AT I, 371 AT I, 631

A MONSIEUR DE ZUITLICHEN.

LETTRE CII.

MONSIEUR,
Encore que ie me sois retiré assez loin hors du monde, la triste nouvelle de vostre affliction n’a pas laissé de parvenir iusques à moy. Si ie vous mesurois au pié des ames vulgaires, la tristesse que vous avez témoignée dés le commencement de la maladie de feu Madame de Z. me feroit craindre que son AT I, 632 decez ne vous fust du tout insupportable ; mais ne doutant point que vous ne vous gouverniez entierement selon la raison, ie me persuade qu’il vous est beaucoup plus aisé de vous consoler, et de reprendre vostre tranquillité d’esprit acoutumée, maintenant qu’il n’y a plus du tout de remede, que lors que vous aviez encore ocasion de craindre et d’esperer. Car il est certain AT I, 372 que l’esperance estant du tout ostée, le desir cesse, ou du moins se relasche et perd sa force, et quand on n’a que peu ou point de desir de ravoir ce qu’on a perdu, le regret n’en peut estre fort sensible. Il est Clerselier I, 485 vray que les Esprits foibles ne goustent point du tout cette raison, et que sans sçavoir eux-mesmes ce qu’ils s’imaginent, ils s’imaginent que tout ce qui a autrefois esté, peut encore estre, et que Dieu est comme obligé de faire pour l’amour d’eux tout ce qu’ils veulent : Mais une Ame forte et genereuse comme la vostre, sçachant la conditin de nostre nature, se soumet tousiours à la necessité de sa loy ; Et bien que ce ne soit pas sans quelque peine, i’estime si fort l’amitié, que ie croy que tout ce que l’on souffre à son occasion est agreable, en sorte que ceux mesme qui vont à la mort pour le bien des personnes qu’ils affectionnent, me semblent heureux iusques au dernier moment de leur vie. Et quoy que i’aprehendasse pour vostre santé, pendant que vous AT I, 633 perdiez le manger et le repos pour servir vous mesme vostre malade, i’eusse pensé commettre un sacrilege, si i’eusse tasché à vous divertir d’un office si pieux et si doux. Mais maintenant que vostre deüil ne luy pouvant plus estre utile, ne sçauroit aussi estre si iuste qu’auparavant, ny par consequent accompagné de cette joye et satisfaction interieure qui suit les actions vertueuses, et fait que les sages se trouvent heureux en toutes les rencontres de la fortune, si ie pensois que vostre raison ne le pust vaincre, i’yrois importunément vous trouver, et tascherois par tous moyens à vous divertir, à cause que ie ne sçache point d’autre remede pour un tel mal. Ie AT I, 373 ne mets pas icy en ligne de compte la perte que vous avez faite entant qu’elle vous regarde, et que vous estes privé d’une compagnie que vous cherissiez extrémement ; car il me semble que les maux qui nous touchent nous mesmes ne sont point comparables à ceux qui touchent nos amis, et qu’au lieu que c’est une vertu d’avoir pitié des moindres afflictions qu’ont les autres, c’est une espece de lascheté de s’affliger pour acune des disgraces que la fortune nous peut envoyer ; outre que vous avez tant de proches qui vous cherissent, que vous ne sçauriez pour cela rien trouver à dire en vostre famille ; et que quand vous n’auriez que Clerselier I, 486 Madame de V. pour sœur, ie croy qu’elle seule est suffisante pour vous delivrer de la solitude, et des soins d’un ménage, qu’un autre que vous pourroit craindre, apres avoir perdu sa compagnie. Ie vous supplie d’excuser la liberté que ie prens de mettre icy mes sentimens en AT I, 634 Philosophe, au mesme moment que ie viens de recevoir un paque des vôtre part, par Monsieur G. où ie ne comprens point le procedé du P. M. car il ne m’envoye encore aucun Privilege, et semble vouloir m’obliger, en faisant tout le contraire de ce dont ie le prie. Ie suis, etc.