AT I, 13

A MONSIEUR FERRIER. 
D’Amsterdam le 18. Iuin 1626.

Lettre XCVIII.

MONSIEUR,
Depuis que ie vous ay quitté, i’ay beaucoup appris touchant nos verres, en sorte qu’il y a moyen de faire quelque chose qui passe ce qui a iamais esté veu ; Et le tout semble si facile à executer, et est si certain, que ie ne doute quasi plus de ce qui depend de la main, comme ie faisois auparavant ; Mais c’est une chose que ie ne sçaurois écrire ; car il arrive mille rencontres en travaillant qui ne se peuvent prevoir AT I, 14 sur le papier, et qui se corrigent souvent d’une parole lors qu’on est present ; c’est pourquoy il seroit necessaire que nous fussions ensemble ; ie n’ose pourtant vous prier de Clerselier III, 552 venir icy ; Mais ie vous diray bien que si i’eusse pensé à cela lors que i’estois à Paris, i’aurois tasché de vous amener ; Et si vous estiez assez brave homme pour faire le voyage, et venir passer quelque temps avec moy dans le desert, vous auriez tout loisir de vous exercer, personne ne vous divertiroit, vous seriez éloigné des objets qui vous peuvent donner de l’inquietude ; bref vous ne seriez en rien plus mal que moy, et nous vivrions comme freres ; Car ie m’oblige de vous défrayer de tout aussi long-temps qu’il vous plaira de demeurer avec moy, et de vous remettre dans Paris lors que vous aurez envie d’y retourner. Si vous avez maintenant quelque bonne fortune, ie serois marry de vous débaucher ; Mais si vous n’estes pas mieux que lors que ie vous ay quitté, ie vous diray franchement que ie vous conseille de venir ; Le voyage n’est pas de la moitié si long que pour aller en vostre païs ; Nous sommes en Esté, et la Mer est maintenant fort assurée. Il faudroit apporter les outils dont vous pourriez avoir besoin, ils ne coûteroient à apporter que iusqu’à Calais ; car c’est le chemin qu’il vous faudroit prendre. De Calais vous pourriez passer par Mer en un iour ou deux, iusqu’à Dort, ou Roterdan, c’est à dire icy ; car delà on peut venir plus seurement iusques icy, qu’on ne fait à Paris depuis le logis iusqu’à l’Eglise. Et mesme estant à Dort, vous pourriez voir Monsieur Beecman qui est recteur du College, et luy monstrer ma Lettre, il vous enseignera le chemin pour venir icy ; AT I, 15 et si vous aviez besoin d’argent, ou dequoy que ce soit, il vous en fourniroit, en sorte que vous ne devez conter pour la difficulté du voyage que iusqu’à Calais. Si vous avez aussi quelques meubles qu’il vous fallust laisser à Paris, il vaudroit mieux les apporter, au moins les plus utiles ; Car si vous venez ie prendray un logis entier pour vous et pour moy, où nous pourrons vivre à nostre mode et à nostre aise : N’estoit que ie ne vous sçaurois faire donner d’argent à Paris, sans mander où ie suis, (ce que ie ne desire pas) ie vous prierois aussi de m’apporter un petit lit de camp, car les lits d’icy sont fort incommodes, et il n’y a point de matelas ; Clerselier III, 553 Mais si vous estes en doute de venir, venez plustost tout nud que d’y manquer. Ie serois pourtant bien-aise d’apprendre que ce fust l’abondance et la commodité qui vous en empeschast ; mais si c’estoit la necessité, ie croyrois que vous auriez manque de courage, car il n’y a rien qui vous y doive si-tost faire resoudre ; Et mesme une mediocre fortune, ou bien de legeres esperances ne vous doivent pas retarder, si vous avez l’ambition de faire quelque chose qui passe le commun : Car toutes mes regles sont fausses, ou bien, si vous venez, ie vous donneray moyen d’executer de plus grandes choses que vous n’esperez. En tout cas, ie vous prie de m’écrire si-tost que vous aurez receu celle-cy. Au reste, ie vous prie que personne ne sçache que ie vous ay écrit, non pas mesme Monsieur Mydorge, encore que ie sois bien fort son serviteur ; mais ie suis en lieu où ie ne luy sçaurois rendre aucun service ; Et mesme si vous venez vous devez souhaitter que personne n’en sçache rien ; Car si vous faites quelque chose AT I, 16 de bon, il en sera meilleur lors qu’on ne l’aura point attendu, et le retardement ne degoustera personne. Pour moy ie me trouve si bien icy, que ie ne pense pas en partir de long-temps. Ie vous prie de m’aimer, comme ie croy que vous faites, et de me croire comme
Ie suis,