Clerselier I, (1)

A MONSIEUR CHANUT,
CONSEILLER ORDINAIRE DU ROY EN SES CONSEILS.

MONSIEUR MON FRERE,
Apres vous avoir dit que ie ne dedierois ce Livre à personne, peut-estre serez vous surpris d’y voir vostre Nom dés l’entrée : Mais ie ne pense pas que ce soit rien faire contre ma parole, que de vous presenter ce qui vous appartient. Pour moy ie croy que d’en user de la sorte, c’est moins un present, que ce n’est une restitution : Car avec quelle grace aurois-ie dû le faire sortir de mes mains, pour le faire passer dans celles du Public, sans le remettre premierement entre les vostres, et par ce moyen luy faire sçavoir, à qui il a la principale obligation du don que ie luy fais. En effet, Clerselier I, (2) la fortune ayant mis en vostre possession tous les biens qu’on peut dire avoir veritablement appartenu à feu Monsieur Descartes, et vous ayant ainsi fait heritier des plus belles richesses de sa succession, il dependoit de vous absolument de vous les approprier, sans rien faire contre l’étroitte Iustice, ou de n’en faire part qu’à vos Amis, sans que les autres s’en peussent plaindre. Mais vostre ame est trop grande et trop genereuse pour n’estre liberale qu’à demy ; accoustumée qu’elle est depuis tant de temps, à travailler pour l’interest des Souverains et des Peuples, elle n’a point voulu posseder ce tresor toute seule ; et condamnant l’avarice, ou l’ambition de ces personnes qui prennent plaisir à se voir seules ou plus riches ou plus avantagées que les autres, elle s’est tousiours resoluë de le posseder avec tout le monde. C’est la premiere pensée que vous avez euë, quand vous estes entré dans cette opulente succession ; Vostre dessein n’a point esté d’en frustrer les naturels, ny mesme les estrangers, mais d’en enrichir un chacun, et de la donner toute à tous ; n’estant composée que de ces biens, lesquels bien loin de diminuer par la part qu’y prennent les autres, augmentent par cela mesme de prix et de valeur. C’est une verité dont ie puis rendre témoignage en mon particulier, puisque c’est en partie pour ce sujet que vous avez bien voulu m’en faire si long-temps le depositaire ; afin qu’apres avoir mis le prix sur chaque piece, et distingué par mesme moyen les plus rares d’avec les plus communes, ie les misse en estat de paroistre toutes, pour en laisser apres cela le jugement et le choix au Public. Ce n’est donc pas pour trouver un Patron et un Protecteur à ce Livre, que ie vous le presente auiourd’huy. C’est pour m’acquitter de mon devoir, qui vouloit de moy, que ie fisse connoistre à tout le monde, avec quelle equité vous le gardiez, et à quel titre ie l’avois receu. Aussi, Monsieur, n’ay-ie point consideré en vous cét homme sçavant qui le pouvoit défendre, s’il estoit attaqué ; ou cette personne puissante qui le pouvoit proteger, si on luy faisoit outrage ; ou enfin ce personnage Illustre qui pouvoit relever son estime et luy donner credit, s’il estoit negligé : I’ay tousiours eu trop bonne opinion de Clerselier I, (3) ce Livre, pour apprehender qu’il éprouvast ces infortunes et ces disgraces ; et mesme i’oseray dire, que ie me suis crù assez fort pour le pouvoir tout seul défendre de quelques-unes, s’il venoit à tomber dans un semblable mal heur. Mais ce que i’ay seulement consideré en vous a esté cette personne qui avoit fait de moy un iugement assez favorable, pour ne me croire pas indigne d’un si precieux depost, et à qui par consequent ie devois une reconnoissance publique, pour cette marque particuliere qu’elle m’a donné de sa confiance et de son estime. Et comme ie sçay que vous n’ambitionnez aucun de ces honneurs qui sont hors de nous-mesme, et que d’ailleurs ie ne suis point d’humeur à m’en faire accroire, et à faire plus que mon devoir, sous l’esperance de quelque gloire, ie n’ay point embrassé l’occasion de ce Livre, comme un moyen de me signaler, et de rendre vostre nom plus celebre. Il s’est rendu assez recommandable par la grandeur de vos emplois, et par l’importance de vos negociations, pour n’avoir pas besoin que ie me misse en peine de luy donner de l’éclat ; Et il vous suffit que la prudence et la dexterité que vous avez apportée dans tous les Traittez que vous avez negociez, vous ayent acquis la bien-veillance du Roy, l’estime de ses principaux Ministres, et l’affection de tout le monde. C’est pourquoy s’il y a quelque honneur à esperer de l’adresse que ie vous fais de ce Livre, ce n’est que pour moy seulement ; qui parmy tant d’hommes qui sçavent ce que vous valez, suis connu de fort peu de gens pour avoir l’avantage de vous appartenir de si prés. Veritablement cette alliance si étroitte que i’ay auecques vous, m’est un bien si considerable, et qui fait rejaillir tant d’honneur sur moy, qu’on me doit bien pardonner, si ayant tant d’interest que tout le monde le sceust, ie n’ay point feint d’usurper la qualité que i’ay prise au commencement de cette Lettre ; et mesme ie puis me promettre, apres les témoignages que vous me donnez tous les iours de vostre amitié, que cette liberté ne vous sera point desagreable. Ie laisse donc là, Monsieur, ces titres honorables et glorieux d’Ambassadeur, de Plenipotentiaire, et de Conseiller d’Estat ; car toutes ces Clerselier I, (4) marques d’honneur, qui à la verité se trouvent en vous, et ce qui est assez rare en ce siecle qui s’y voyent sans envie et sans jalousie de personne, ne sont point les qualitez que i’ay appris de vous à estimer le plus, ny celles par qui ie reconnois ce confident à qui ie suis redevable de ce Livre. C’est ce qui fait que pour ne me point écarter de mon devoir, et pour épargner vostre modestie, ie n’adjoûteray plus que ce seul témoignage de mon respect, que ie ne puis icy obmettre, sans pecher contre la bien-seance, et gesner tous les sentimens de mon cœur ; C’est que ie suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, CLERSELIER
Si cette Lettre n’a pas parû dés la premiere Edition de ce Livre, c’est cette modestie dont ie viens de parler qui en a esté la cause ; car elle fut deslors presentée avec le Livre ; mais auiourd’huy que cette modestie eft couronnée de gloire, i’ay crû estre obligé de la faire éclater, et de n’y pas deferer davantage.