AT IV, 391

AU R. PERE MERSENNE.
Le 20. Avril 1646.

LETTRE XCIII.

MON REVEREND PERE,
Il y a environ trois semaines que i’ay écrit à Monsieur de Cavendische, touchant les difficultez que vous proposez, et ie ne doute point qu’il ne vous fasse voir ma Lettre, à cause que i’y ay fait mention de celle que ie vous avois écrite auparavant touchant le mesme sujet. C’est pourquoy ie n’en diray icy autre chose, sinon que la grande difference qui est entre les Vibrations des triangles obtus, ou de ceux qui sont Clerselier III, 520 suspendus par leurs bases, et le calcul que i’en avois fait pour tous les triangles en general, ne vient que de la cause que i’avois nommée l’empeschement de l’air, laquelle, comme i’avois ce me semble dit cy-devant, est beaucoup plus considerable aux triangles obtus qu’aux autres. Or ie croy que la quantité de cét empeschement ne se peut determiner AT IV, 392 que par l’experience. C’est pourquoy i’avois seulement consideré les triangles suspendus par un angle, et lors que leur base demeure parallele à l’aissieu autour duquel ils se meuvent, pour rendre cét empeschement moins sensible : Car ie ne presume pas tant de moy-mesme, que d’entreprendre d’abord de rendre raison de tout ce qu’on peut avoir experimenté ; Mais ie croy que la principale addresse qu’on puisse employer en l’examen des experiences, consiste à choisir celles qui dependent de moins de causes diverses, et desquelles on peut le plus aisément découvrir les vrayes raisons.

Ie vous envoye icy quelques-unes des fautes que i’ay remarquées dans l’Aristarque, et ie vous diray icy entre nous que i’ay tant de preuves de la mediocrité du sçavoir et de l’Esprit de son Autheur, que ie ne puis assez admirer qu’il se soit acquis à Paris tant de reputation ; Car enfin, outre son invention de la Roulette, qui est si facile qu’elle auroit pû estre trouvée par une infinité d’autres aussi bien que par luy, s’il estoit arrivé qu’ils l’eussent cherchée, ie n’ay iamais AT IV, 393 rien veu de sa façon, qui ne puisse servir à prouver son insuffisance ; Comme premierement, ce qu’il écrivit pour défendre la regle de M. de Fermat contre moy, où il mit plusieurs choses inutiles ; Puis lors qu’il pensoit avoir trouvé une omission et une faute dans ma Geometrie, où toutesfois il s’estoit trompé dans l’un et dans l’autre ; Puis lors que ie luy envoyay la solution de trois questions qu’il confessa ne pouvoir trouver, et dont il ne pouvoit pas mesme entendre les solutions, si Monsieur de Beaune ne luy eust aidé, bien qu’il eust broüillé plusieurs mains de papier pour tascher de faire un petit calcul, que i’y avois obmis à dessein, sans qu’il Clerselier III, 521 en pust venir à bout. Ie n’adjoûte point qu’il n’a iamais sceu trouver la question que Monsieur de Beaune nous proposa à tous, et dont ie n’ay point appris que personne que moy luy ait envoyé la solution, car elle estoit assez difficile. Mais quand ie n’aurois iamais rien veu de luy que son Aristarque, où il suppose tanquam ex Mechanicæ, vel Geometriæ, vel Opticæ principiis notissima, des choses qui sont appertement fausses, ie ne pourrois iuger de luy autre chose, sinon qu’il pense estre beaucoup plus habile qu’il n’est, et que c’est plustost en faisant le capable, et en méprisant les autres, qu’il s’est acquis quelque reputation, que non pas en produisant quelque chose de son Esprit qui la meritast. AT IV, 394 Il n’a pas besoin de demander permission pour répondre à ce que ie vous envoye contre son Livre ; Car c’est une chose qu’il a droit de faire, encore que ie ne le voulusse pas, comme ie l’auray aussi de dire mon sentiment de ce qu’il a trouvé à reprendre dans ma Geometrie, quand ie l’auray veu. Mais iusques icy ie ne sçache point qu’elle contienne aucune chose que ie voulusse y avoir mise autrement que ie n’ay fait, ny en quoy ie pense avoir manqué à l’ordre ou à la verité des choses que i’ay écrites ; Seulement y ay-ie obmis quantité de choses, qui auroient pû servir à la rendre plus claire, ce que i’ay fait à dessein, et ie ne voudrois pas y avoir manqué. Au reste, pour ce que i’ay remarqué par quelques-unes de vos Lettres precedentes, qu’on vous en avoit parlé avec mépris, ie vous diray encore icy, que ie ne croy pas que ny Monsieur de Roberval, ny aucun de ceux que ne seront pas plus habile que luy, soient capables d’apprendre tout ce qu’elle contient en toute leur vie ; et ainsi que ie n’ay pas besoin de la refaire, ny d’y adjoûter rien de plus, pour la rendre recommandable à la posterité. Rien ne m’avoit cy-devant fait proposer de la refaire, que pour l’éclaircir en faveur des Lecteurs ; mais ie voy qu’ils sont la pluspart si malins que i’en suis entierement degousté. I’ay veu le Bonaventura Cav. estant dernierement AT IV, 395 à Leyde, mais ie n’ay fait qu’en parcourir les propositions, pendant un quart Clerselier III, 522 d’heure, pour ce que le jeune Schooten, que vous avez veu à Paris, et qui est maintenant Professeur à Leyde en la place de son Pere, m’assuroit que ce Cavalieri ne fait autre chose que demonstrer par un nouveau moyen, des choses qui ont desia esté demontrées ailleurs, et que ce nouveau moyen n’est autre que l’un de ceux dont ie me suis servy pour demonstrer la Roulette, en supposant que deux triangles curvilignes differens estoient égaux, pour ce que toutes les lignes droites tirées en mesme sens en l’un qu’en l’autre, estoient égales ; Si cela est, la clef qui a commencé d’ouvrir l’Esprit de C, comme vous m’avez écrit cy-devant, n’a pas encore toutes les façons qu’elle peut avoir, et son Esprit doit estre encore fermé à beaucoup de ressorts : Car i’en sçay mille plus importantes, et i’en ay mis quantité dans ma Geometrie, mais il ne les y trouvera pas aisément, puisque si chacun n’est expliqué par un gros Livre, il ne les connoist pas. AT IV, 396 Si vous voyez Monsieur Picot, ie vous prie de luy dire que i’ay receu ses Lettres, mais que ie ne puis encore luy envoyer la suite de sa Version, pour ce que ie n’ay encore sceu trouver un quart d’heure en tout un an qu’il y a que i’en suis à cét article, pour éclaircir en quelque chose mes regles du mouvement ; Ie suis si degousté du métier de faire des Livres, que ie ne m’y sçaurois mettre en aucune façon, ie ne manqueray pas toutesfois de luy envoyer dans quinze iours ce qu’il m’a demandé, et
ie suis passionnément son serviteur, comme aussi ie suis,
MON R. P.
Vostre tres-humble et tres-obeïssant serviteur, DESCARTES.