AT IV, 528 Clerselier I, 56 (béquet)

A MADAME ELIZABETH,
PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE XV.

MADAME,
I’ay receu une tres-grande faveur de vostre Altesse, en ce qu’elle a voulu que i’aprisse par ses Lettres le succez de Clerselier I, 57 son voyage, et qu’elle est arrivée heureusement en un lieu où estant grandement estimée et cherie de ses proches, il me semble qu’elle a autant de biens qu’on en peut souhaiter avec raison en cette vie : Car sçachant la condition des choses humaines, ce seroit trop importuner la fortune, que d’attendre d’elle tant de graces qu’on ne pust pas mesme en imaginant trouver aucun sujet de fascherie. Lors qu’il n’y a point d’objets presens qui offensent les AT IV, 529 sens, ny aucune indisposition dans le corps qui l’incommode, un esprit qui suit la vraye raison peut facilement se contenter ; Et il n’est pas besoin pour cela qu’il oublie ny qu’il neglige les choses éloignées, c’est assez qu’il tasche à n’avoir aucune passion pour celles qui luy peuvent déplaire ; Ce qui ne repugne point à la charité ; pource qu’on peut souvent mieux trouver des remedes aux maux qu’on examine sans passion, qu’à ceux pour lesquels on est affligé. Mais comme la santé du corps, et la presence des objets agreables aydent beaucoup à l’esprit, pour chasser hors de soy toutes les passions qui participent de la tristesse, et donner entrée à celles qui participent de la joye : Ainsi reciproquement lors que l’esprit est plein de joye, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux, et que les objets presens paroissent plus agreables ; Et mesme aussi j’ose croire que la joye interieure a quelque secrette force pour se rendre la Fortune plus favorable. Ie ne voudrois pas écrire cecy à des personnes qui auroient l’esprit foible, de peur de les induire à quelque superstition ; mais au regard de vostre Altesse, i’ay seulement peur qu’elle se moque de me voir devenir trop credule : Toutesfois i’ay une infinité d’experiences, et avec cela l’autorité de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les experiences sont que i’ay souvent remarqué, que les choses que i’ay faites avec un cœur gay, et sans aucune repugnance interieure, ont coutume de me succeder heureusement ; iusques-la mesme que dans les jeux de hazard, où il n’y a que la Fortune seule qui regne, ie AT IV, 530 l’ay tousiours éprouvée plus fa Clerselier I, 58 vorable, ayant d’ailleurs des sujets de joye, que lors que i’en avois de tristesse. Et ce qu’on nomme communément le genie de Socrate, n’a sans doute esté autre chose, sinon qu’il avoit accoutumé de suivre ses inclinations interieures, et pensoit que l’evenement de ce qu’il entreprenoit seroit heureux, lors qu’il avoit quelque secret sentiment de gayeté ; et au contraire qu’il seroit malheureux, lors qu’il estoit triste. Il est vray pourtant que ce seroit estre superstitieux de croire autant à cela qu’on dit qu’il faisoit ; car Platon raporte de luy, que mesme il demeuroit dans le logis, toutes les fois que son genie ne luy conseilloit point d’en sortir. Mais touchant les actions importantes de la vie, lors qu’elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu’on doit faire, il me semble qu’on a grande raison de suivre le conseil de son genie, et qu’il est utile d’avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans repugnance, et avec la liberté qui accompagne d’ordinaire la joye, ne manqueront pas de nous bien reüssir. Ainsi i’ose icy exhorter vostre Altesse, puis qu’elle se rencontre en un lieu ou les objets presens ne luy donnent que de la satisfaction, qu’il luy plaise aussi contribuer du sien pour tascher à se rendre contente ; ce qu’elle peut ce me semble aisement, en n’arrestant son esprit qu’aux choses presentes, et ne pensant iamais aux affaires, qu’aux heures où le Courier est prest de partir. Et i’estime que c’est un bonheur que les Livres de vostre Altesse n’ont pû luy estre AT IV, 531 apportez sitost qu’elle les attendoit ; Car leur lecture n’est pas si propre à entretenir la gayeté, qu’à faire venir la tristesse, principalement celle du Livre de ce Docteur des Princes, qui ne representant que les difficultez qu’ils ont à se maintenir, et les cruautez ou perfidies qu’il leur conseille, fait que les particuliers qui le lisent, ont moins de sujet d’envier leur condition, que de la plaindre. Vostre Altesse a parfaitement bien remarqué ses fautes, et les miennes ; car il est vray que c’est le dessein qu’il a eu de loüer Cesar Bor Clerselier I, 59 gia, qu’il luy a fait établir des maximes generales, pour iustifier des actions particulieres, qui peuvent difficilement estre excusées ; Et i’ay lû depuis ses discours sur Tite-Live, où ie n’ay rien remarqué de mauvais ; Et son principal precepte, qui est d’extirper entierement ses ennemis, ou bien de se les rendre amis, sans suivre iamais la voye du milieu, est sans doute tousiours le plus sur ; mais lors qu’on n’a aucun sujet de craindre, ce n’est pas le plus genereux. Vostre Altesse a aussi fort bien remarqué le secret de la fontaine miraculeuse, en ce qu’il y a plusieurs pauvres qui en publient les vertus, et qui sont peut-estre gagez par ceux qui en esperent du profit. Car il est certain qu’il n’y a point de remede qui puisse servir à tous les maux ; mais plusieurs ayant usé de celuy-là, ceux qui s’en sont bien trouvez en disent AT IV, 532 du bien, et on ne parle point des autres. Quoy qu’il en soit, la qualité de purger qui est en l’une de ces fontaines, et la couleur blanche avec la douceur et la qualité rafraichissante de l’autre, donnent occasion de iuger qu’elles passent par des mines d’Antimoine, ou de Mercure, qui sont deux mauvaises drogues, principalement le Mercure : c’est pourquoy ie ne voudrois pas conseiller à personne d’en boire. Le vitriol et le fer des eaux de Spa sont bien moins à craindre ; et pource que l’un et l’autre diminuë la rate, et fait évacuer la melancolie, ie les estime. Car vostre Altesse me permettra, s’il luy plaist, de finir cette lettre par où ie l’ay commencée, et de luy souhaiter principalement de la satisfaction d’esprit et de la joye ; comme estant non seulement le fruit qu’on attend de tous les autres biens, mais aussi souvent un moyen qui augmente les graces qu’on a pour les acquerir ; et bien que ie ne sois pas capable de contribuer à aucune chose qui regarde vostre service, sinon seulement par mes souhaits, i’ose pourtant assurer que ie suis plus parfaitement qu’aucun autre qui soit au monde, etc.