AT IV, 406

A MADAME ELIZABETH,
PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE XI.

AT IV, 407 MADAME,
Ie reconnois par experience que i’ay eu raison de mettre la gloire au nombre des passions, car ie ne puis m’empescher d’en estre touché en voyant le favorable jugement que fait vostre Altesse du petit traité que i’en ay écrit ; Et ie ne suis nullement surpris de ce qu’elle y remarque aussi des defauts, pour ce que ie n’ay point douté qu’il n’y en eust en grand nombre, estant une matiere que ie n’avois iamais cy-devant étudiée, et dont ie n’ay fait que tirer le premier crayon, sans y adjouter les couleurs et les ornemens qui seroient requis pour la faire paroistre à des yeux moins clair-voyans que ceux de vostre Altesse. Ie n’y ay pas mis aussi tous les Principes de Physique dont ie me suis servy pour déchifrer quels sont les mouvemens du sang, qui accompagnent chaque passion, pour ce que ie ne les sçaurois bien deduire sans expliquer Clerselier I, 45 la formation de toutes les parties du corps humain ; et c’est une chose si difficile que ie ne l’oserois encore entreprendre, bien que ie me sois à peu prés satisfait moy-mesme touchant la verité des principes que i’ay supposez en cét écrit ; dont les principaux sont, Que l’office du foye et de la rate est de contenir tousiours du sang de reserve, moins purifié que celuy qui est dans les venes ; et que le feu qui est dans le cœur a besoin d’estre continuellement entretenu, ou bien par le suc des viandes qui vient directement de l’estomac, ou bien à son défaut par ce sang qui est en reserve, à cause que l’autre sang qui est AT IV, 408 dans les venes se dilate trop aisément ; Et qu’il y a une telle liai son entre nostre Ame et nostre Corps, que les pensées qui ont accompagné quelques mouvemens du corps dés le commencement de nostre vie, les accompagnent encore à present, en sorte que si les mesmes mouvemens sont excitez derechef dans le corps par quelque cause exterieure, ils excitent aussi en l’Ame les mesmes pensées, et reciproquement si nous avons les mesmes pensées, elles produisent les mesmes mouvemens ; Et enfin que la machine de nostre corps est tellement faite, qu’une seule pensée de joye, ou d’amour, ou autre semblable, est suffisante pour envoyer les esprits animaux par les nerfs en tous les muscles qui sont requis pour causer les divers mouvemens du sang que j’ay dit accompagner les passions. Il est vray que i’ay eu de la difficulté à distinguer ceux qui appartiennent à chaque passion, à cause qu’elles ne sont iamais seules ; mais neantmoins pour ce que les mesmes ne sont pas toujours jointes ensemble, j’ay tasché de remarquer les changemens qui arrivoient dans le corps, lors qu’elles changeoient de compagnie. Ainsi par exemple, si l’amour estoit tousiours jointe à la joye, ie ne sçaurois à laquelle des deux il faudroit attribuer la chaleur et la dilatation qu’elles font sentir autour du cœur : mais pour ce qu’elle est aussi quelquefois jointe à la tristesse, et qu’alors on sent encore cette chaleur et non plus cette dilatation, j’ay jugé que la Clerselier I, 46 chaleur appartient à l’amour, et la dilatation à la joye. Et bien que le desir soit quasi tousiours avec l’amour, ils ne sont pas neantmoins tousiours ensemble au mesme degré : Car encore qu’on AT IV, 409 ayme beaucoup, on desire peu lors qu’on ne conçoit aucune esperance ; et pour ce qu’on n’a point alors la diligence et la promptitude qu’on auroit si le desir estoit plus grand, on peut iuger que c’est de luy qu’elle vient, et non de l’amour.

Ie croy bien que la tristesse oste l’apetit à plusieurs ; mais pour ce que j’ay tousiours éprouvé en moy qu’elle l’augmente, ie m’estois reglé là dessus. Et i’estime que la difference qui arrive en cela, vient de ce que le premier sujet de tristesse que quelques-uns ont eu au commencement de leur vie, a esté qu’ils ne reçevoient pas assez de nourriture, et que celuy des autres a esté que celle qu’ils reçevoient leur estoit nuisible ; Et en ceux-cy le mouvement des esprits qui oste l’apetit est tousiours depuis demeuré joint avec la passion de la tristesse. Nous voyons aussi que les mouvemens qui accompagnent les autres passions ne sont pas entierement semblables en tous les hommes, ce qui peut estre attribué à pareille cause.

Pour l’admiration, encore qu’elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul temperament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joye ou la tristesse ; toutesfois elle peut, par le moyen de l’impression qu’elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu’aucune des autres passions, ou mesme plus en quelque façon, à cause que la surprise qu’elle contient cause les mouvemens les plus promts de tous ; Et comme on peut mouvoir la main ou le pié AT IV, 410 quasi au mesme instant qu’on pense à les mouvoir, pource que l’idée de ce mouvement qui se forme dans le cerveau, envoye les esprits dans les muscles qui servent à cét effet ; Ainsi l’idée d’une chose plaisante qui surprend l’Esprit, envoye aussi-tost les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cœur ; et l’admiration ne fait en cecy autre chose, sinon que par sa surprise elle aug Clerselier I, 47 mente la force du mouvement qui cause la joye, et fait que les orifices du cœur estant dilatez tout à coup, le sang qui entre dedans par la vene cave, et qui en sort par la vene arterieuse enfle subitement le poumon.

Les mesmes signes exterieurs qui ont coutume d’accompagner les passions, peuvent bien aussi quelquefois estre produits par d’autres causes. Ainsi la rougeur du visage ne vient pas tousiours de la honte, mais elle peut aussi venir de la chaleur du feu, ou bien de ce qu’on fait de l’exercice ; Et le Ris qu’on nomme Sardonien, n’est autre chose qu’une convulsion des nerfs du visage ; et ainsi on peut soupirer quelquefois par coutume, ou par maladie, mais cela n’empesche pas que les soupirs ne soient des signes exterieurs de la tristesse et du desir, lors que ce sont ces passions qui les causent. Ie n’avois iamais oüy dire ny remarqué qu’ils fussent aussi quelquefois causez par la repletion de l’estomac ; mais lors que cela arrive, ie croy que c’est un mouvement dont la nature se sert pour faire que le suc des viandes passe plus promptement par le cœur, et ainsi que l’estomac en soit plutost déchargé ; Car les soupirs agitant le poumon, font que le sang qu’il contient descend plus viste par l’artere veneuse dans le costé AT IV, 411 gauche du cœur, et ainsi que le nouveau sang composé du suc des viandes qui vient de l’estomac par le foye et par le cœur iusqu’au poumon, y peut peut aisement estre reçeu.

Pour les remedes contre les excez des passions, j’avoüe bien qu’ils sont difficiles à pratiquer, et mesme qu’ils ne peuvent suffire pour empescher les desordres qui arrivent dans le corps, mais seulement pour faire que l’Ame ne soit point troublée, et qu’elle puisse retenir son jugement libre ; A quoy ie ne iuge pas qu’il soit besoin d’avoir une connoissance exacte de la verité de chaque chose, ny mesme d’avoir preveu en particulier tous les accidens qui peuvent survenir, ce qui seroit sans doute impossible ; mais c’est assez d’en avoir imaginé en general de plus fascheux que ne sont ceux qui arrivent, et de s’estre preparé à les souffrir Clerselier I, 48 Ie ne croy pas aussi qu’on peche gueres par excez en desirant les choses necessaires à la vie, ce n’est que des mauvaises ou superfluës que les desirs ont besoin d’estre reglez ; Car ceux qui ne tendent qu’au bien sont ce me semble, dautant meilleurs qu’ils sont plus grands ; Et quoy que j’aye voulu flater mon défaut, en mettant une ie ne sçay quelle langueur entre les passions excusables, i’estime neantmoins beaucoup plus la diligence de ceux qui se portent tousiours avec ardeur à faire les choses qu’ils croyent estre en quelque façon de leur devoir, encore qu’ils n’en esperent pas beaucoup de fruit.

Ie mene une vie si retirée, et i’ay tousiours esté si AT IV, 412 éloigné du maniment des affaires, que ie ne serois pas moins impertinent que ce Philosophe qui vouloit enseigner le devoir d’un Capitaine en la presence d’Hannibal, si i’entreprenois d’écrire icy les maximes qu’on doit observer en la vie civile ; Et ie ne doute point que celle que propose vostre Altesse ne soit la meilleure de toutes, à sçavoir qu’il vaut mieux se regler en cela sur l’experience que sur la raison ; pour ce qu’on a rarement à traiter avec des personnes parfaitement raisonnables, ainsi que tous les hommes devroient estre, afin qu’on pust iuger ce qu’ils feront par la seule consideration de ce qu’ils devroient faire : Et souvent les meilleurs conseils ne sont pas les plus heureux. C’est pourquoy on est contraint de hazarder, et de se mettre au pouvoir de la Fortune, laquelle ie souhaite aussi obeïssante à vos desirs que ie suis, etc.