AT IV, 290

A MADAME ELIZABETH,
PRINCESSE PALATINE, etc.

LETTRE VII.

MADAME,
Vostre Altesse a si exactement remarqué toutes les causes qui ont empesché Seneque de nous exposer clairement son opinion touchant le Souverain Bien, AT IV, 291 et vous avez pris la peine de lire son Livre avec tant de soin, que ie craindrois de me rendre importun, si ie continuois icy à examiner par ordre tous ses Chapitres, et que cela me fist differer de répondre à la difficulté qu’il vous a plû me proposer touchant les moyens de se fortifier l’entendement pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie. C’est pour Clerselier I, 23 quoy sans m’arréter maintenant à suivre Seneque, ie tascheray seulement d’expliquer mon opinion touchant cette matiere.

Il ne peut ce me semble y avoir que deux choses qui soient requises pour estre tousiours disposé à bien juger, l’une est la connoissance de la verité, et l’autre l’habitude qui fait qu’on se souvient et qu’on acquiesce à cette connoissance toutes les fois que l’occasion le requiert. Mais pource qu’il n’y a que Dieu seul qui sçache parfaitement toutes choses, il est besoin que nous nous contentions de sçavoir celles qui sont le plus à nostre usage ; Entre lesquelles la premiere et la principale est qu’il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les decrets sont infaillibles : Car cela nous aprend à reçevoir en bonne part tout ce qui nous arrive, comme nous estant expressément envoyé de Dieu. Et pource que le vray objet de l’Amour est la perfection, lors que nous élevons nostre esprit à AT IV, 292 le considerer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aymer, que nous tirons mesme de la joye de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’éxecute en ce que nous les reçevons.

La seconde chose qu’il faut connoistre est la nature de nostre Ame, entant qu’ellle subsiste sans le Corps, et est beaucoup plus noble que luy, et capable de jouïr d’une infinité de contentemens qui ne se trouvent point en cette vie ; car cela nous empesche de craindre la mort, et détache tellement nostre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu’avec m’éprismépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune.

A quoy peut aussi beaucoup servir qu’on juge dignement des œuvres de Dieu, et qu’on ait cette vaste idée de l’étenduë de l’Univers que j’ay tasché de faire conçevoir au troisiéme livre de mes Principes. Car si on s’imagine qu’au delà des Cieux il n’y a rien que des espaces imaginaires, et que tous les Cieux ne sont faits que pour le service de la Clerselier I, 24 Terre, ny la Terre que pour l’homme, cela fait qu’on est enclin à penser que cette Terre est nostre principale demeure, et cette vie nostre meilleur ; et qu’au lieu de connoistre les perfections qui sont veritablement en nous, on attribuë aux autres creatures des imperfections qu’elles n’ont pas, pour s’élever au dessus d’elles, et entrant en une presomption impertinente, on veut estre du Conseil de Dieu, et prendre avec luy la charge de conduire le monde ; ce qui cause une infinité de vaines inquietudes et fascheries.

Apres qu’on a ainsi reconnu la bonté de Dieu, AT IV, 293 l’immortalité de nos ames, et la grandeur de l’Univers, il y a encore une verité dont la connoissance me semble fort utile, qui est, que bien que chacun de nous soit une personne separée des autres, et dont par consequent les interests sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutesfois penser qu’on ne sçauroit subsister seul, et qu’on est en effet l’une des parties de l’Univers, et plus particulierement encore l’une des parties de cette Terre, l’une des parties de cet état, de cette societé, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance ; et il faut tousiours preferer les interests du tout dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier : Toutesfois avec mesure et discretion ; car on auroit tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parens ou à son païs ; et si un homme vaut plus luy seul que tout le reste de sa ville, il n’auroit pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on raportoit tout à soy-mesme, on ne craindroit pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lors qu’on croiroit en retirer quelque petite commodité, et on n’auroit aucune vraye amitié, ny aucune fidelité, ny generalement aucune vertu ; Au lieu qu’en se considerant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et mesme on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autruy, lors que l’occasion s’en presente ; iusques Clerselier I, 25 là qu’on voudroit aussi perdre son Ame, s’il se pouvoit, pour sauver les autres : En sorte que cette consideration est la source et l’origine de toutes les plus heroïques ac AT IV, 294 tions que fassent les hommes. Car pour ceux qui s’exposent à la mort par vanité, pource qu’ils esperent en estre loüez ; ou par stupidité, pource qu’ils n’apprehendent pas le danger, ie croy qu’ils sont plus à plaindre qu’à priser. Mais lors que quelqu’un s’y expose pource qu’il croit que c’est son devoir, ou bien lors qu’il souffre quelqu’autre mal afin qu’il en revienne du bien aux autres, encore qu’il ne considere peut-estre plus expressément qu’il fait cela, pource qu’il doit plus au public dont il est une partie, qu’à soy-mesme en son particulier, il le fait toutesfois en vertu de cette consideration, qui est confusément en sa pensée ; et on est naturellement porté à l’avoir, lors qu’on connoist et qu’on aime Dieu comme il faut ; car alors s’abandonant du tout à sa volonté, on se dépoüille de ses propres interests, et on n’a point d’autre passion que de faire ce qu’on croit luy estre agreable. En suite dequoy on a des satisfactions d’Esprit et des contentemens, qui valent incomparablement davantage, que toutes les petites joyes passageres qui dependent des sens.

Outre ces veritez qui regardent en general toutes nos actions, il en faut aussi sçavoir beaucoup d’autres, qui se rapportent plus particulierement à chacune ; et les principales me semblent estre celles que i’ay remarquées en ma derniere Lettre, à sçavoir, que toutes nos passions nous representent les biens, à AT IV, 295 la recherche desquels elles nous incitent, beaucoup plus grands qu’ils ne sont veritablement, et que les plaisirs du cors ne sont iamais si durables que ceux de l’Ame, ny si grands quand on les possede, qu’ils paroissent quand on les espere. Ce que nous devons soigneusement remarquer, afin que lors que nous sommes émeûs de quelque passion, nous suspendions nostre iugement iusqu’à ce qu’elle soit appaisée, et que nous ne nous laissions pas aisément tromper par la fausse apparence des biens de ce monde.

Clerselier I, 26 A quoy ie ne puis adjouter autre chose, sinon qu’il faut aussi examiner en particulier toutes les mœurs des lieux où nous vivons, pour sçavoir iusques où elles doivent estre suivies ; et bien que nous ne puissions avoir des demonstrations certaines de tout, nous devons neantmoins prendre party, et embrasser les opinions qui nous paroissent les plus vray-semblables touchant toutes les choses qui viennent en usage, afin que lors qu’il est question d’agir, nous ne soyons iamais irresolus ; car il n’y a que la seule irresolution qui cause les regrets et les repentirs.

Au reste i’ay dit cy-dessus qu’outre la connoissance de la verité, l’habitude est aussi requise pour estre tousiours disposé à bien iuger ; car dautant que nous ne pouvons estre continuellement attentifs à une mesme chose, quelque claires et évidentes qu’ayent esté les raisons qui nous ont persuadé cy-devant une verité, nous pouvons par apres estre détournez de la croire par de fausses apparences, si ce n’est que par AT IV, 296 une longue et frequente meditation nous l’ayons tellement imprimée en nostre Esprit, qu ellequ’elle soit tournée en habitude ; et en ce sens on a raison dans l’école de dire que les vertus sont des habitudes : car en effet on ne manque gueres faute d’avoir en Theorie la connoissance de ce qu’on doit faire, mais seulement faute de l’avoir en pratique, c’est à dire, faute d’avoir une ferme habitude de le croire. Et pour ce que pendant que i’examine icy ces veritez, i’en augmente aussi en moy l’habitude, i’ay particulierement obligation à vostre Altesse de ce qu’elle permet que ie l’en entretienne, et il n’y a rien en quoy i’estime mon loisir mieux employé, qu’en ce où ie puis témoigner que ie suis, etc.