AT IV, 351 Clerselier I, 39 (béquet)

A MADAME ELIZABETH,
PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE X.

MADAME,
Ie ne puis nier que ie n’aye esté surpris d’apprendre que vostre Altesse ait eu de la fascherie, iusqu’à en estre incommodée en sa santé, pour une chose que la plus grande part du monde trouvera bonne, et que plusieurs fortes raisons peuvent rendre excusable envers les autres, Car tous ceux de la Religion dont ie suis (qui font sans doute le plus grand nombre dans l’Europe) sont obligez de l’approuver, encore mesme qu’ils y vissent des circonstances et des motifs apparens qui fussent blasmables : Car nous croyons que Dieu se sert de divers moyens pour attirer les Ames à soy, et que tel est entré dans le Cloistre avec une mauvaise intention, lequel y a mené par apres une vie fort sainte. Pour ceux qui sont d’une autre creance, s’ils en parlent mal, on peut recuser leur ju AT IV, 352 gement ; car comme en toutes les autres affaires touchant lesquelles il y a divers Clerselier I, 40 partis, il est impossible de plaire aux uns sans déplaire aux autres, s’ils considerent qu’ils ne seroient pas de la Religion dont ils sont, si eux, ou leurs peres, ou leurs ayeuls n’avoient quitté la Romaine, ils n’auront pas sujet de se mocquer, ny de nommer inconstans ceux qui quittent la leur. Pour ce qui regarde la prudence du siecle, il est vray que ceux qui ont la fortune chez eux, ont raison de demeurer tous autour d’elle, et de joindre leurs forces ensemble pour empescher qu’elle n’échape ; mais ceux de la maison desquels elle est fugitive, ne font ce me semble, point mal de s’accorder à suivre divers chemins, afin que s’ils ne la peuvent trouver tous, il y en ait au moins quelqu’un qui la rencontre ; Et cependant pource qu’on croit que chacun d’eux a plusieurs resources, ayant des amis en divers partis, cela les rend plus considerables que s’ils estoient tous engagez dans un seul : Ce qui m’empesche de pouvoir imaginer que ceux qui ont esté autheurs de ce conseil, ayant en cela voulu nuire à vostre Maison. Mais ie ne prétens point que mes raisons puissent empescher le ressentiment de vostre Altesse, j’espere seulement que le temps l’aura diminuée avant que cette lettre vous soit presentée, et ie craindrois de le rafraischir, si ie m’étendois davantage sur ce sujet. C’est pourquoy ie passe à la difficulté que vostre Altesse propose touchant le libre arbitre, duquel ie tascheray d’expliquer la dépendance et la liberté par AT IV, 353 une comparaison. Si un Roy qui a deffendu les duels, et qui sçait tres-assurément que deux Gentils-hommes de son Royaume demeurans en diverses Villes sont en querelle, et tellement animez l’un contre l’autre, que rien ne les sçauroit empescher de se battre s’ils se rencontrent ; si, dis-je, ce Roy donne à l’un d’eux quelque commission pour aller à certain jour vers la ville où est l’autre, et qu’il donne aussi commission à cet autre pour aller au mesme jour vers le lieu où est le premier, il sçait bien assurément qu’ils ne manqueront pas de se rencontrer, et de se battre, et ainsi de contrevenir à Clerselier I, 41 sa defense, mais il ne les y contraint point pour cela ; Et sa connoissance, et mesme la volonté qu’il a euë de les y determiner en cette façon, n’empesche pas que ce ne soit aussi volontairement et aussi librement qu’ils se battent, lors qu’ils viennent à se rencontrer, comme ils auroient fait s’ils n’en avoient rien sceu, et que ce fust par quelqu’autre occasion qu’ils se fussent rencontrez, et ils peuvent aussi justement estre punis, pour ce qu’ils ont contrevenu à sa defense. Or ce qu’un Roy peut faire en cela touchant quelques actions libres de ses sujets, Dieu qui a une prescience et une puissance infinie le fait infailliblement touchant toutes celles des hommes : Et avant qu’il nous ait envoyez en ce monde, il a sceu exactement qu’elles seroient toutes les inclinations de nostre volonté, c’est luy-mesme qui les a mises en nous, c’est luy aussi qui a disposé toutes les autres choses qui sont hors de nous, pour faire que tels et AT IV, 354 tels objets se presentassent à nos sens à tel et tel temps, à l’occasion desquels il a sceu que nostre libre arbitre nous determineroit à telle ou telle chose, et il l’a ainsi voulu, mais il n’a pas voulu pour cela l’y contraindre. Et comme on peut distinguer en ce Roy deux differens degrez de volonté, l’un par lequel il a voulu que ces Gentils-hommes se battissent, puis qu’il a fait qu’ils se rencontrassent, et l’autre par lequel il ne l’a pas voulu, puis qu’il a defendu les duels ; Ainsi les Theologiens distinguent en Dieu une volonté absoluë et independante, par laquelle il veut que toutes choses se fassent ainsi qu’elles se font ; et une autre qui est relative, et qui se raporte au merite ou demerite des hommes, par laquelle il veut qu’on obeïsse à ses Loix.

Il est besoin aussi que ie distingue deux sortes de biens, pour accorder ce que i’ay cy-devant écrit (à sçavoir, qu’en cette vie nous avons tousiours plus de biens que de maux) ce que V. Altesse m’objecte touchant toutes les incommoditez de la vie. Quand on considere l’idée du bien pour servir de regle à nos actions, on le prend pour toute Clerselier I, 42 la perfection qui peut estre en la chose qu’on nomme bonne, et on le compare à la ligne droite, qui est unique entre une infinité de courbes ausquelles on compare les maux. C’est en ce sens que les Philosophes ont coutume de dire que bonum est ex integra causa, malum ex quovis defectu. Mais quand on considere les biens et les maux qui peuvent estre en une mesme chose, pour sçavoir l’estime qu’on en doit faire, comme i’ay fait lors que i’ay parlé de l’estime que nous devions faire de cette AT IV, 355 vie, on prend le bien pour tout ce qui s’y trouve dont on peut avoir quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l’incommodité : Car pour les autres défauts qui peuvent y estre, on ne les compte point. Ainsi lors qu’on offre un employ à quelqu’un, il considere d’un costé l’honneur et le profit qu’il en peut attendre comme des biens, et de l’autre la peine, le peril, la perte du temps, et autres telles choses comme des maux ; Et comparant ces maux avec ces biens, selon qu’il trouve ceux-cy plus ou moins grands que ceux-là, il l’accepte ou le refuse. Or ce qui m’a fait dire en ce dernier sens, qu’il y a tousiours plus de biens que de maux en cette vie, c’est le peu d’état que ie croy que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dependent point de nostre libre arbitre, à comparaison de celles qui en dependent, lesquelles nous pouvons tousiours rendre bonnes, lors que nous en sçavons bien user ; et nous pouvons empescher par leur moyen que tous les maux qui viennent d’ailleurs, tant grands qu’ils puissent estre, n’entrent plus avant en nostre Ame, que la tristesse que y excitent les Comediens, quand ils representent devant nous quelques actions fort funestes ; mais j’avoüe qu’il faut estre fort philosophe pour arriver iusqu’à ce point. Et toutesfois ie croy aussi que mesme ceux là qui se laissent le plus emporter à leurs passions, jugent tousiours en leur interieur, qu’il y a plus de biens que de maux en cette vie, encore qu’ils ne s’en aperçoivent pas eux-mesmes ; car bien Clerselier I, 43 qu’ils appellent quelquefois la mort à leur secours, quand ils sentent de grandes douleurs, AT IV, 356 c’est seulement afin qu’elle leur aide à porter leur fardeau, ainsi qu’il y a dans la fable, et ils ne veulent point pour cela perdre la vie ; ou bien s’il y en a quelques-uns qui la veüillent perdre, et qui se tuent eux-mesmes, c’est par une erreur de leur entendement, et non point par un jugement bien raisonné, ny par une opinion que la nature ait imprimée en eux, comme est celle qui fait qu’on prefere les biens de cette vie à ses maux.

La raison qui me fait croire que ceux qui ne font rien que pour leur utilité particuliere, doivent aussi bien que les autres travailler pour autruy, et tascher de faire plaisir à un chacun, autant qu’il est en leur pouvoir, s’ils veulent user de prudence, est, qu’on voit ordinairement arriver, que ceux qui sont estimez officieux et prompts à faire plaisir, reçoivent aussi quantité de bons offices des autres, mesme de ceux qu’ils n’ont iamais obligez, lesquels ils ne recevroient pas si on les croyoit d’autre humeur, et que les peines qu’ils ont à faire plaisir, ne sont point si grandes que les commoditez que leur donne l’amitié de ceux qui les connoissent ; Car on n’atend de nous que les offices que nous pouvons rendre commodement, et nous n’en attendons pas davantage des autres ; mais il arrive souvent que ce qui leur couste peu, nous profite beaucoup, et mesme nous peut importer de la vie. Il est vray qu’on perd quelquefois sa peine en bien faisant, et au contraire qu’on gagne à mal faire, mais cela ne peut changer la regle de la prudence, laquelle ne se raporte qu’aux choses qui arrivent le plus sou AT IV, 357 vent ; Et pour moy la maxime que i’ay le plus observée en toute la conduite de ma vie, a esté de suivre seulement le grand chemin, et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de finesse. Les loix communes de la societé, lesquelles tendent toutes à se faire du bien les uns aux autres, ou du moins à ne se point faire de mal, sont Clerselier I, 44 ce me semble, si bien établies, que quiconque les suit franchement sans aucune dissimulation ny artifice, mene une vie beaucoup plus heureuse et plus assurée, que ceux qui cherchent leur utilité par d’autres voyes, lesquels à la verité reüssissent quelquefois par l’ignorance des autres hommes, et par la faveur de la Fortune ; mais il arrive bien plus souvent qu’ils y manquent, et que pensant s’établir ils se ruinent. C’est avec cette ingenuité et cette franchise, laquelle ie fais profession d’observer en toutes mes actions, que ie fais aussi particulierement profession d’estre, etc.