Clerselier I, (5) AT V, 481

PREFACE.

C’est assez de recommandation pour ce Livre, que de sçavoir qu’il est de Monsieur Descartes ; A la faveur de ce nom si fameux, et que l’on peut dire n’avoir pas esté rendu moins celebre par les calomnies mesme de ses envieux, que par le propre merite de sa Personne et de ses écrits, il y a lieu d’esperer que cét ouvrage, quoy que posthume, ne laissera pas d’estre aussi bien reçeu, que s’il avoit vû le jour du vivant de son autheur. Il est vray qu’il a desia esté vû tout entier en chacunes de ses parties separées, mais non pas reüny en un cors, comme ie le presente aujourd’huy.

C’est un recueil de plusieurs Lettres, écrites sur toutes sortes de sujets, dont la plus-part luy ont est proposez par des personnes de tres-grande consideration, soit pour le rang qu’elles ont dans le monde, soit pour l’estime qu’elles se sont acquises par leur sçavoir et par leur vertu. Et bien que sans doute il ne songeast pas, quand il les écrivoit, quelles dûssent iamais paroistre en public, elles ne laissent pourtant pas d’avoir assez de graces et d’ornemens, pour ne point apprehender la lumiere. Ce qui s’écrit pour des Princesses, et pour les plus sçavans hommes de l’Europe, ne doit pas craindre d’estre mis à la censure publique ; Et apres que les Grands et les polis de la Cour, et mesme que les critiques du cabinet, ont une fois iugé favorablement d’une piece, qu’auroit-on plus à craindre du iugement que la multitude. C’est ce qui fait, Lecteur, que ie te presente ces Lettres avec autant de confiance que Monsieur Descartes a pû faire luy-mesme ses autres écrits, sçachant qu’elles ne cedent en rien à pas un autre ouvrage que tu ayes pû voir de luy. La mesme force et la mesme sublimité d’esprit qui reluit par tout ailleurs, s’y fait voir admirablement dans la solution des questions les plus difficiles ; et outre cela on y voit une estenduë d’Esprit presque infinie, dans la diversité et la multiplicité des choses qu’il y traitte.

Mais entre plusieurs sujets, celuy-là sans doute est le plus relevé et le plus utile, qu’il examine dans la Lettre qu’il a eu l’honneur d’écrire à la Reine Christine, en suitte de la priere, ou plustost du commandement qui luy fut fait de sa part, de luy vouloir expliquer son Clerselier I, (6) opinion touchant le Souverain Bien de cette vie ; à quoy il luy fut d’autant plus aisé d’obeïr, qu’il avoit encore toutes fraisches en sa memoire, ces hautes considerations qu’il avoit euës dans l’examen qu’il avoit nouvellement fait du livre de Seneque, de vitâ Beatâ, lequel il avoit luy mesme choisi, comme un sujet digne de servir d’entretien et de divertissement à cette autre sçavante Princesse, Elizabeth de Bohéme, lors qu’allant prendre des eaux à Spa, les Medecins luy avoient recommandé de n’occuper son esprit à aucune chose qui le pust travailler, ainsi qu’on verra par les lettres qu’il luy écrit. C’est dans ces lettres ou il a fait voir que la Morale estoit l’une de ses plus ordinaires Meditations, et qu’il n’estoit pas si fort occupé à la consideration des choses qui se passent dans l’air, ny à la recherche des secrettes voyes que la nature observe icy bas dans la production de ses ouvrages, qu’il ne fist souvent reflexion sur luy-mesme, et qu’il n’employast les premiers et les principaux de ses soins à s’instruire, et à regler les actions de sa vie suivant la vraye raison, comme une chose, laquelle, ainsi qu’il dit luy-mesme, ne souffre point de delay, à cause que nous devons sur tout tascher de bien vivre. Aussi, ces grandes et serieuses reflexions, qu’il avoit faittes sur les mœurs des hommes, dans la frequentation des Cours et des Armées, et dans le reste du grand livre du monde, l’avoient rendu si sçavant en cette matiere, que dans l’examen qu’il a fait du livre de Seneque, il ne s’est pas contenté de remarquer ses fautes, mais comme un Maistre capable de faire des leçons à cét Ancien Docteur des Mœurs, il a aussi marqué ce qu’il devoit dire, pour rendre son livre le meilleur et le plus utile, qu’un Philosophe comme luy, qui n’estoit point éclairé des lumieres de la foy, eust sçeu écrire. Aprés quoy, ie ne pense pas qu’il y en ait plus aucun, de ceux qui dans leurs écrits l’ont accusé de vanité en ses études, comme s’attachant entierement à la recherche des choses vaines, et dont la science enfle l’esprit, au lieu de celles qui instruisent et perfectionnent l’homme, qui ose plus luy faire un semblable reproche ; Principalement, quand ils verront que quelque soin qu’ils ayent aporté à cultiver la Morale, ils trouveront encore beaucoup de choses à apprendre, dans ce peu qu’il en a écrit, et qu’ils auroient peut estre sans cela ignoré toute leur vie. Et de vray, à quoy ont servy toutes les calomnies de ses enuieux, sinon à faire que son nom devinst plus celebre, que sa vie fust plus admirée, et sa doctrine si estimée, qu’elle partage aujourd’huy les écoles dans la Hollande, et qu’elle s’enseigne publiquement dans ses Chaires. Ce que i’estime estre si glorieux à cette Province, que ie luy envierois quasi cét honneur, comme un bien qui nous devroit apartenir, n’estoit que i’estime en quelque façon raisonnable, que ceux-là jouïssent les premiers Clerselier I, (7) du fruit de ses labeurs, qui ont le plus contribué à son repos et à son loisir ; et que cette terre porte les premiers fruits d’une semence qui n’a pas seulement esté iettée, mais mesme conceuë premierement dans son sein. Apres quoy, si sa prediction a iamais lieu en son païs, i’espere que sa doctrine y sera receuë avec plus de succez et plus d’aplaudissement qu’en aucun lieu du monde, comme celuy où l’erreur a le moins de credit pour estre ancienne, où la verité est la plus recherchée et la mieux suivie quand elle est connuë, et où les esprits sont les plus capables d’entendre raison, n’y en ayant pas un, dans ce grand nombre de Sçavans qui frequentent nos Academies, qui ne souscrive entierement à cette maxime du grand saint Augustin ; Qu’il n’ y a pas moins d’erreur à admettre pour vrayes les choses douteuses, c’est à dire, les choses obscures et inconcevables, tels que sont tous les principes qui sont particuliers à la Philosophie Peripateticienne, qu’à ne pas recevoir celles qui sont certaines, c’est à dire, les choses claires et intelligibles, tels que sont les principes de nostre Philosophie.

Pour ce qui est de l’ordre et de la suitte des Lettres en general, comme souvent il importoit fort peu laquelle seroit mise devant, chacune presque traittant de questions differentes, et qui ne dépendent point les unes des autres, ie ne m’y suis pas beaucoup arresté ; Mais quant à la disposition et à l’œconomie de chaque Lettre en particulier, comme c’est un coup du Maistre, on y verra le mesme ordre et la mesme distribution que dans tous ses autres écrits ; en sorte que ceux qui auront la veuë assez bonne, y pourront remarquer la mesme methode dont Monsieur Descartes s’est tousiours servy, soit dans ses Principes pour la construction generale de son Monde, soit dans ses Meteores pour l’explication particuliere des plus beaux Phainomenes de la Nature ; si bien que son adresse et la subtilité de son Esprit y paroissent toutes entieres. Et ce qui ie m’assure ne surprendra pas moins le Lecteur, est, que l’éclaircissement de tant de difficultez qu’il explique, ne se fait pas d’une maniere dogmatique, ny par les formes ordinaires des argumens, mais d’un stile si aisé et si net, qu’il semble que les pensées luy couloient de la plume, et qu’elles seroient venuës à tout autre en l’esprit. Chacun sçait combien le stile des Lettres est difficile, cependant on verra qu’à un esprit comme le sien tout estoit également facile, et qu’il s’en demesle aussi bien que de tous les autres genres d’écrire. A la verité, peut-estre que les délicats n’y trouveront pas de ces paroles choisies, qui chatoüille l’oreille de leur son, ny de ses periodes nombreuses, qui semblent n’aller que par mesure et par cadence ; mais ie suis assuré que les plus exacts y reconnoistront les mots propres de chaque chose, et n’y verront que Clerselier I, (8) des termes si significatifs, qu’ils portent leur lumiere avec eux. Que si ces personnes scrupuleuses ont de la peine à trouver rien de considerable à reprendre touchant la pureté des paroles, leur censure aura encore moins de prise sur la force des raisons et la netteté du sens, qui sont les deux seules choses qu’un Philosophe doive considerer, et dans lesquelles on peut dire que Monsieur Descartes a excellé par dessus tous ceux qui ont écrit avant luy de semblables matieres ; de sorte que ie me suis quelquefois estonné de voir taxer ses écrits de confusion et d’obscurité, voyant qu’il suit par tout la maniere d’écrire des Geometres, qui est la plus exacte de toutes, et qu’il ne se sert point d’autres principes que de ceux des Mathematiciens, mesme que tout le monde admet à cause de leur clarté et evidence.

I’avertis ceux qui verront icy leurs Lettres, qu’il se pourra faire qu’ils ne les trouveront pas en tout conformes à celles qu’ils ont receuës de Monsieur Descartes, mais ce manquement peut estre arrivé de deux causes ; La premiere, que ces Lettres n’ayant esté imprimées que sur le Manuscrit que Monsieur Descartes s’en estoit reservé, il se peut faire qu’en les transcrivant, il y ait changé ou corrigé quelque chose, comme il arrive souvent, et que par apres il ait negligé de le reformer dans son Original. L’autre raison est, que le Manuscrit s’est trouvé en quelques endroits defectueux, et en d’autres si mal écrit et si broüillé, que i’ay esté quelquefois reduit à deviner ce que l’Autheur avoit voulu dire ; et n’ay pas crû pour cela rien faire contre la fidelité que ie luy dois, de les remplir et suppleer de moy-mesme, pour ne pas laisser dans ce Livre ce peu d’espace vuides. Mais ce qui m’a donné le plus de peine, a esté que ces Lettres n’estant écrites que sur des feüilles volantes, toutes détachées les unes des autres, et souvent sans datte ny reclame, le desordre qui s’y estoit mis avoit fait qu’elles ne se suivoient point, et qu’on n’y reconnoissoit ny commencement ny fin : de sorte que i’ay esté obligé de les lire presque toutes, avant que de les pouvoir rejoindre les unes aux autres, et de leur pouvoir donner aucune forme, pour les disposer par apres dans l’ordre et dans le rang qu’elles tiennent. Toutesfois quelque mal qui soit arrivé de ce desordre, ie suis caution qu’il sera peu considerable ; et mesme il ne sçauroit estre d’aucune importance pour les Lecteurs, qui n’ont point en cela d’autre interest, sinon que le sens des choses n’y souffre point de violence, et que les questions (dont il s’en trouve quelquefois dix ou douze dans une seule Lettre) soient expliquées chacunes à part, et sans confusion ; à quoy ie puis dire que i’ay mis toute mon attention.

I’ay esté bien-aise que le public fust informé de tout ce detail, non pas tant pour faire valoir mon industrie dans l’impression de ces Clerselier I, (9) Lettres que pour purger l’Autheur des fautes qui pourroient s’y estre glissées, et pour convier dautant plus ceux qui y verront leurs Lettres imprimées, et qui en les lisant ne les trouveront pas tout à fait correctes, à m’enuoyer à moy ou aux Libraires, ou leurs Lettres mesmes, ou des Copies tres-fidelles, afin que dans une seconde Edition elles puissent prendre la place de celles qui tiennent maintenant la leur. Ie souhaitterois aussi que ces Messieurs permissent que le Livre fust alors honoré de leurs noms, n’ayant pû à cette fois mettre à la teste de toutes les Lettres, les noms de ceux à qui elles sont adressées, faute de l’avoir trouvé dans le Manuscrit, et pour ne l’avoir pû apprendre de personne, ny deviner par le stile, lequel pourtant m’en a fait mettre quelques-uns par conjecture. Et quand en cela ie me serois trompé, ie ne croy pas avoir fait tort à ceux de qui i’ay emprunté les noms. Ie ne pense pas aussi que les honnestes gens trouvent mauvais, que pour faire mieux entendre les Réponses de Monsieur Descartes, i’aye fait imprimer quelques-unes de leurs Lettres, qui contiennent leurs objections ; Et sur ce sujet ie suis obligé de rendre cette reconnoissance à feu Monsieur Morin, Docteur en Medecine, et Professeur du Roy aux Mathematiques, de m’avoir genereusement accordé ses Lettres ; I’ay aussi la mesme obligation à Monsieur More Gentil-homme Anglois ; Et pour ne pas refuser à ce dernier ce qu’il a desiré de moy en m’enuoyant ses Copies, i’ay esté contraint de mettre dans ce Livre une Lettre ou deux que ie luy ay écrites à cette occasion. Ie ne doute point qu’il n’eust esté mieux que ses Lettres, et celles de Monsieur Descartes à ce Gentil-homme, et quelques autres encore écrites en Latin eussent esté traduites en François, pour faire un Livre tout d’une langue ; mais ny ma santé ny mon loisir ne m’ont pû permettre d’y travailler avec le soin qui seroit requis pour une telle traduction. En attendant neantmoins qu’il se trouve quelqu’un qui l’entreprenne, i’ay prié un de mes Amis, des mieux versez dans la Philosophie de Monsieur Descartes, de traduire celles qui traittent du mouvement du Cœur et de la circulation du Sang, que Monsieur de Berovic a desia données au public, dans ce beau recueil qu’il a fait de ses questions Epistolaires, imprimé à Roterdam en l’année 1644. auquel on peut avoir recours si l’on doute de la fidelité de la version.

Au reste, quoy que Monsieur Descartes ait souvent averty les Lecteurs, de ne luy attribuer iamais aucune opinion, s’ils ne la trouvoient expressement en ses écrits, et quoy que sur ce pied toutes celles qui sont icy contenuës luy puissent estre iustement attribuées, puisque ce Livre porte son nom, et qu’il ne contient rien qui ne soit sorty de sa plume ; Toutesfois on ne doit pas estre si rigoureux, que de Clerselier I, (10) croire que toutes les solutions qu’il a données aux difficultez qui luy ont esté proposées, doivent passer pour ses dernieres resolutions, et pour des decisions dont il fust luy-mesme plainement satisfait ; y ayant plusieurs questions qu’il n’a traittées qu’en passant ; d’autres qu’il n’a qu’ébauchées, comme estant la premiere fois qu’il y mettoit la main ; d’autres qu’il a luy-mesme corrigées depuis dans ses écrits, estant devenu plus sçavant par le tems ; d’autres dont il se reservoit de faire une recherche plus exacte, quand il auroit plus de loisir, et plus de commodité pour les experiences necessaires à iustifier ses raisonnemens ; et enfin d’autres sur lesquelles il ne vouloit pas se declarer davantage, à cause qu’il n’en avoit pas encore ietté les fondemens dans ses écrits, et qu’il ne desiroit pas alors s’en expliquer plus ouvertement. Cependant quelques imparfaites que puissent estre ses réponses, i’ose assurer qu’elles valent encore mieux, que tout ce que les autres ont pû donner sur les mesmes questions en des livres entiers.

A ce propos, ie croy qu’il est de l’honneur de Monsieur Descartes, de faire remarquer aux Lecteurs la familiarité et correspondance des lettres qu’il a eu avec Monsieur le Roy, Professeur en Medecine en l’Université d’Utrech, afin que tout le monde sçache avec quelle franchise il luy communiquoit ses pensées ; car à dire le vray, s’il ne s’en estoit point écarté, et s’il n’avoit point presumé voir plus clair que son Maistre, on auroit pû esperer de son genie, de voir Monsieur Descartes comme ressuscité en luy ; Mais l’amour de ses propres inventions l’ayant ietté dans l’erreur, Monsieur Descartes a esté obligé de le des-auoüer entierement, de peur que ceux qui estoient prevenus de la creance qu’il n’enseignoit que ses opinions, ne vinsent à luy attribuer ses erreurs. Et certainement il y a dequoy s’étonner, qu’un homme comme luy, qui semble estre si clair-voyant en toute autre chose, n’ait pû s’empescher de faillir lourdement comme il a fait, toutes les fois qu’il a voulu quitter Monsieur Descartes pour suivre ses propres imaginations ; ce qu’il ne me seroit pas difficile de faire voir icy par le dénombrement entiers de toutes ses fautes, si c’estoit le lieu de le faire. Et pource que l’une des plus considerables où il soit tombé, est celle qui regarde la Nature de nos Ames ; pour faire voir que ce n’a point esté sans grande raison que Monsieur Descartes l’a des-auoüée, i’ay voulu mettre icy la version que i’ay faite autrefois, de la réponse de Monsieur Descartes à un certain Placart de Monsieur le Roy, qui contient en forme de Theses ses principales assertions, ou erreurs, touchant la Nature de nos Ames, afin de rendre tout le monde capable d’en iuger. Mais une des choses qui m’a le plus surpris, est, que Monsieur le Roy ayant en la premiere edition de son livre, intitulé Fundamenta physices, rendu à Monsieur Clerselier I, (11) Descartes vivant une partie de l’honneur et de la reconnoissance qu’il luy devoit, par les éloges dont il l’avoit honoré, et par les témoignages qu’il avoit rendus de l’estime singuliere qu’il faisoit de son merite, pour lequel il avoit alors tant de respect, que iamais il ne s’éloignoit de ses sentimens sans crainte et sans regret ; Neantmoins dans la seconde édition qu’il en a faite, il a entierement suprimé le nom de son Maistre, et en a retranché tous les éloges qu’il luy avoit donnez ; Et apres ce beau trait de generosité, il a pris pour la devise de son portrait ces deux mots, Candidè, et generosè, ce que i’aurois de vray aucunement approuvé, s’il en avoit ainsi usé du vivant de Monsieur Descartes ; car par là il luy auroit témoigné son obeïssance. Mais il me permettra s’il luy plaist de luy dire, qu’il auroit encore plus genereusement fait, si nonobstant le desaveu que Monsieur Descartes a fait de ses écrits, il n’avoit pas laissé de rendre à sa memoire toute la reconnoissance qu’il luy doit, et d’auoüer publiquement qu’il n’a presque rien mis de bon dans son livre, qu’il n’ait apris de luy, soit par ses lettres, soit par ses conferences, soit par ses avis, soit enfin par ses écrits, tant ceux qu’il avoit dé-ja publiez, que ceux qui luy estoient tombez entre les mains, dont i’espere dans peu faire part au public ; ce que les lettres que l’on verra icy luy estre adressées iustifieront en partie. Toutesfois ie veux croire que c’est faute d’y avoir bien pensé, que cet occupé Professeur en a usé de la sorte ; et que son livre estant dé-ja tout prest de voir le iour pour une seconde fois avant que Monsieur Descartes mourust ; quand il est venu par apres à le mettre sous la presse, il n’a pas consideré la circonstance du tems ; où s’il y a pris garde, il a pensé que ce qui auroit pù estre bon en un tems, le pouvoit estre encore en un autre ; et ainsi, que tel qu’il avoit conceu son livre, tel il le pouvoit enfanter.

Apres cela i’espere de la franchise et de la generosité dont Monsieur le Roy fait gloire, bien que dans cette rencontre il les ait mal appliquées ; i’espere, dis-je, que si iamais il fait imprimer son livre pour la troisiéme fois, non seulement il l’enrichira du nom et des éloges de Monsieur Descartes comme auparavant, mais mesme qu’estant comme ie croy des-abusé, des vaines aparences de vérité que luy ont semblé d’abord avoir ses propres pensées, il se rangera sous ses premiers drapeaux, et que se revestant des armes de Monsieur Descartes, qui luy viendroient, ce me semble, mieux qu’à aucun autre, il continuëra ses progrez dans les sciences, et achevera d’emporter les victoires, au triomphe desquelles Monsieur Descartes se préparoit ; et ce sera pour lors, que faisant le public participant de ses conquestes, il ne laissera pas d’avoir seul la gloire d’avoir triomphé de l’ignorance humaine. Mais pour cela il faut qu’il agisse suivant les termes Clerselier I, (12) de sa devise, c’est à dire, qu’il faut qu’il reconnoisse franchement ses fautes, et que sans plus s’écarter des pensées de Monsieur Descartes, il reprenne ses premieres brisées, et ne marche plus que sur ses pas ; Il est besoin aussi qu’il ait du courage, et que prenant hardiment les armes en main, il ne s’effraye point du nombre des combats qu’il faut encore livrer, ny de la longueur de la carriere qui reste à fournir, avant que de cueillir les palmes que Monsieur Descartes se promettoit, quand il auroit conduit son dessein iusques à la fin. C’est ce me semble le plus glorieux moyen que Monsieur le Roy puisse choisir pour reparer sa faute, et c’est le seul qui puisse prendre pour regagner l’estime dans laquelle Monsieur Descartes l’avoit mis, et qu’il s’estoit luy-mesme acquise en enseignant ses opinions. Apres quoy, il ne me reste plus qu’à le prier d’excuser en cecy ce qui luy a pû déplaire, n’ayant pû refuser ma main pour la deffense de mon Amy ; Que si les coups qu’elle a portez luy ont semblé un peu rudes, ou si elle n’a pas tousiours eu assez de retenuë, ie le prie de croire que le cœur ne s’est point emporté, et qu’en toute autre rencontre, il me trouvera tousiours plustost prest à luy prester ma main, qu’à la porter contre luy.

Pour couronner cette Preface par une belle fin, ie m’estois proposé suivant le desir de plusieurs personnes, de mettre icy quelque chose de la vie de ce grand Homme ; Mais depuis i’ay pensé que ce seroit faire tort à un si noble sujet, que d’en parler dans la Preface d’un Livre, où l’on ne pourroit tout au plus le traitter qu’en racourcy, ie veux dire en retranchant la meilleure partie de ses plus belles actions ; C’est pourquoy pour ne rien dire icy qui fust indigne d’une si belle vie, laissant ce grand sujet à traitter à quelqu’une de ces sçavantes et delicates plumes du siecle, à qui nostre langue est redevable de ses beautez ; Ie me suis restraint à faire simplement le recit de sa mort, sans y apporter d’autre ornement que celuy de la verité ; ce qui peut-estre sera mieux receu de plusieurs, et aura plus de pouvoir pour les persuader, que si i’avois employé toutes les graces de l’eloquence ; Car cét illustre Personnage a eu ce mal-heur commun avec tant d’autres, de n’estre pas seulement persecuté pendant sa vie, mais mesme d’avoir esté poursuivy par la calomnie apres sa mort ; quelques-uns l’ayant fait passer pour un heretique, d’autres pour un libertin ; et d’autres enfin ayant fait courre le bruit qu’il estoit mort de déplaisir, de n’avoir pû estre favorablement écoûté de cette sçavante et incomparable Reine qui l’avoit appellé auprés d’elle ; contre toutes lesquelles injures et calomnies, ie n’ay point trouvé de meilleure et de plus iuste défense, que de leur opposer simplement la verité. Et ce peu que i’ay à dire de l’histoire de ses derniers iours, pourra mesme Clerselier I, (13) estre pris par ceux qui déja le connoistront d’ailleurs, pour un tableau de sa vie en quelque façon achevé ; puis qu’il nous a déja luy-mesme décrit sa ieunesse, et la maniere dont il a conduit ses études, pour rechercher avec plus de certitude qu’on ne luy avoit apris, la verité dans les sciences, dans le discours qu’il a fait de la Methode ; et que ses lettres nous apprendront icy plus particulierement qu’elles ont esté ses plus ordinaires occupations, avec quelles personnes il avoit de plus particulieres habitudes, quelle a esté sa maniere de vivre, et nous conduiront insensiblement dans l’histoire de sa vie, iusques au temps de sa mort.

C’est une chose connuë de tout le monde, que la Reine Christine de Suede, regnante alors, ayant souhaitté avec passion d’entendre de vive voix cét homme si rare, qu’elle voyoit estre l’admiration de tous les sçavans, elle qui faisoit gloire d’apeler et d’avoir auprés de sa Personne, tous ceux qu’elle sçavoit avoir quelque chose de recommandable par dessus les autres, ne cessa point de le solliciter, qu’elle ne l’eust fait AT V, 482 venir à Stocholm auprés d’elle. Là, cette Princesse incomparable, que les soins de son état tenoient tout le iour continuellement ocupée, ne pouvant prendre pour divertissement de ses études que le temps qu’elle déroboit à son repos, ordonna à Monsieur Descartes de la venir entretenir tous les iours à cinq heures du matin dans sa Bibliotheque. Ces conferences ayant déja duré plus d’un mois, Monsieur Descartes, soit que cela vinst du changement de regime, ou de la seule aspreté du climat et de la saison, (car c’estoit au milieu de l’hyver), se trouva tout à coup surpris d’une grande inflammation de poumon, jointe à une grosse fiévre, qui luy attaqua d’abord le cerveau. Quand le mal le prit, il n’y avoit que deux iours qu’il s’estoit acquitté des devoirs d’un bon Chrestien ; et dans l’agitation et l’ardeur de sa fiévre, pour montrer que les saintes pensées qu’il avoit eu lors, estoient encore bien profondement gravées en son esprit, il n’avoit point de plus frequente réverie, que de s’entretenir de la délivrance prochaine de son ame. Ç’a, mon ame, disoit-il, il y a long-temps que tu és captive ; voicy l’heure que tu dois sortir de prison, et quitter l’embaras de ce cors, il faut souffrir cette des-union avec joye et courage. Ceux qui sçavent l’étroite affinité que i’ay avec ceux chez qui il est mort, ne s’étonneront pas du raport que ie fais de ces particularitez ; et les ayant aprises de ceux qui y estoient presens, i’ay crû qu’elles pourroient servir, sinon à la iustification de Monsieur Descartes, car il n’en a pas besoin, au moins à détromper ceux qui auroient pû estre abusez par de faux bruits. Comme la fiévre commença un peu, non pas à se calmer, mais à quitter le cerveau, qu’elle avoit occupé d’abord, on n’eust pas besoin de luy annoncer Clerselier I, (14) la mort, il dit luy-mesme qu’il voyoit bien qu’il falloit partir, et adjouta, d’un courage assuré, qu’il ne luy falloit pas faire un grand effort pour s’y resoudre, et que durant toute la nuit precedente il s’y estoit preparé. Cependant, ny luy ny les assistans ne croyoient pas que le mal pressast si fort, et l’on fust bien étonné que la nuit suivante on le vit tourner entierement à la mort. On apela promtement l’Aumosnier de Monsieur l’Ambassadeur de France, chez qui il demeuroit, mais à son arrivée le malade ne parloit dé-ja plus. Ce Religieux Aumosnier, qui l’avoit oüy en confession peu de iours auparavant, et qui sçait que ce que ie dis est veritable, luy faisant les exhortations ordinaires, le pria, s’il l’entendoit encore, et s’il vouloit recevoir de luy la derniere benediction, qu’il luy fist quelque signe ; aussi-tost il leva les yeux au Ciel, d’une façon toute Chrestienne, et qui montroit une parfaite resignation à la volonté de Dieu : La benediction donnée, tout le monde estant à genoux, on lut les prieres des agonisans, (car pour le Sacrement des malades, le défaut des choses necessaires ne permettoit pas qu’on luy pust administrer) et cependant le malade rendit l’esprit, avec une tranquilité digne de l’innocence de sa vie : Car en effet on ne vit iamais un homme plus simple, plus humble, plus sincere, mais sur tout plus humain que luy, iusques à se charger dans la mediocrité AT V, 483 de sa fortune, et dans une retraitte si éloignée, du soin et de l’entretien ; le diray je, de sa Nourrice, pour la subsistance de laquelle, i’ay vû dans ses lettres plusieurs ordres donnez à celuy qui avoit le soin de ses affaires : Ce qui marque sans doute une bonté d’ame tout à fait grande, et qui meritoit d’estre recompensée, comme elle a esté, d’une fin aussi heureuse et aussi paisible que celle que Monsieur Descartes a euë soumise et resignée entierement aux volontez de Dieu, plaine d’esperance en ses bontez, et de confiance en ses misericordes ; et en un mot qui a esté telle, qu’il a laissé à tous ceux qui l’ont assisté à la mort, un souhait d’en avoir une aussi precieuse devant Dieu, qu’il a donné lieu de croire et d’esperer qu’a esté la sienne.

Ce recit simple, mais fidele, des circonstances de son trépas, est ce me semble capable de fermer d’oresnavant la bouche à la calomnie, et iustifie assez l’innocence et la sainteté de sa mort ; mais il ne faut point en chercher de preuve plus convaincante, que celle de l’integrité mesme de sa vie, qui n’a iamais esté attaquée que par des médisans ou par des enuieux, et qui a tousiours paru d’autant plus pure, qu’on a tasché de la noircir. Toutes ses lettres, qui sont pleines des plus beaux enseignemens de l’une et de l’autre Morale, feront assez connoistre l’interieur de son ame ; et comme il n’a iamais sçeu ce que c’estoit que de dissimuler, tenant pour maxime, que la Clerselier I, (15) plus grande finesse estoit de n’en avoir point, et qu’il a tousiours tenu pour ses ennemis ouverts et declarez, ceux qui ont eu cette opinion de luy, qu’il ne parloit pas comme il pensoit ; ne doit-on pas avoir des sentiments tres-avantageux de sa probité et de sa vertu, puis qu’il n’y en a aucune, dont il ne nous enseigne les maximes en ses lettres ; ce qu’il fait avec tant de iugement et de facilité, qu’il fait assez connoistre en les enseignant aux autres, que la pratique luy en estoit familiere.

Au reste ie ne puis m’imaginer ce qu’ont pretendu ceux, qui pour ternir sa reputation, et pour decrediter sa doctrine, ont semé ces faux bruits, que la Reine Christine, n’ayant pû entrer dans ses pensées, ny prendre aucun goust à ses nouvelles opinions, ne l’avoit pas beaucoup consideré, et que cela l’avoit ietté dans une melancholie si profonde, qu’elle luy avoit enfin causé la mort. Peut-on mieux iuger de la haute estime que cette Reine en faisoit, que par l’assiduité qu’elle-mesme aportoit pour l’entendre, et par le temps qu’elle avoit choisi pour cét entretien, qui luy sembloit si precieux qu’elle le preferoit à son repos : A quoy il estoit aussi de son costé si soigneux d’obeïr et de satisfaire, que le iour mesme qu’il se sentit du mal, il s’y estoit rendu à l’heure precise, et avoit mesme porté à la Reine l’ordre à garder dans une conference de Lettres, qu’elle vouloit établir à iour certain dans sa Bibliotheque AT V, 484 en sa presence. Ne sçait-on pas aussi qu’elle luy vouloit faire preparer pour sa sepulture, un lieu des plus honorables du païs, si Monsieur Chanut pour lors Ambassadeur en Suede n’eust preferé le Cimetiere destiné pour les enfans, comme un lieu plus convenable à l’innocence de sa vie, et à l’incorruptibilité de sa Foy ; Et ne verroit-on pas aujourd’huy les pierres de son tombeau changées en marbre, sans le changement qui est arrivé depuis à l’état de cette Reine. Mais apres tout, quand il seroit vray que sa doctrine n’auroit pas esté bien reçeuë à la Cour de Suede, quel argument peut-on tirer de là pour la decrediter maintenant, et quel des-honneur en revient-il à Monsieur Descartes ? Il est vray que pendant que nous vivons parmy les hommes, nous avons besoin d’estime iusques à un certain point, comme d’argent, pour nous garentir des injures, et pour plusieurs autres usages ; apres nostre mort cette piece est inutile, et si les écrits et la doctrine se deffendent par la probité et par le nom de leur écrivain, ou par l’autorité des hommes seulement, et non par leur propre valeur, ils ne meritent pas d’aller fort loin vers la posterité : Ceux de Monsieur Descartes n’ont plus d’attache à sa vie, ils se soustiennent assez d’eux-mesmes sans avoir besoin d’un appuy étranger ; et l’on peut croire, que si l’envie empesche aujourd’huy qu’ils ne trouvent des approbateurs, ils n’en Clerselier I, (16) manqueront pas dans les siecles suivans. Pour ceux qui attribuent sa mort au déplaisir qu’il avoit d’estre mal écouté de cette Princesse, ils témoignent sçavoir fort mal sur quelles maximes il conduisoit sa vie ; Et quoy qu’il tinst à tres-grand honneur, celuy qu’il reçevoit d’estre admis à instruire une si grande Reine, si est-ce neantmoins que ce n’estoit point sur cela qu’il fondoit ny son estime ny son bon-heur ; La seule volonté de bien faire luy estoit le plus precieux de tous les biens, et le contentement qu’il en recevoit faisoit tout le bon-heur de sa vie ; si bien qu’il eust crû faire une chose indigne d’un homme genereux, que de laisser prendre sur soy tant de pouvoir à l’estime qui ne dépend que de l’opinion d’autruy, que d’alterer sa santé en troublant la tranquilité de son ame ; la verité estoit le but de ses desseins, la vertu la regle de ses actions, et le contentement qu’il recevoit de la recherche de l’une, et de la pratique de l’autre, établissoit son repos et sa felicité. Cela excepté, il ne regardoit plus les choses qui se passent dans le monde, que comme des actions qui se representent sur un Theatre, qui ne laissoient pas à la verité de toucher quelquefois son cœur, et d’exciter en luy diverses passions, selon la diversité des rencontres, et l’interest qu’il y prenoit par affection ; mais elles n’alloient iamais iusqu’à l’interieur de son ame, laquelle jouïssoit cependant de la satisfaction de voir que tantost il compatissoit avec des affligez, tantost il méprisoit les injures des médisans, tantost il consideroit la vanité des soins qui travaillent les ambitieux, et que taschant ainsi en toutes rencontres de s’acquitter de son devoir, en faisant ce qu’il iugeoit estre le meilleur, il se fortifioit tous les iours de plus en plus dans la pratique du bien, et augmentoit sa perfection.

AT V, 485 Voilà, Lecteur, les vrays sentimens que tu dois avoir de Monsieur Descartes, et ceux que t’inspirera la lecture de ses ouvrages, si tu en sçais tirer le fruit ; et voilà aussi tout ce dont i’ay crù te devoir informer, avant que tu entreprisses la lecture de ses Lettres ; Excuse, ie te prie, les fautes que j’ay pû en le voulant deffendre et t’instruire ; long que ie ne m’estois proposé de le faire en le commençant, ie te veux en finissant réjouïr par la promesse que ie te fais, qu’il ne tiendra qu’à toy que tu ne voyes dans peu la suitte de quelqu’autre de ses ouvrages, et que le bon accueil que tu feras à cettuy-cy, en attirera bien-tost encore un autre.