LETTRE DE MONSIEUR DE FERMAT
à Monsieur Clerselier, sur la Dioptrique
de Monsieur Descartes.
Du 10. Mars 1658.

LETTRE XLIV.

MONSIEUR,
Les conclusions qui se peuvent tirer de la proposition qui sert de fondement à la Dioptrique de Monsieur Descartes sont si belles, et doivent naturellement produire de si beaux effets dans tous les ouvrages de l’Art qui regardent la refraction, qu’il seroit à souhaitter, non seulement pour la gloire de nostre defunct amy, mais bien plus pour l’augmentation et embellissement des Sciences, que cette proposition Clerselier III, 200 fust veritable, et qu’elle eust esté legitimement demonstrée, et dautant plus qu’elle est de celles dont on peut dire que Multa sunt falsa probabibliora veris. Ie veux mesme passer plus outre, et la comparer à ce fameux mensonge dont il est paslé dans le Tasse, et que ce Poëte assure estre plus beau que la verité.

Quando Sarà il vero

Si bello, che si possa à ti preporre ?

Ie commence par-là, Monsieur, afin de vous faire connoistre que ie serois ravy que le differend que i’ay eu autresfois sur ce sujet avec Monsieur Descartes, se terminast à son advantage ; I’y trouverois mon compte en toutes façons, la gloire d’un amy que i’ay infiniment estimé, et qui a passé avec raison pour un des plus grands Hommes de son temps, l’establissement d’une verité Physique des plus importantes, et l’execution aisée des effets merveilleux qui s’en pourroient infailliblement deduire ; Tout cela me vaudroit incomparablement mieux qu’un gain de cause, quand mesme ie ne devrois conter pour rien le

Mecum certasse feretur

Dont les amis de Monsieur Descartes peuvent tousiours raisonnablement consoler ses adversaires. Ie me mets donc, Monsieur, en la posture d’un homme qui veut estre vaincu, ie le declare hautement

Iamiam efficaci de manus Scientiæ

Mais parce que les demonstrations sont des raisons forcées, et qu’à moins d’estre convaincu par elles, on n’en sçauroit estre persuadé, voyons, Monsieur, si le consentement des Lecteurs peut échapper à nostre Autheur, et si nous pourrons nous défaire aisément des objections qui semblent luy pouvoir estre opposées. Il faut pour cela suivre sa demonstration mot pour mot, et il suffira d’enfermer par des parentheses ce qui ne sera point à luy, et que i’adjoûteray du mien. Voicy donc comme il parle sur la fin de la page 19 de la Dioptrique Françoise.

Et premierement, supposons qu’une balle poussée d’A Clerselier III, 201 vers B rencontre au point B non plus la superficie de la terre, mais une toile CBE, qui soit si foible et si déliée que cette balle ait la force de la rompre et de passer tout au travers, en perdant seulement une partie de sa vitesse, à sçavoir, par exemple la moitié. Or cela posé, afin de sçavoir quel chemin elle doit suivre, considerons derechef que son mouvement differe entierement de sa determination à se mouvoir plustost vers un costé que vers un autre, d’où il suit que leur quantité doit estre examinée separément ; Et considerons aussi que des deux parties, dont on peut imaginer que cette determination est composée, il n’y a que celle qui faisoit tendre la balle de haut en bas qui puisse estre changée en quelque façon par la rencontre de la toile, et que pour celle qui la faisoit tendre vers la main droite, elle doit tousiours demeurer la mesme qu’elle a esté, à cause que cette toile ne luy est aucunement opposée en ce sens-là. (Mais ce raisonnement n’est-il pas un peu opposé au sens commun ? L’extension qu’il en fait de la reflexion à la refraction n’est-elle pas aussi un peu forcée ? Dans la page 13. il suppose que la balle va toûjours d’égale vitesse, tant en descendant qu’en remontant, qu’elle continuë son mouvement dans un mesme milieu, il en deduit dans la page 15. que la rencontre de la terre peut bien empescher la determination qui faisoit descendre la balle d’AF vers CE, à cause qu’elle occupe tout l’espace qui est au dessous de CE, mais qu’elle ne peut point empescher l’autre qui la faisoit advancer vers la main droite, veu qu’elle ne luy est aucunement opposée en Clerselier III, 202 ce sens-là, d’où il infere l’égalité des angles de reflexion et d’incidence. Mais quand bien ce raisonnement seroit veritable en la reflexion, quelque Sceptique scrupuleux ne manquera pas d’alleguer qu’il y a trois circonstances en la refraction qui doivent changer la consequence, ou du moins servir d’empeschement à la recevoir sans nouvelle preuve. Premierement en la figure de la page 17. ou en celle de la page 18. la balle ne continuë pas son mouvement d’une égale vitesse, puisque par la supposition elle pert, par exemple, la moitié de sa vitesse dés le point B. Secondement elle ne passe pas tousiours par un mesme milieu, comme il paroist en la figure de la p. 18. Et enfin la determination qui la faisoit aller de haut en bas n’est pas tout à fait empeschée par la rencontre de la toile, ou de l’eau, mais changée seulement ou diminuée. Or que la consequence soit la mesme, nonobstant la diversité de ces trois circonstances, il sera mal-aisé qu’un mediocre Logicien le puisse accorder. Il alleguera pour excuse de sa Logique scrupuleuse, qu’il n’a pas crû se faire grande violence, lors qu’en la figure de la page 15. il a donné les mains, que la determination de la gauche à la droite restoit la mesme, puisque la balle allant tousiours de mesme vitesse, pouvait conserver l’une de ses visées ou determinations, lors que l’autre seule estoit empeschée ; que d’ailleurs le mouvement se faisoit dans un mesme milieu ; et qu’enfin la determination de haut en bas estant entierement empeschée, il n’y avoit pas grand mal de consentir que celle de la gauche à la droite restast toute entiere ; Comme quand on perd un œil on dit que la vertu visive se conserve toute entiere en celuy qui reste. Mais en la refraction tout y est differend ; veut on y obtenir la consentement de nostre Sceptique sans preuve ? La determination de la gauche à la droite demeurera-t’elle la mesme, lors que toutes Clerselier III, 203 les raisons qui le luy avoient persuadé en la reflexion se sont évanouïes ? Mais ce n’est pas tout, il a sujet d’apprehender l’equivoque ; et lors qu’il aura accordé que cette determination de gauche à droite demeure la mesme, il a occasion de soupçonner que l’Autheur le chicanera sur l’explication de ce terme ; Car quoy qu’il ait protesté que la determination est differente de la puissance qui meut, et que leur quantité doit estre examinée separément, si nostre Sceptique luy accorde en cét endroit que cette determination de gauche à droite demeure la mesme en la refraction, c’est à dire, qu’elle conserve la mesme visée ou direction, il y a apparence que l’Autheur voudra l’obliger en suitte à luy accorder, que la balle, dont la determination vers la droite n’est point changée, s’avance autant et aussi viste vers la droite qu’elle faisoit auparavant, quoy que sa vitesse et le milieu par où elle passe soient changés. Mais parce qu’il ne paroist pas si-tost qu’on veüille luy faire une si grande violence, il ne croit pas estre encore temps de se departir du respect qu’il doit au nom de Monsieur Descartes, et il veut bien luy advoüer sur sa seule parole que cette determination vers la droite demeurera la mesme, pourveu qu’il ne se parle pas du temps que la balle doit employer à s’avancer de ce costé-là ; parce que Monsieur Descartes mesme a advoüé que la force qui meut et la determination sont deux quantités qui n’ont rien de commun, et qu’elles doivent estre separément examinées.) Puis ayant d’écrit du centre B le cercle AFD, et tiré à angles droits sur CBE les trois lignes droites AC, HB, FE, en telle sorte qu’il y ait deux fois autant de distance entre FE et HB, qu’entre HB et AC, nous verrons que cette balle doit tendre vers le point I. Car puis qu’elle perd la moitié de sa vitesse en traversant la toile CBE, elle doit employer deux fois autant de temps à passer au dessous depuis B iusques à quelque point de la circonference du cercle AFD, qu’elle a fait au dessus à venir depuis A iusques à B ; Et puis qu’elle ne perd rien du tout de la determination qu’elle avoit à s’avancer vers le costé droit, en Clerselier III, 204 deux fois autant de temps qu’elle en a mis à passer depuis la ligne AC iusques à HB, elle doit faire deux fois autant de chemin vers le mesme costé. (C’est icy le guet à pan ; et la trop grande credulité de celuy qui avoit franchy tous ses scrupules sur le premier article, reçoit en cét endroit une nouvelle attaque. L’Autheur a subjet d’esperer que puisque nostre Sceptique luy a desia accordé que la determination vers la droite restoit la mesme, il ne doit pas le dédire non plus que cette determination ou cette visée et direction vers le costé droit ne soit également viste, et n’avance toûjours autant qu’elle faisoit auparavant. Mais le Sceptique commence à n’entendre plus raillerie ; Et s’il a consenty de bonne foy que la determination vers la droite ne changeoit pas, il proteste qu’il n’est point engagé à consentir qu’en changeant de milieu, elle fasse tousiours un égal progrez, puisque l’Autheur a si souvent et si solennellement assuré que la determination et la force mouvante sont tout à fait differentes et distinctes. Et pour se confirmer en son doute, il adjoûte que si dans la figure de la page 17. la balle estoit poussée depuis H iusques à B, et qu’elle continuast son mouvement vers BG. Le raisonnement de celuy qui diroit, la determination de la balle sur la route HBG n’est point changée au point B, car elle est la mesme, et le mouvement perpendiculaire se continuë dans la mesme ligne HBG, donc cette balle avance autant et aussi viste au dessous de B qu’elle faisoit auparavant ; Ce raisonnement, dis-ie, seroit ridicule ; parce que la determination ou direction du mouvement differe de sa vitesse. Pourquoy donc nostre Sceptique sera-t’il obligé d’accorder gratuitement et sans preuve que le mouvement se fait vers la droite dans la figure de la page 18. avance également vers ledit costé droit, apres qu’il a changé de milieu. Ce n’est pas que cette proposition ne puisse estre vraye, mais elle ne l’est qu’au cas que la conclusion que Monsieur Descartes en tire soit veritable, c’est à dire, que la raison ou proportion pour mesurer les refractions ait esté par luy legitimement et veritablement assignée. Clerselier III, 205 Il ne l’a donc pas prouvée par une proposition si douteuse et si peu admissible. En un mot quand toutes les oppositions qu’on peut faire à son raisonnement seroient fautives, peut-il faire passer pour veritable ce qui n’est ny axiome, ny déduit par une consequence legitime d’aucune premiere verité ? Les demonstrations qui ne forcent pas de croire ne peuvent point porter ce nom. Et croyriez-vous, Monsieur, que si la proposition de Monsieur Descartes estoit demonstrativement prouvée, son evidence et sa clarté n’eussent pas percé les tenebres de mon entendement pendant vingt années qui se sont écoulées depuis nostre ancien demeslé, puisque ie vous ay protesté dés le commencement de ma Lettre, que ie travaille sincerement à me tirer d’erreur, et que ie ne cherche qu’un honneste pretexte à me rendre. Ie serois mesme ravy d’establir l’honneur de Monsieur Descartes aux dépens du mien, et ie voudrois, s’il m’estoit possible, en reconnoissant la verité de sa preuve, adjoûter avant que de finir,

Se clara videndam

Obtulit, et purà per noctem in luce refulsit.

Il en sera pourtant ce que Monsieur le Chevalier Digby et vous, Monsieur, treuverez bon. Ie vous soûmets à tous deux ma Logique et ma Mathematique, et ie consens que vous en fassiez un sacrifice à la memoire de cét Illustre, qui n’est plus en estat de se deffendre. Mais iusques à ce que vous ayez prononcé, ie pretens que la veritable raison ou proportion des refractions est encore inconnuë. Et que (Θεῶν ἐν γέννασι χεῖται), en compagnie de tant d’autres verités que l’advenir découvrira peut-estre mieux que n’a pû faire le passé. Excusez ma longueur, et faites-moy l’honneur de me croire,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-affectionné
serviteur, Fermat.