer, il luy en parla dans les mesmes termes qu’il avoit fait vingt ans auparavant à Monsieur Descartes ; et sembloit inviter quelqu’un de ses Amis à reprendre cette ancienne querelle ; A quoy ie m’offris dautant plus volontiers qu’il me designoit par Clerselier III, (11) mon nom dans cette Lettre, et que ie tenois à tres-grand honneur qu’une personne du merite de Monsieur de Fermat ne dedaignast pas de s’éprouver contre moy. I’ay donc crû ne rien faire contre l’attente du Lecteur, qui par le titre du Livre ne se doit promettre que de voir des Lettres ou des Réponses de Monsieur Descartes, d’y inserer les miennes, avec celles de Monsieur de Fermat, qui l’instruiront pleinement du demeslé que nous avons eu ensemble, qui serviront à éclaircir quantité de difficultez qu’il pourroit rencontrer dans la lecture du Livre, et qui le laisseront juge de ces anciens et nouveaux differens.

La Geometrie toute demonstrative qu’elle est, n’a pas laissé de recevoir deverses atteintes ; Les plus rudes sont celles qui luy ont été portées par Monsieur de Roberval ; Et ie me suis souvent estonné comment il estoit possible que deux personnes qui sans contredit ont esté les deux plus sçavants en cette science que l’on ait veu depuis plusieurs siecles, n’ayent pû s’accorder dans une matiere où la demonstration doit oster tout sujet de dispute. Aussi leur plus grand different n’a pas esté touchant le traitté que M. Descartes en a fait, mais touchant certaines questions, qui estant proposées à l’un et à l’autre, comme il est arrivé quelquefois que Monsieur de Roberval s’est trouvé court, il n’a pû souffrir patiemment qu’un autre ait fait voir qu’il en sçavoit en cela plus que luy, et a cherché dans les solutions que Monsieur Descartes avoit données des occasions de pointiller, pour éluder la force de la conviction.

Pour ce qu’il a dit, et qu’il dit encore contre son traitté de Geometrie, il me permettra de luy dire qu’il feroit mieux de s’en taire : Car apres l’approbation universelle que ses plus grands ennemis mesme luy donnent, d’avoir esté le premier homme de son siecle en cette science, il ne faut pas qu’il se persuade qu’il puisse iamais faire accroire à personne, qu’il soit capable de voir en cela plus clair que Monsieur Descartes ; ny que Monsieur Descartes ait pû manquer en une chose où il a monstré qu’il en sçavoit plus luy seul que tous ceux qui l’avoient precedé ; et que tous ses Contemporains pris ensemble. Et de fait quand il répond aux objections que luy fait Monsieur de Roberval, il semble le Clerselier III, (12) renvoyer à l’école, puisqu’il dit qu’il seroit bien fasché de n’avoir pas commis les fautes dont il l’accuse, et qu’il croyroit en avoir fait une d’y avoir manqué.

S’il n’y avoit que ce seul different entr’eux, il ne seroit pas mal-aisé de les mettre d’accord, puisque toute leur contestation n’est fondée le plus souvent que sur quelque méchant équivoque, ou sur une mes-intelligence affectée ; qui fait que pas un ne voulant demordre, ils semblent se contredire, en ce que ne voulant pas s’entendre, et ayant tous deux raison, ils ne disent pas la mesme chose ; mais quand on est un peu éclairé, il est aisé de s’en appercevoir, et de les accorder malgré eux.

Mais si dans la Geometrie ils ne sont opposez qu’en apparence, il n’en est pas de mesme en Physique, où leurs sentimens sont tout à fait contraires ; Et quoy qu’ils conviennent ensemble, en ce qu’ils ne parlent pas tous deux comme l’on fait dans nos écoles, neantmoins ils sont si éloignez de sentiment, que si l’un est pour le plein, l’autre est pour le vuide ; Si l’un dit que le mouvement se peut faire dans le plein, l’autre dit qu’il ne se peut faire que dans le vuide ; Si l’un rejette les atomes, l’autre les admet ; Si l’un soûtient que la matière est divisible à l’indéfiny, l’autre ou ses semblables soûtiennent qu’elle ne l’est pas, et qu’il est impossible qu’elle le soit ; Enfin si l’un dit que l’estenduë en longueur, largeur, et profondeur constituë toute l’essence du corps, les autres y adjoûtent certaines qualitez, comme l’insecabilité, et par consequent une figure determinée et inalterable dans chaque petit atome, ou dans chaque petit corps ; qui sont choses fort opposées, et où l’on ne peut pas simplement dire qu’il y ait de la mesintelligence, mais où l’on voit une manifeste contrarieté de sentimens.

I’aurois icy un beau champ pour m’estendre, si c’estoit le lieu de le faire, et si apres estre desia une fois forty des bornes d’une Preface, ie ne craignois de passer pour un homme qui cherche noise mal à propos. I’advertiray seulement icy, que Monsieur de Roberval se vantant par tout qu’il a unefois fermé la bouche en bonne compagnie à Monsieur Descartes, qui ne sceut lors que luy répondre aux difficultez qu’il luy proposoit touchant le Clerselier III, (13) mouvement dans le plein, ou touchant quelques autres points de Physique, que, dis-ie, Monsieur Descartes ne s’abstint alors de luy répondre, que pour l’obliger de mettre ses difficultez par écrit, ausquelles il s’offrit de répondre et de satisfaire, en cas qu’il les voulust soûmettre à l’examen que souffre le papier ; A quoy ledit sieur de Roberval ne voulut point se soumettre, et ne l’a iamais voulu faire depuis, quelque instance qu’on luy en ait pû faire autrefois dans l’assemblée de Monsieur de Montmor, qui estoit peut-estre une aussi bonne compagnie, et sans doute pour le moins aussi sçavante que l’autre pouvoit estre.

Et pour monstrer que Monsieur Descartes n’avoit pas mauvaise raison d’en user ainsi avec luy ; Monsieur de Roberval ayant plusieurs fois proposé ces mesmes objections dans cette assemblée, quelques réponses qu’on luy ait faites, il les a toùjours éludées, en disant qu’on prenait mal son sens, et qu’il ne disoit pas ce qu’on luy faisoit dire. Et quoy que pour ne le point faire parler autrement qu’il vouloit, on luy ait souvent presenté la plume pour mettre luy-mesme ses pensées sur le papier, il ne l’a iamais voulu faire ; et mesme chacun l’ayant prise à san tour, et luy ayant demandé si ce n’estoit pas là son sens, il n’a iamais voulu convenir d’aucune chose qu’il eust dite ; de sorte que parmy un si grand nombre d’habiles gens, il ne s’en est trouvé pas un, qui à son dire ait pù bien prendre sa pensée, et la bien rediger par écrit ; Il est vray que s’estant presque tousiours expliqué differemment, il avoit raison de dire qu’on ne prenait pas bien ses pensées, l’une souvent détruisant l’autre ; et c’estoit pour cela que pour le fixer on voulait luy faire mettre ses raisons par écrit ; mais il a fallu en demeurer là, voyant qu’il ne voulait demeurer d’accord de rien.

Ce que m’ayant esté rapporté au retour de la campagne où i’estois allé, moy qui sçavois toute l’histoire de ce qui s’estoit passé dans cette premiere assemblée, et qui n’ignorois pas les raisons du silence que Monsieur Descartes y avoit gardé, ie crû estre obligé de m’en expliquer à Compagnie ; et pour le faire plus galamment et avec plus d’authorité, ie feignis que i’avois une Lettre de Monsieur Descartes qui en reveloit le secret, et qui en Clerselier III, (14) mesme temps répondoit aux difficultez que Monsieur de Roberval avoit proposées ; Elle fut leuë dans l’assemblée, où les plus clairuoyans iugerent bien que c’estoit une piece faite à la main ; Et pour la rareté du fait, i’ay pensé que plusieurs ne seroient pas faschez de la voir ; c’est pourquoy ie l’ay insérée dans ce Volume. Mais si Monsieur de Roberval, pour détromper le monde qui est infatué du nom et des opinions de Monsieur Descartes, luy qui dit avoir des demonstrations que toute sa Physique ne vaut rien, parce qu’elle peche dans le principe, vouloit charitablement nous instruire en mettant ses pensées et ses raisons sur le papier, ie luy promets d’y acquiescer, ou de luy répondre. Mais s’il n’en veut rien faire, comme ie me doute bien qu’il n’en fera rien, pour ne pas perdre le droit dont il se flatte de se pouvoir ainsi vanter, et pour éviter peut-estre la honte qu’il auroit, si apres avoir fait tant de bruit il venoit à ne produire que de mauvaises raisons, ie le prie de ne pas trouver mauvais, si ie prefere les sentimens d’un homme qui me parle et que i’entens, à ceux qu’il dit avoir, et qu’il ne veut pas me découvrir ; et si pour rendre témoignage à la verité, i’ay achevé une histoire dont il ne rapportoit que la moitié. Il doit mesme me sçavoir gré, de ce que tout opposé que ie sois à ses sentimens, ie ne laisse pas de le regarder comme un homme qui peut estre mis en parallele avec Monsieur Descartes en ce qui concerne la Geometrie, et qui pourroit beaucoup avancer en Physique, s’il ne travailloit point sur des principes qui l’empeschent d’aller aussi loin que le pourroit porter la force de son genie.

Mais ie ne luy sçaurois pardonner une chose, qui est, qu’apres la mort du Pere Mersenne s’estant rendu maistre de toutes les Lettres que Monsieur Descartes luy avoit écrites, il a refusé de me les communiquer, pour corriger sur ces Originaux les défauts qui pouvoient estre restez dans les Minutes que Monsieur Descartes s’estoit reservées. Il croyoit sans doute que ie me mocquois, quand ie luy disois que i’en avois les Minutes, et ne pouvoit se persuader qu’un iour le public seroit informé de tout ce qui s’estoit passé entr’eux. Mais apres luy avoir fait voir par une experience assez sensible, à sçavoir, par l’impression de deux Volumes Clerselier III, (15) entiers, que ie n’estois pas un mocqueur, il pouvoit me croire dans ce qui le regardoit ; et devoit ce me semble m’offrir de luy-mesme toutes ces Lettres, qui ne luy appartiennent point, afin que celles que ie ferois imprimer fussent plus fideles et plus correctes, et que par erreur ou autrement ie ne misse rien du mien qui pust estre à son desavantage. Mais nonobstant ce refus, qui auroit peut estre irrité une personne moins scrupuleuse ou plus emportée que ie ne suis, ie n’ay pas laissé d’agir avec luy dans cette rencontre avec toute la civilité qu’il pouvoit desirer de moy ; car avant que ces Lettres fussent imprimées, ie me suis offert à les luy monstrer, afin qu’il les corrigeast s’il y avoit des fautes, et qu’il en retranchast tout ce dont il se pourroit offenser. Mais il n’a voulu faire ny l’un ny l’autre ; Et apres m’avoir dit qu’il sçauroit bien faire voir, par les Originaux qu’il avoit en ses mains, la verité, s’il m’arrivoit de n’estre pas fidele dans le rapport que i’en ferois, il adjoûta qu’il s’en remettoit à moy pour le reste, que les paroles le touchoient fort peu, et que si le siecle present ne luy faisoit iustice, la posterité la luy feroit.

Tout ce que i’ay donc pû faire a esté de m’en rapporter à mes Minutes, ainsi que i’ay desia fait ; et iusques icy il ne s’est trouvé personne qui s’en soit plaint, et qui m’ait accusé d’aucune falsification ; Comme en effet, ie le prie de croire luy et les autres, que ie ne suis pas capable de semblables laschetez ; et que s’il m’arrive de manquer en quelque chose, ce ne sera que parce que dans la confusion où i’ay trouvé ces Minutes, ie n’auray pû faire mieux.

Pour ce qui est d’avoir apporté quelque adoucissement aux paroles aigres, que l’animosité qui est dans le cœur laisse quelquefois couler du bout de la plume, ie confesse que ie l’ay tousiours fait autant que i’ay pû, et que i’ay iugé le devoir faire, sans rien diminuer de la force des raisons, qui dans certaines rencontres consiste toute dans cette vive piqueure que les mots portent avec soy, et qu’ils doivent faire ressentir pour bien signifier les choses ; Et c’est là tout le déguisement que i’ay apporté à ces Lettres, et le seul dont on me puisse accuser ; Si toutesfois c’est une faute d’avoir corrigé ou couvert celles d’autruy.

Ie ne sçay maintenant si l’on ne trouvera point à redire, de ce que dans ce Volume i’ay ioint la version Francoise aux Lettres Latines que Monsieur Descartes ou ses Amis ont écrites ; mais s’il y en a Clerselier III, (16) qui s’en plaignent, ce ne peut estre que parce que cela leur aura fait acheter le Livre plus cher. Car ceux qui aimeroient mieux que la version n’y fust point, n’ont qu’à ne la pas lire ; et peut-estre y en aura-t’il plusieurs, de ceux-là mesme qui sont capables de lire le Latin, à qui cette version ne nuira point ; et pour ceux qui voudroient que le tout fust François, ie croy qu’on n’a que faire de leur deffendre de lire le Latin, ils témoigneront assez par là qu’ils ne l’entendent point, et ainsi il leur sera aisé de passer par dessus, et de prendre la peine de tourner deux ou trois feuillets ; mais ils ne doivent pas enuier aux autres la satisfaction qu’ils auront de voir l’original.

Et mesme pour rendre raison de ma conduite, ie diray icy que quand ie fis imprimer le premier Volume des Lettres, ie cru estre obligé de les donner au public comme Monsieur Descartes les avoit écrites ; Mais parce qu’il y en avoit quantité qui estoient Latines, quand il fut question d’imprimer le second Volume, les Libraires se plaignirent à moy que cela avoit empesché plusieurs personnes d’en acheter ; De sorte que pour contribuer autant que ie pouvois au debit du Livre, ie ne mis que du François dans le second, et me contentay de marquer à la teste de chaque Lettre celles dont l’Original estoit Latin. Mais le bien que ie crû faire aux uns fit un mal aux autres ; Et tous les Estrangers, qui sont en plus grand nombre, et plus curieux que nous des ouvrages de Monsieur Descartes, se plaignirent, et mesme s’offenserent de cette infidelité, qui les privoit tout ensemble de l’instruction et de la satisfaction qu’ils avoient coustume de recevoir de la lecture de ses Lettres. C’est pourquoy pour me garantir auiourd’huy de ce reproche, et satisfaire aux uns et aux autres, i’ay voulu joindre icy le François avec le Latin ; Dequoy i’espere que chacun me sçaura gré, aussi bien que de la peine que i’ay prise dans toute cette impression.

Ie prendray maintenant occasion d’advertir icy un chacun, que de toute cette riche succession des veritables biens de feu Monsieur Descartes, dont la fortune avoit enrichy feu Monsieur Chanut mon beau-frere, et qu’il avoit bien voulu me confier, il ne m’en reste plus entre les mains que dequey faire un Volume de Fragmens, qui sera un ramas de diverses pieces, dont le triage est assez mal-aisé à faire, et dont ie me déchargeray volontiers sur le premier qui voudra bien en prendre la peine : Car me voyant presentement plusieurs affaires sur Clerselier III, (17) les bras, ie ne sçay pas quand ie pourray avoir assez de loisir pour y vacquer ; Ce que ie dis, afin que s’il se presentoit quelqu’un pour y travailler, le public pust jouïr plustost de la satisfaction qu’il s’en peut promettre, ou s’il ne se presente personne, qu’on attente avec patience ma commodité.

I’ay finy ce dernier Volume de Lettres par une des miennes, que i’ay autrefois écrite à feu Monsieur de la Forge, ce fameux Medecin de Saumur, laquelle luy fit entreprendre son traitté de l’Esprit de l’Homme, qu’il a mis au iour un peu devant sa mort, et qui luy a peut-estre avancé les siens ; Et pour ce qu’il m’en remercia alors, en des termes qui m’ont depuis fait croire que cette Lettre n’estoit pas mauvaise, i’ay pensé que ie pouvois sans scrupule finir l’ouvrage du Maistre, par où le Disciple avoit pris occasion de commencer le sien. Nous avons fait en sa personne une perte que l’on ne sçauroit trop regretter ; Car outre que par ce qu’il a fait on peut iuger de ce qu’il pouvoit faire, il m’avoit communiqué quelques-uns de ses desseins, qui n’alloient pas à moins qu’à achever ceux que M. Descartes s’estoit proposez luy-mesme ; et ie luy voyois un genie capable de tout executer. Mais au lieu d’employer inutilement nos regrets, taschons plustost d’imiter sa vertu, et d’approcher le plus que nous pourrons de la science et de la sagesse qu’il s’estoit acquise ; Elle avoit commencé en luy par la haute estime qu’il avoit euë pour Monsieur Descartes, elle s’estoit accreuë par la lecture de ses ouvrages, et elle s’estoit perfectionnée par les reflexions qu’il avoit faites dessus ; Que si nous ne sommes pas capables de ces profondes speculations, au moins le sommes-nous de profiter de celles des autres.

Mais c’est long-temps retarder le plaisir de la lecture de ses Lettres. Dispose-toy donc, Lecteur, à écouter le plaidoyer qu’il a envoyé à Messieurs les Magistrats de la ville d’Utrech, pour avoir raison des injures et calomnies atroces de ses envieux ; C’est peut- estre un des plus beaux et des mieux faits que tu ayes iamais entendu ; Et i’ay voulu commencer par là cét ouvrage, pour détromper et desabuser d’abord ton Esprit, s’il avoit esté capable d’estre frappé de quelque mauvais soupçon contre luy, afin qu’estant une fois convaincu de la verité, tu plaignes l’aveuglement de ceux qui en médisent, et que tu n’ayes plus doresnavant pour luy que de la bien-veillance et de l’estime.

Clerselier III, (18) Ie ne puis finir cette Preface par une marque plus éclatante de cette estime, qu’en faisant connoistre à tout le monde iusqu’où s’est porté le zele que M. d’Alibert a eu pour la memoire de Monsieur Descartes. Car voulant rencherir sur celuy que luy a témoigné à sa mort feu Monsieur Chanut, lors Ambassadeur en Suede, il ne s’est pas contenté de faire reparer les ruines que le temps avoit faites au monument qu’il avoit fait eriger à sa gloire ; Il n’a pû souffrir que la France fust plus long-temps privée des pretieux restes d’un homme dont les écrits l’ont renduë si glorieuse ; et a fait en sorte par ses soins, que la Suede a bien voulu faire cette justice et donner cette satisfaction à la France, que de luy rendre ce sacré depost, et ces cheres dépoüilles qu’elle luy avoit autrefois confiées. Cette entreprise sans doute est grande, et digne d’une belle Ame ; Glorieuse également pour le mort et pour le vivant. Mais s’il peut venir à bout de ses desseins, et si l’on permet à sa generosité d’aller iusques au bout, et d’ériger à la gloire de cét Illustre mort les trophées qu’il medite, l’on aura un iour le plaisir de voir l’envie surmontée, la vertu honorée, et le nom et la gloire du plus grand Geometre et Philosophe Chrestien qui ait iamais esté, magnifiquement et religieusement conservée.