Clerselier I, 1 AT V, 81

A LA REYNE DE SUEDE.

LETTRE I.

MADAME,
I’ay apris de Monsieur Chanut qu’il plaist à vostre Majesté que i’aye l’honneur de luy exposer l’opinion que i’ay touchant le Souverain Bien, consideré au AT V, 82 sens que les Philosophes anciens en ont parlé ; Et ie tiens ce commandement pour une si grande faveur, que le desir que i’ay d’y obeïr me détourne de toute autre pensée, et fait que sans excuser mon insuffisance, ie mettray icy en peu de mots, tout ce que ie pourray sçavoir sur cette matiere. On peut considerer la bonté de chaque chose en elle-mesme, sans la rapporter à autruy, auquel sens il est evident que c’est Dieu qui est le Souverain Bien, pource qu’il est incomparablement plus parfait que les creatures ; mais on peut aussi la rapporter à nous, et en ce Clerselier I, 2 sens, ie ne voy rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui nous appartient en quelque façon, et qui est tel, que c’est perfection pour nous de l’avoir. Ainsi les Philosophes anciens, qui n’estant point éclairez de la lumiere de la Foy, ne sçavoient rien de la beatitude surnaturelle, ne consideroient que les biens que nous pouvons posseder en cette vie, et c’estoit entre ceux là qu’ils cherchoient lequel estoit le Souverain, c’est à dire le principal et le plus grand. Mais afin que ie le puisse déterminer, ie considere que nous ne devons estimer biens à nostre égard, que ceux que nous possedons, ou bien que nous avons pouvoir d’acquérir ; Et cela posé, il me semble que le Souverain Bien de tous les hommes ensemble, est un amas ou un assemblage de tous les biens tant de l’ame que du corps et de la fortune, qui peuvent estre en quelques hommes ; mais que celuy d’un chacun en particulier est toute autre chose, et qu’il ne consiste qu’en une ferme volonté de bien faire, et au contentement qu’elle produit. Dont la raison est, que ie ne AT V, 83 remarque aucun autre bien qui me semble si grand, ny qui soit entierement au pouvoir d’un chacun. Car pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dependent point absolument de nous : et ceux de l’ame se raportent tous à deux chefs, qui sont, l’un de connoistre, et l’autre de vouloir ce qui est bon ; mais la connoissance est souvent au delà de nos forces ; c’est pourquoy il ne reste que nostre volonté, dont nous puissions absolument disposer. Et ie ne voy point qu’il soit possible d’en disposer mieux, que si l’on a tousiours une ferme et constante resolution de faire exactement toutes les choses que l’on jugera estre les meilleures, et d’employer toutes les forces de son esprit à les bien connoistre. C est en cela seul que consistent toutes les vertus ; c’est cela seul qui à proprement parler merite de la loüange et de la gloire ; enfin c’est de cela seul que resulte tousiours le plus grand et le plus solide contentement de la vie : Ainsi j’estime que c’est en Clerselier I, 3 cela que consiste le Souverain Bien. Et par ce moyen ie pense accorder les deux plus contraires et plus celebres opinions des anciens, à sçavoir celle de Zenon, qui l’a mis en la vertu ou en l’honneur, et celle d’Epicure, qui l’a mis au contentement, auquel il a donné le nom de volupté. Car comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la foi blesse qui suit l’ignorance, et qui fait naistre les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la resolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit estre bonnes, pourvû que cette vigueur ne vienne pas d’opiniastreté, mais de ce qu’on sçait les avoir autant examinées, qu’on en a morale AT V, 84 ment de pouvoir ; Et bien que ce qu’on fait alors puisse estre mauvais, on est assuré neantmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que si on execute quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on neglige de sçavoir ce qui en est, on n’agit pas en homme vertueux. Pour ce qui est de l’honneur et de la loüange, on les attribuë souvent aux autres biens de la fortune ; mais pource que ie m’assure que vostre Majesté fait plus d’estat de sa vertu que de sa Couronne, ie ne craindray point icy de dire, qu’il ne me semble pas qu’il y ait rien que cette vertu qu’on ait juste raison de loüer. Tous les autres biens meritent seulement d’estre estimez, et non point d’estre honorez ou loüez, si ce n’est entant qu’on presuppose qu’ils sont acquis, ou obtenus de Dieu, par le bon usage du libre arbitre. Car l’honneur et la loüange est une espece de recompense, et il n’y a rien que ce qui dépend de la volonté, qu’on ait sujet de recompenser, ou de punir. Il me reste encore icy à prouver que c’est de ce bon usage du libre arbitre, que vient le plus grand et le plus solide contentement de la vie, ce qui me semble n’estre pas difficile ; pource que considerant avec soin en quoy consiste la volupté ou le plaisir, et generalement toutes les sortes de contentemens qu’on peut avoir, ie remarque en premier lieu qu’il n’y en a aucun qui ne soit Clerselier I, 4 entierement en l’ame, bien que plusieurs dépendent du corps ; de mesme que c’est aussi l’ame qui voit, bien que ce soit par l’entremise des yeux. Puis, ie remarque qu’il n’y a rien qui puisse donner du contentement à l’ame, sinon l’opinion AT V, 85 qu’elle a de posseder quelque bien, et que souvent cette opinion n’est en elle qu’une representation fort confuse, et mesme que son union avec le corps est cause qu’elle se represente ordinairement certains biens incomparablement plus grands qu’ils ne sont ; mais que si elle connoissoit distinctement leur juste valeur, son contentement seroit tousiours proportionné à la grandeur du bien dont il procederoit. Ie remarque aussi que la grandeur d’un bien à nostre égard, ne doit pas seulement estre mesurée par la valeur de la chose en quoy il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se raporte à nous ; Et qu’outre que le libre arbitre est de soy la chose la plus noble qui puisse estre en nous, dautant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu, et semble nous exemter de luy estre sujets, et que par consequent son bon usage est le plus grand de tous nos biens, il est aussi celuy qui est le plus proprement nostre, et qui nous importe le plus ; d’où il suit que ce n’est que de luy que nos plus grands contentemens peuvent proceder ; Aussi voit on, par exemple, que le repos d’Esprit, et la satisfaction interieure que sentent en eux mesmes ceux qui sçavent qu’ils ne manquent iamais à faire leur mieux, tant pour connoistre le bien, que pour l’acquerir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable, et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs. I’obmets encore icy beaucoup d’autres choses, pource que me representant le nombre des affaires qui se rencontrent en la conduitte d’un grand Royaume, et dont vostre Majesté prend elle mesme les soins, ie n’ose luy demander plus longue audience ; AT V, 86 Mais j’envoye à Monsieur Chanut quelques écrits, où i’ay mis mes sentimens plus au long touchant la mesme matiere, afin que s’il plaist à vostre Majesté de les voir, il m’oblige Clerselier I, 5 de les luy presenter, et que cela aide à témoigner avec combien de zele et de devotion ie suis,
MADAME,
De V. Majesté,
Le tres-humble et tres-obeïssant
serviteur, DESCARTES.
D’Egmond ce 20.
Novembre 1647.