AT IV, 183

A MONSIEUR CLERSELIER.

LETTRE CXVII.

MONSIEUR,
La raison qui me fait dire qu’un corps qui est sans mouvement ne sçauroit iamais estre mû par un autre AT IV, 184 plus petit que luy, de quelque vitesse que ce plus petit se puisse mouvoir, est, que c’est une loy de la nature, qu’il faut que le corps qui en meut un autre ait plus de force à le mouvoir, que l’autre n’en a pour resister ; mais ce plus ne peut dependre que de sa grandeur ; car celuy qui est sans mouvement a autant de degrez de resistance, que l’autre qui se meut en a de vitesse : Dont la raison est, que s’il est mû par un corps qui se meuve deux fois plus viste qu’un autre, il doit en recevoir deux fois autant de mouvement, mais il resiste deux fois davantage à ces deux fois autant de mouvement. Par exemple le corps B ne peut pousser le corps C qu’il ne le fasse mouvoir aussi viste qu’il se mouvera soy mesme apres l’avoir poussé. A sçavoir, si B est à C comme 5. à 4. de 9. degrez de mouvement qui seront Clerselier I, 531 en B. Il faut qu’il en transfere 4 à C pour le faire aller aussi viste que luy ; ce qui luy est aisé, car il a la force de transferer iusques à 4. et demy, (c’est à dire la moitié de tout ce qu’il a) plutost que de refléchir son mouvement de l’autre costé. Mais si B est à C comme 4. à 5. B ne peut mouvoir C, si de ses neuf degrez de mouvement il ne luy en transfere 5. qui est plus de la moitié de ce qu’il a, et par consequent à quoy le cors C re AT IV, 185 siste plus que B n’a de force pour agir : c’est pourquoy B se doit refléchir de l’autre costé, plutost que de mouvoir C. Et sans cela iamais aucun cors ne seroit refléchy par la rencontre d’un autre. Au reste, ie suis bien-aise de ce que la premiere et la principale difficulté que vous avez trouvée en mes principes est touchant les regles, suivant lesquelles se change le mouvement des cors qui se rencontrent ; car ie iuge de là que vous n’en avez point trouvé en ce qui les precede, et que vous n’en trouverez pas aussi beaucoup au reste, ny en ces regles non plus, lors que vous aurez pris garde qu’elles ne dépendent que d’un seul principe, qui est, Que lors que deux cors se rencontrent qui ont en eux des Modes incompatibles, il se doit veritablement faire quelque changement en ces modes pour les rendre compatibles, mais que ce changement est tousiours le moindre qui puisse estre, c’est à dire, que si certaine quantité de ces modes estant changée ils peuvent devenir compatibles, il ne s’en changera point une plus grande quantité. Et il faut considerer dans le mouvement deux divers modes, l’un est la motion seule ou la vitesse, et l’autre est la determination de cette motion vers certain costé, lesquels Clerselier I, 532 deux modes se changent aussi difficilement l’un que l’autre. AT IV, 186 Ainsi donc, pour entendre les quatre, cinq et sixiéme regles, ou le mouvement du cors B et le repos du corps C sont incompatibles, il faut prendre garde qu’ils peuvent devenir compatibles en deux façons, à sçavoir, si B change toute la determination de son mouvement, ou bien s’il change le repos du corps C, en lui transferant telle partie de son mouvement qu’il le puisse chasser devant soy, aussi viste qu’il ira luy-mesme. Et ie n’ay dit autre chose en ces trois regles, sinon que lors que C est plus grand que B, c’est la premiere de ces deux façons qui a lieu ; et quand il est plus petit, que c’est la seconde ; et enfin quand ils sont égaux, que ce changement se fait moitié par l’une et moitié par l’autre. Car lors que C est le plus grand, B ne peut le pousser devant soy, si ce n’est qu’il luy transfere plus de la moitié de sa vitesse, et ensemble plus de la moitié de sa determination à aller de la main droite vers la gauche, dautant que cette determination est jointe à sa vitesse ; au lieu que se refléchissant sans mouvoir le corps C, il change seulement toute sa détermination, ce qui est un moindre changement que celuy Clerselier I, 533 qui se feroit de plus de la moitié de cette mesme determination, et de plus de la moitié de la vitesse. Au contraire, si C est moindre que B, il doit estre poussé par luy ; car alors B luy donne moins que la moitié de sa vitesse, et moins que la moitié de la determination qui luy est iointe, ce qui fait moins que toute cette determination, laquelle il devroit changer s’il reflechissoit. Et cecy ne repugne point à l’experience ; car dans AT IV, 187 ces regles par un cors qui est sans mouvement, i’entens un cors qui n’est point en action pour separer sa superficie de celles des autres cors qui l’environnent, et par consequent qui fait partie d’un autre cors dur qui est plus grand : Car i’ay dit ailleurs, que lors que les superficies de deux cors se separent, tout ce qu’il y a de positif en la nature du mouvement, se trouve aussi bien en celuy qu’on dit vulgairement, ne se point mouvoir, qu’en celuy qu’on dit se mouvoir ; et i’ay expliqué par apres pourquoy un cors suspendu en l’air peut estre mû par la moindre force. Mais il faut pourtant icy que ie vous avouë que ces regles ne sont pas sans difficulté, et ie tascherois de les éclaircir davantage si i’en estois maintenant capable ; mais pource que i’ay l’esprit occupé par d’autres pensées, i’attendray s’il vous plaist à une autrefois à vous en mander plus au long mon opinion. Ie vous ay bien de l’obligation des victoires que vous gagnez pour moy aux occasions, et vostre solution de l’argument que Pagani habuerunt ideam plurium Deorum, etc. est tres vraye. Car encore que l’idée de Dieu soit tellement emprainte en l’Esprit humain, qu’il n’y ait personne qui n’ait en soy la faculté de le connoistre, cela n’empesche pas que plusieurs AT IV, 188 personnes n’ayent pû passer toute leur vie sans iamais se representer distinctement cette idée, et en effet ceux qui la pensent avoir de plusieurs dieux, ne l’ont point du tout ; car il implique contradiction d’en concevoir plusieurs souverainement parfaits, comme vous avez tres-bien remarqué, et quand les Anciens nommoient plusieurs dieux, ils n’entendoient pas plusieurs tout-puissans, mais seulement Clerselier I, 534 plusieurs fort puissans, au dessus desquels ils imaginoient un seul Iupiter comme souverain, et auquel seul par consequent ils appliquoient l’idée du vray Dieu, qui se presentoit confusément à eux. Ie suis, etc.