Clerselier I, 347 AT II, 352

LETTRE DE M. DESCARTES AU REVEREND PERE MERSENNE

Du 12. Septembre 1638.
POUR DEMONSTRATION AU PRINCIPE SUPOSÉ CY-DESSUS.

MON REVEREND PERE,
Ie pensois differer encore huit ou quinze iours à vous écrire afin de ne vous importuner pas trop souvent de mes Lettres. Mais ie viens de reçevoir vostre derniere du premier Septembre, laquelle m’aprend qu’on fait difficulté d’admettre le principe que i’ay suposé en mon examen de la question Geostatique ; et pource que s’il n’estoit pas vray, tout le reste que i’en ay deduit le seroit encore moins, ie ne veux pas attendre un seul iour à vous en envoyer une plus particuliere explication.

Il faut sur tout considerer que i’ay parlé de la force qui sert pour lever un pois à quelque hauteur, la AT II, 353 quelle force a tousiours deux dimensions, et non de celle qui sert en chaque point pour le soutenir, laquelle n’a iamais qu’une dimension ; en sorte que ces deux forces different autant l’une de l’autre qu’une superficie differe d’une ligne. Car la mesme force que doit avoir un clou pour soutenir un pois de 100. liv. un moment de tems, luy suffit aussi pour le soutenir un an durant, pourvû qu’elle ne diminuë point. Mais la mesme quantité de cette force qui sert à lever ce pois à la hauteur d’un pié, ne suffit pas eadem numero pour le lever à la hauteur de deux pieds ; et il n’est pas plus clair que deux et Clerselier I, 348 deux font quatre, qu’il est clair qu’il en faut employer le double. Or pource que ce n’est rien que cela mesme que j’ay suposé pour un principe, ie ne sçaurois deviner sur quoy est fondée la difficulté qu’on fait de le recevoir. Mais ie parleray icy de toutes celles que ie soupçonne, lesquelles ne viennent pour la pluspart que de ce qu’on est déja trop sçavant aux Mechaniques, c’est à dire, de ce qu’on est preoccupé des principes que prennent les autres touchant ces matieres, lesquels, n’estant pas du tout vrays trompent dautant plus qu’ils semblent plus l’estre.

La premiere chose dont on peut en cecy estre preoccupé, est que plusieurs ont coutume de confondre la consideration de l’espace, avec celle du tems, ou de la vitesse ; en sorte que par exemple, au levier, ou ce qui est le mesme en la balance BCDA, ayant suposé que le bras AB est double de BC, et que le pois en C est double du pois en A, et ainsi qu’ils sont en équilibre ; au lieu de dire que ce qui est cause de cet équilibre AT II, 354 est, que si le pois C soulevoit ou bien estoit soulevé par le pois A, il ne passeroit que par la moitié dautant d’espace que luy, ils disent qu’il iroit de la moitié plus lentement ; ce qui est une faute dautant plus nuisible qu’elle est plus mal-aisée à reconnoistre ; car ce n’est pas la difference de la vitesse qui fait que ces pois doivent estre l’un double de l’autre, mais la difference de l’espace ; comme il paroist de ce que pour lever par exemple le pois F, avec la main iusques à G, il n’y faut point employer une force qui soit iustement double de celle qu’on y aura employée le premier coup, si on le veut lever deux fois plus viste ; Mais il y en faut employer une qui soit plus ou moins grande que la double, Clerselier I, 349 selon la diverse proportion que peut avoir cette vitesse avec les causes qui luy resistent. Au lieu qu’il faut une force qui soit iustement double pour le lever avec mesme vitesse deux fois plus haut, à sçavoir iusques à H. Ie dis qui soit iustement double, en comptant qu’un et un sont justement deux : Car il faut employer certaine quantité de cette force, pour lever ce pois de F iusques à G, et derechef encore autant de la mesme force, pour le lever de G iusques à H. Que si i’avois voulu ioindre la consideration de la vitesse avec celle de l’espace, il m’eust esté necessaire d’attribuer trois dimensions à la force, au lieu AT II, 355 que ie luy en ay attribué seulement deux, afin de l’exclure. Et si i’ay témoigné tant soit peu d’adresse en quelque partie de ce petit écrit de Statique, ie veux bien qu’on sçache que c’est plus en cela seul qu’en tout le reste ; car il est impossible de rien dire de bon et de solide touchant la vitesse, sans avoir expliqué au vray ce que c’est que la Pesanteur, et ensemble tout le systeme du monde. Or à cause que ie ne le voulois pas entreprendre, i’ay trouvé moyen d’obmettre cette consideration, et d’en separer tellement les autres, que ie les pûsse expliquer sans elle. Car encore qu’il n’y ait aucun mouvement qui n’ait quelque vitesse, toutesfois il n’y a que les augmentations ou diminutions de cette vitesse qui sont considerables, et lors que parlant du mouvement d’un cors, on supose qu’il se fait selon la vitesse qui luy est la plus naturelle, c’est le meseme que si on ne la consideroit point du tout.

L’autre raison qui peut avoir empesché qu’on n’ait bien entendu mon principe, est qu’on a crû pouvoir demonstrer sans luy quelques-unes des choses que ie ne demonstre que par luy. Comme par exemple, touchant la poulie ABC, on a pensé que c’estoit assez de sçavoir que le clou en A soutient la moitié du pois B, pour conclure de là que la main en C, n’a besoin que de la moitié d’autant de force, pour soutenir ou soulever ce pois, ainsi appliqué à AT II, 356 cette Clerselier I, 350 poulie, qu’il luy en faudroit pour le soutenir ou soulever sans elle. Mais encore que cela explique fort bien comment se fait l’application de la force en C, à un pois double de celuy qu’elle pourroit lever sans poulie, et que ie m’en sois servy moy-mesme ; ie nie pourtant que ce soit simplement à cause que le clou A soutient une partie du pois B, que la force en C, qui le souleve, peut estre moindre que s’il n’estoit point ainsi soutenu : Car si cela estoit vray, la corde CE estant passée autour de la poulie D, la force en E pouroit tout de mesme estre moindre que la force en C, à cause que le clou A ne soutient pas moins ce pois qu’auparavant, et qu’il y a encore un autre clou qui le soutient, à sçavoir celuy auquel la poulie D est attachée. Ainsi donc pour ne point faillir, de ce que le clou A soutient la moitié du pois B, on ne doit conclure autre chose sinon que par cette application l’une des dimensions de la force qui doit estre en C, pour lever ce pois, diminuë de moitié, et que l’autre en suitte devient double ; de façon que si la ligne FG represente la force qu’il faudroit pour soutenir en un point le pois B, sans l’aide d’aucune machine, et le rectangle GH, celle qu’il faudroit pour le lever à la hauteur d’un pié, le soutien du clou A diminuë de moitié la dimension qui est representée par la ligne FG, et le redoublement de la corde ABC fait doubler l’autre dimension, qui AT II, 357 est representée par la ligne FH ; et ainsi la force qui doit estre en C, pour lever le pois B à la hauteur d’un pié, est representée par le rectangle IK ; Et comme on sçait Clerselier I, 351 en Geometrie, qu’une ligne estant adjoutée ou ostée d’une superficie ne l’augmente ny ne la diminuë de rien du tout ; ainsi doit-on icy remarquer que la force dont le clou A soutient le pois B, n’ayant qu’une seule dimension, ne peut faire que la force en C, considerée selon ses deux dimensions, doive estre moindre pour lever ainsi le pois B, que pour le lever sans poulie.

La 3. raison qui aura pû faire imaginer de l’obscurité en mon principe, est qu’on n’a peut-estre pas pris garde à tous les mots par lesquels ie l’explique ; Car ie ne dis pas simplement que la force qui peut lever un pois de 50 livres à la hauteur de 4 piés, en peut lever un de 200 livres à la hauteur d’un pié ; mais ie dis qu’elle le peut, si tant est qu’elle luy soit appliquée ; Or est-il qu’il est impossible de l’y appliquer que par le moyen de quelque machine, ou autre invention, qui fasse que ce pois ne se hausse que d’un pié, pendant que toute cette force agira en toute la longueur de 4 piés ; Et ainsi qui transforme le rectangle, par lequel est representée la force qu’il faut pour lever ce pois de 400 livres à la hauteur d’un pié, en un autre, qui soit égal et semblable à celuy qui represente la force qu’il faut pour lever un pois de 50 livres à la hauteur de 4 piés.

AT II, 358 Enfin peut-estre qu’on a eu moins bonne opinion de ce principe, à cause qu’on s’est imaginé que j’avois aporté les exemples de la poulie, du plan incliné, et du levier, afin d’en mieux persuader la verité, comme si elle eust esté douteuse ; ou bien que j’eusse si mal raisonné que de vouloir prouver un principe, qui doit de soy estre si clair qu’il n’ait besoin d’aucune preuve, par des choses qui sont si difficiles, qu’elles n’avoient peut estre iamais cy-devant esté bien demonstrées par personne. Mais aussi ne m’en suis-ie servy que pour faire voir que ce principe s’étend à toutes les matieres dont on traitte la Statique ; ou plutost i’ay usé de ce Clerselier I, 352 pretexte pour les inserer en mon écrit, à cause qu’il m’eust semblé estre trop sec et trop sterile, si ie n’y eusse parlé d’autre chose que de cette question de nul usage, que ie m’estois proposé d’examiner.

Or on peut assez voir de ce qui a desia icy esté dit, comment les forces du levier et de la poulie se demonstrent par mon principe ; si bien qu’il ne reste plus que le plan incliné, duquel on verra clairement la demonstration par cette figure, en laquelle FG represente la premiere dimension de la force qui décrit le rectangle FH, pendant qu’elle tire le pois D, sur le plan BA, par le moyen d’une corde parallele à ce plan, et passée autour de la poulie E ; en sorte que GH, qui est la hauteur de ce rectangle, est égale à la ligne BA, le long de laquelle se doit mouvoir le pois D, pendant qu’il monte à la hauteur de la ligne CA. Et NO represente AT II, 359 la premiere dimension d’une autre semblable force, qui décrit le rectangle NP, pendant qu’elle fait monter le pois L, jusques à M. Et ie supose que la ligne ML est égale à BA, double de CA ; Et que NO est égale à FG, et OP à GH. Apres cela ie considere que lors que le pois D se meut de B vers A, on peut imaginer que son mouvement est composé de deux autres, dont l’un le porte de BR vers CA, pour lequel il ne faut aucune force, ainsi que suposent tous ceux qui traittent des Mechaniques, et l’autre le hausse de BC vers RA, pour lequel seul il faut de la force ; en sorte qu’il n’en faut ne plus ne moins pour le mouvoir suivant le plan incliné BA, que pour le mouvoir suivant la perpendiculaire CA : car ie suppose que les inégalitez, etc. du plan n’empeschent point ; ainsi qu’on a coutume de faire en traittant de telle matiere. Ainsi donc toute la force FH n’est employée qu’à lever le pois D à la hauteur de la ligne CA ; Et pour Clerselier I, 353 ce qu’elle est entierement égale à la force NP, qui est requise pour lever le pois L à la hauteur de la ligne LM, qui est double de CA, ie conclus par mon principe, que le pois D est double du pois L. Car puis qu’on doit employer autant de force pour l’un que AT II, 360 pour l’autre, il y a autant à lever en l’un qu’en l’autre ; Et il ne faut que sçavoir comter iusques à deux pour connoistre que c’est autant de lever 200. livres depuis C jusques à A, que d’enlever 100. livres depuis L iusques à M, puisque ML est double de CA, etc.

Vous me mandez aussi que ie devois plus particulierement expliquer la nature de la spirale, qui represente le Plan également incliné, et la façon dont se plie une corde, lors qu’ayant esté toute droite et parallele à l’horison, elle descend librement vers le centre de la Terre, et la grandeur de la petite sphere, en laquelle se trouve le centre de gravite d’une autre plus grande sphere. Mais pour cette spirale elle a plusieurs proprietez qui la rendent assez reconnoissable : Car si A est le centre de la Terre, et que ANBCD soit la spirale, ayant tiré les lignes droites AB, AC, AD, et semblables, il y a mesme proportion entre la courbe ANB, et la droite AB, qu’entre la courbe ANBC, et la droite AC, ou ANBCD, et AD, et ainsi des autres. E si on tire les tangentes DE, CF, GB, etc. les angles ADE, ACF, ABG, etc. seront égaux. Pour la façon dont se plie une corde en tombant, ie l’ay ce me semble assez determiné par ce que j’en ay écrit, aussi bien que le centre de gravité d’une AT II, 361 sphere ; Il est vray que j’en ay obmis la preuve ; Mais ie vous diray que ce n’est pas mon stile, de m’arrester à de petites demonstrations de Geometrie, qui peuvent aysement estre trouvées par d’autres, et que ceux qui me connoistront ne sçauroient iuger que j’ignore.

Clerselier I, 354 Il faut se ressouvenir icy de ce que Monsieur Descartes a desiré qui fut rayé.