Clerselier III, 298 AT I, 483

AU R. PERE MERSENNE.

LETTRE LV.

Mon Reverend Pere,
I’ay receu l’écrit de Monsieur de Fermat, avec un billet que vous aviez mis dans le pacquet du Maire, et depuis i’ay attendu huit iours sans y répondre, pour voir si ie ne recevrois point cependant le pacquet que vous me mandez par ce billet m’avoir addressé au mesme temps ; mais ie ne l’ay point receu, et ainsi ie crains qu’il n’ait esté perdu, au moins si vous ne l’avez envoyé par une autre voye que par la poste. Ie vous renvoye l’Original de sa demonstration pretenduë contre ma Dioptrique, pource que vous me mandiez que c’estoit sans le sçeu de l’autheur que vous me l’aviez envoyé. Mais pour son écrit De Maximis et minimis, puisque c’est un Conseiller de ses amis qui vous l’a donné pour me l’envoyer, i’ay crû que i’en devois retenir l’Original, et me contenter de vous en envoyer une Copie, veu principalement qu’il contient des fautes qui sont si apparentes, qu’il m’accuseroit peut-estre de les avoir supposées, si ie ne retenois sa main pour m’en deffendre. En effet, selon que i’ay pû iuger par ce que i’ay veu de luy, c’est un Esprit vif, plein d’invention et de hardiesse, qui s’est à mon advis precipité un peu trop, et qui ayant acquis tout d’un coup la reputation de sçavoir beaucoup en Algebre, pour en avoir peut-estre esté loüé par des personnes qui ne prenoient pas la peine, ou qui n’estoient pas AT I, 484 capables d’en iuger, est devenu si hardy, qu’il n’apporte pas, ce me semble, toute l’attention qu’il faut à ce qu’il fait. Ie seray bien-aise de sçavoir ce qu’il dira, tant de la Lettre jointe à celle-cy, par laquelle ie répons à son écrit De Maximis et minimis, que de la precedente, où ie Clerselier III, 299 répondois à sa demonstration contre ma Dioptrique ; Car i’ay écrit l’une et l’autre, afin qu’il les voye, s’il vous plaist ; Mesme ie n’ay point voulu le nommer, afin qu’il ait moins de honte des fautes que i’y remarque, et parce que mon dessein n’est point de fascher personne, mais seulement de me deffendre. Et pource que ie iuge qu’il n’aura pas manqué de se vanter à mon préjudice en plusieurs de ses Escrits, ie croy qu’il est à propos que plusieurs voyent aussi mes deffenses ; C’est pourquoy ie vous prie de ne les luy point envoyer sans en retenir Copie. Et s’il vous parle de vous renvoyer encore cy-apres d’autres Escrits, ie vous supplie de le prier de les mieux digerer que les precedens ; autrement ie vous prie de ne prendre point la commission de me les adresser ; Car entre nous, si lors qu’il me voudra faire l’honneur de me proposer des objections, il ne veut pas se donner plus de peine qu’il a pris la premiere fois, i’aurois honte qu’il me fallust prendre la peine de répondre à si peu de chose, et ie ne m’en pourrois honnestement dispenser, lors qu’on sçauroit que vous me les auriez envoyées. Ie seray bien-aise que ceux qui me voudront faire des objections ne se hastent point, et qu’ils taschent d’entendre tout ce que i’ay écrit, avant que de iuger d’une partie ; car le tout se AT I, 485 tient, et la fin sert à prouver le commencement. Mais ie me promets que vous me continuerez tousiours à me mander franchement ce qui se dira de moy, soit en bien, soit en mal, et vous en aurez d’oresnavant plus d’occasion que iamais, puisque mon Livre est enfin arrivé à Paris. Au reste, chacun sçachant que vous me faites la faveur de m’aimer comme vous faites, on ne dit rien de moy en vostre presence, qu’on ne presuppose que vous m’en avertissez, et ainsi vous ne pouvez plus vous en abstenir sans me faire tort.

Vous me demandez, si ie croy que l’eau soit en son estat naturel estant liquide, ou estant glacée, à quoy ie répons que ie ne connois rien de violent dans la Nature, sinon au respect de l’entendement humain, qui nomme violent ce qui n’est pas selon sa volonté, ou selon ce qu’il iuge devoir Clerselier III, 300 estre ; et que c’est aussi bien le naturel de l’eau d’estre glacée, lors qu’elle est fort froide, que d’estre liquide, lors qu’elle l’est moins, pource que ce sont les causes naturelles qui font l’un et l’autre.
Ie suis,
Mon R. P.
Vostre tres-humble et tres-obéïssant
serviteur, DESCARTES.