Clerselier III, 594 AT III, 757

A MONSIEUR ****

Lettre CVIII.

MONSIEUR,
Ie suis bien glorieux de l’honneur qu’il vous a plû me faire, en me permettant de voir vostre traitté Flamend, AT III, 758 touchant l’usage des Orgues en l’Eglise, comme si i’estois fort sçavant en cette langue ; Mais quoy que l’ignorance en soit fatale à tous ceux de ma nation, ie me persuade pourtant que l’idiome ne m’a pas empesché d’entendre le sens de vostre discours, dans lequel i’ay trouvé un ordre si clair et si bien suivy, qu’il m’a esté aisé de me passer du meslange des mots estrangers, qui n’y sont point, et qui ont coustume de me faciliter l’intelligence du Flamend des autres. Mais ce n’est pas à moy à parler du stile, et i’aurois mauvaise grace de l’entreprendre ; Mais pour vos raisons, ie puis dire qu’elles sont si fortes et si bien choisies, que vous persuadez entierement au Lecteur tout ce que vous avez témoigné vouloir prouver ; Ce que i’avoüe icy avec moins de scrupule, à cause que ie n’y ay rien remarqué qui ne s’accorde avec nostre Eglise. Et pour les Epithetes que vous nous donnez cependant en divers endroits, ie ne croy pas que nous devions nous en offenser davantage, qu’un serviteur s’offense quand sa maistresse l’appelle schelme, pour se vanger d’un baiser qu’il luy a pris, ou plustost pour couvrir la petite honte qu’elle a de le luy avoir octroyé. Il est vray que ce baiser n’avance gueres, et ie voudrois qu’en nous disant de telles injures vous eussiez aussi bien deduit tous les points qui pourroient servir à rejoindre Geneve avec Rome. Mais pour ce que l’Orgue est l’instrument le plus propre de tous pour commencer de bons accords, permettez à mon zele Clerselier III, 595 de dire icy omen accipio, sur ce que vous l’avez choisie pour sujet. En effet si quelques Indiens AT III, 759 ont refusé de se rendre Chrestiens, pour la crainte qu’ils avoient d’aller au Paradis des Espagnols, i’ay bien plus de raison de souhaitter que le retour à nostre Religion me fasse esperer d’estre apres cette vie avec ceux de ce païs, avec lesquels i’ay monstré par effet que i’aimois mieux vivre que dans le mien propre. Et pardonnez-moy, si ie me plains un peu de vous à ce propos, de ce que vous m’avez estimé estre une fera bestia, lors que vous avez sçeu que i’avois dessein d’aller en France ; Car si ie m’en souviens, c’est ainsi que Iustinien nomme ceux qui n’ont pas animum redeundi, et ie me propose de ne faire qu’une course de quatre ou cinq moins. Ie me plains aussi du sujet que vous dites avoir appris de mon depart ; Car ie ne suis pas, graces à Dieu, d’humeur si déraisonnable ny si tendre ; Ie sçay tres-bien que les plus beaux corps ont toûjours une partie qui est sale, mais il me suffit de ne la point voir, ou d’en tirer sujet de raillerie si elle se montre à moy par mégarde ; Et ie n’ay iamais esté si dégoûté que l’aimer ou estimer moins pour cela, ce qui m’avoit semblé beau ou bon auparavant. Au reste, Monsieur, en me plaignant de ce que vous m’avez iugé d’autre humeur que ie ne suis, ie ne laisse pas de me sentir tres-obligé de la bien-veillance qu’il AT III, 760 vous plaist me témoigner par cela-mesme, et ie vous supplie tres-humblement de croire que ie seray toute ma vie, etc.