AT V, 15

A MADAME ELIZABETH, PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE XIX.

MADAME,
Encore que ie pourray trouver des occasions qui me convieront à demeurer en France, lors que i’y seray, il n’y en Clerselier I, 64 aura toutesfois aucune qui ait la force de m’empescher que ie ne revienne avant l’Hyver, pourvû que la vie et la santé me demeurent, puis que la Lettre que j’ay eu l’honneur de recevoir de vostre Altesse me fait esperer que vous retournerez à la Haye vers la fin de l’Esté. Mais ie puis dire que c’est la principale raison qui me fait preferer la demeure de ce païs à celle des autres ; Car pour le repos que i’y estois cy-devant venu chercher, ie prévoy que d’oresnavant ie ne l’y pourray avoir si entier que ie desirerois, à cause que AT V, 16 n’ayant pas encore tiré toute la satisfaction que ie devois avoir des injures que i’ay receuës à Utrech, ie voy qu’elles en attirent d’autres, et qu’il y a une troupe de Theologiens, gens d’école, qui semblent avoir fait une ligue ensemble pour tascher à m’oprimer par calomnies ; en sorte que pendant qu’ils machinent tout ce qu’ils peuvent pour tascher de me nuire, si ie ne veillois aussi pour me défendre, il leur seroit aysé de me faire quelques affronts. La preuve de cecy est, que depuis trois ou quatre mois un certain Regent du College des Theologiens de Leyde, nommé Revius, a fait disputer quatre diverses Theses contre moy, pour pervertir le sens de mes Meditations, et faire croire que i’y ay mis des choses fort absurdes, et contraires à la gloire de Dieu ; Comme, Qu’il faut douter qu’il y ait un Dieu ; et mesme que ie veux qu’on nie absolument pour quelque temps qu’il y en ait un, et choses semblables. Mais pource que cét homme n’est pas habile, et que mesme la pluspart de ses écoliers se mocquoient de ses médisances, les amis que i’ay à Leyde ne daignoient pas seulement m’avertir de ce qu’il faisoit, iusques à ce que d’autres Theses ont aussi esté faites par Tkigl. leur premier Professeur en Theologie, où il a mis ces mots †††. Surquoy mes amis ont jugé, mesme ceux qui sont aussi Theologiens, que l’intention de ces gens-là, en m’accusant d’un si grand crime, comme est AT V, 17 le blaspheme, n’estoit pas moindre que de tascher à faire condamner mes opinions, comme tres-pernicieuses, premierement par Clerselier I, 65 quelque Synode où ils seroient les plus forts, et en suite de tascher aussi à me faire faire des affronts par les Magistrats, qui croyent en eux ; Et que pour obvier à cela, il estoit besoin que ie m’oposasse à leurs desseins : ce qui est cause que depuis huit iours i’ay écrit une longue lettre aux Curateurs de l’Academie de Leyde, pour demander justice contre les calomnies de ces deux Theologiens. Ie ne sçay point encore la réponse que i’en auray, mais selon que ie connois l’humeur des personnes de ce païs, et combien ils reverent, non pas la probité et la vertu, mais la barbe, la voix, et le sourcil des Theologiens, en sorte que ceux qui sont les plus effrontez, et qui sçavent crier le plus haut, ont icy le plus du pouvoir (comme ordinairement en tous les états populaires) encore qu’ils ayent le moins de raison, ie n’en attens que quelques emplastres, qui n’ôtant point la cause du mal, ne serviront qu’à le rendre plus long et plus importun ; Au lieu que de mon costé ie pense estre obligé de faire mon mieux, pour tirer une entiere satisfaction de ces injures, et aussi par mesme occasion de celles d’Utrecht ; et en cas que ie ne puisse obtenir justice, (comme ie prevoy qu’il sera tres-mal-aysé que ie l’obtienne) de me retirer tout à fait de ces Provinces. Mais pource que toutes choses se font icy fort lentement, ie m’assure qn’il se passera plus d’un an avant que cela arrive. Ie ne prendrois pas la liberté d’entretenir vostre AT V, 18 Altesse de ces petites choses, si la faveur qu’elle me fait de vouloir lire les Livres de Monsieur Hoguelande, et de Regius, à cause de ce qu’ils ont mis qui me regarde, ne me faisoit croire que vous n’aurez pas des-agreable de sçavoir de moy-mesme ce qui me touche ; outre que l’obeïssance et le respect que ie vous dois m’oblige à vous rendre conte de mes actions. Ie loüe Dieu de ce que ce Docteur à qui vostre Altesse a presté le livre de mes Principes a esté long-temps sans vous retourner voir, puis que c’est une marque qu’il n’y a point du tout de malades à la cour de Madame l’Electrice ; et il semble qu’on a un degré de santé Clerselier I, 66 plus parfait, quand elle est generale au lieu où l’on demeure, que lors qu’on est environné de malades. Ce Medecin aura eu dautant plus de loisir de lire le Livre qu’il a plû à vostre Altesse de luy prester, et vous en aura pû mieux dire depuis son jugement. Pendant que i’écris cecy, ie reçois des Lettres de la Haye et de Leyde qui m’aprennent que l’assemblée des Curateurs a esté differée, en sorte qu’on ne leur a point encore donné mes Lettres ; et ie voy qu’on fait d’une broüillerie une grande affaire. On dit que les Theologiens en veulent estre juges, c’est à dire, me mettre icy en une inquisition plus severe que ne fut iamais celle d’Espagne, et me rendre l’adversaire de leur Religion ; Surquoy on voudroit que i’em AT V, 19 ployasse le credit de Monsieur l’Ambassadeur de France, et l’autorité de Monsieur le Prince d’Orange, non pas pour obtenir justice, mais pour interceder et empescher que mes ennemis ne passent outre. Ie croy pourtant que ie ne suivray point cét avis, ie demanderay seulement justice, et si ie ne la puis obtenir, il me semble que le meilleur sera que ie me prepare tout doucement à la retraite ; Mais quoy que ie pense, ou que ie fasse, et en quelque lieu du monde que j’aille, il n’y aura iamais rien qui me soit plus cher que d’obeïr à vos commandemens, et de témoigner avec combien de zele ie suis, etc.