A MONSIEUR *****
IUGEMENT DE MONSIEUR DESCARTES
DE QUELQUES LETTRES DE BALZAC.

LETTRE C. bis. Version de la precedente.

Quelque dessein que j’aye en lisant ces Lettres, soit que ie les lise pour les examiner, ou seulement pour me divertir, i’en retire tousiours beaucoup de satisfaction ; Et bien loin d’y trouver rien qui soit digne d’estre repris, parmy tant de belles choses que i’y voy, i’ay de la peine à iuger quelles sont celles qui meritent le plus de loüange. La pureté de l’elocution y regne par tout, comme fait la santé dans le corps, qui n’est iamais plus parfaite que lors qu’elle se fait le moins sentir. La grace et la politesse y reluisent comme la beauté dans une femme parfaitement Clerselier I, 467 belle, laquelle ne consiste pas dans l’éclat de quelque partie en particulier, mais dans un accord et un temperament si iuste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en doit avoir aucune qui l’emporte par dessus les autres, de peur que la proportion n’estant pas bien gardée dans le reste, le composé n’en soit moins parfait. Mais comme toutes les parties qui ont quelque advantage se reconnoissent facilement parmy les taches qu’on a coutume de remarquer dans les beautez communes, et mesme qu’il s’en trouve quelquefois parmy celles où nous remarquons des defauts, qui sont dignes de tant de loüanges, que par là nous pouvons iuger combien grand seroit le merite d’une beauté parfaite, s’il s’en rencontroit dans le monde ; De mesme, quand ie considere les écrits des autres, i’y trouve souvent à la verité plusieurs graces et ornemens dans le discours, mais qui ne sont point sans le mélange de quelque chose de vicieux ; Et parce que ces pieces toutes defectueuses qu’elles sont, ne laissent pas de meriter quelque approbation, ie connois par là tres-clairement l’estime que ie dois faire des Lettres de Monsieur de Balzac, où les graces se voyent dans toute leur pureté. Car s’il y en a de qui le discours flatte quelquefois l’oreille, parce que les termes en sont choisis, les mots bien arrangez, et le stile diffus ; là aussi le plus souvent la bassesse des pensées, répanduë dans un vaste discours, satisfait peu l’attention du lecteur, qui ne trouve ordinairement que des paroles qui ne renferment que tres peu de sens. Et si d’autres au contraire par des mots fort significatifs, accompagnés de la richesse et de la sublimité des pensées, sont capables de contenter les plus grands esprits ; souvent aussi un stile trop concis et obscur les lassent et les fatiguent. Que si quelques autres tenant le milieu entre ces deux extremitez, sans se soucier de la pompe et de l’abondance des paroles, se contentent de les faire servir selon leur vray usage à exprimer simplement leurs pensées, ils sont si rudes et si austeres que des oreilles un peu delicates ne les sçauroient souffrir. Enfin s’il y en a qui s’adonnent à Clerselier I, 468 des estudes plus faciles et plus enjoüées, ne s’occupent qu’à la recherche de quelques bons mots, et de quelques jeux de l’esprit ; ceux là pour l’ordinaire font consister mal à propos la politesse du discours, ou dans la feinte majesté de quelques termes abolis, ou dans l’usage frequent de quelques mots estrangers, ou dans la douceur de quelques façons de parler nouvelles, ou enfin dans des equivoques ridicules, des fictions poëtiques, des argumentations sophistiques, et des subtilitez pueriles : Mais pour dire la verité, toutes ces gentillesses, ou plutost ces vains amusemens d’esprit, ne sçauroient davantage satisfaire des personnes un peu graves, que les niaiseries d’un boufon, ou les souplesses d’un basteleur. Mais dans ces epistres, ny l’estenduë d’un discours tres eloquent, qui pouroit seul remplir suffisament l’esprit des lecteurs, ne dissipe et n’étouffe point la force des argumens, ny la grandeur et la dignité des sentences, qui pourroit aisement se soutenir par son propre poids, n’est point ravalée par l’indigence des paroles : mais au contraire on y voit des pensées tres ravalées, et qui sont hors de la portée du vulgaire, fort nettement exprimées par des termes qui sont tousiours dans la bouche des hommes, et que l’usage a corrigé. Et de cette heureuse alliance des choses avec le discours, il en resulte des graces si faciles et si naturelles, qu’elles ne sont pas moins differentes de ces beautez trompeuses et contrefaites, dont le peuple a coutume de se laisser charmer, que le teint et le coloris d’une belle et ieune fille est different du fard et du vermillon d’une vieille qui fait l’amour. Ce que i’ay dit iusques icy ne regarde que l’elocution, qui est presque tout ce qu’on a coutume de considerer dans ce genre d’écrire ; Mais ces Lettres contiennent quelque chose de plus relevé que ce qui s’écrit ordinairement à des amis ; Et dautant que les argumens dont elles traittent, souvent ne sont pas moindres que ceux de ces harangues que ces anciens orateurs declamoient autresfois devant le peuple, ie me trouve obligé de dire icy quelque chose de rare et excellent Clerselier I, 469 art de persuader, qui est le comble et la perfection de l’eloquence. Cet art, comme toutes les autres choses, a eu dans tous les temps ses vices aussi bien que ses vertus. Car dans les premiers siecles où les hommes n’estoient pas encore civilisez, où l’avarice et l’ambition n’avoient encore excité aucune dissension dans le monde, et où la langue sans aucune contrainte suivoit les affections et les sentimens d’un Esprit sincere et veritable ; il y a eu à la verité dans les grans hommes une certaine force d’eloquence, qui avoit quelque chose de divin, laquelle provenant de l’abondance du bon sens, et du zele de la verité, a retiré des bois les hommes à demy sauvages, leur a imposé des loix, leur a fait bastir des villes, et qui n’a pas eu plutost la puissance de persuader, qu’elle a eu celle de regner. Mais peu de temps apres, les disputes du barreau, et l’usage frequent des harangues, l’ont corrompuë chez les Grecs et chez les Romains, pour l’avoir trop exercée ; Car de la bouche des sages, elle est passée dans celle des hommes du commun, qui desesperans de se pouvoir rendre maistres de l’esprit de leurs auditeurs, en n’employant point d’autres armes que celles de la verité, ont eu recours aux sophismes et aux vaines subtilitez du discours ; Et bien qu’ils surprissent assez souvent l’esprit des personnes simples et peu prudentes, et que par ce moyen ils s’en rendissent les maistres, ils n’ont pas eu neantmoins plus de raison de disputer de la gloire de l’eloquence avec ces premiers orateurs, que des traistres en pouroient avoir de contester de la veritable generosité avec des soldats fideles et aguerris ; Et quoy qu’ils employassent quelquesfois leurs fausses raisons pour la deffense de la verité ; neantmoins parce qu’ils faisoient consister la principale gloire de leur art à deffendre de mauvaises causes, ie les trouve avoir esté en cela tres miserables, de n’avoir pû passer pour bons orateurs, sans praroistre de meschans hommes. Mais pour Monsieur de Balzac, il explique avec tant de force tout ce qu’il entreprend de traitter, et l’enrichit de si grands exemples, qu’il y a lieu de s’étonner Clerselier I, 470 que l’exacte observation de toutes les regles de l’art n’ait point affoibly la vehemence de son stile, ny retenu l’impetuosité de son naturel ; et que parmy l’ornement et l’elegance de nostre âge, il ait pû conserver la force et la majesté de l’eloquence des premiérs siecles. Car il n’abuse point, comme font la pluspart, de la simplicité de ses lecteurs ; et quoy que les raisons qu’il employe soient si plausibles, qu’elles gagnent facilement l’esprit du peuple, elles sont avec cela si solides et si veritables, que plus une personne a d’esprit, et plus infailliblement il en est convaincu, principalement lors qu’lqu’il n’a dessein de prouver aux autres, que ce qu’il s’est auparavant persuadé à luy-mesme. Car bien qu’il n’ignore pas qu’il est quelquefois permis d’apuyer de bonnes raisons les propositions les plus paradoxes, et d’éviter avec adresse les veritez un peu perilleuses, on apperçoit neantmoins dans ses écrits une certaine liberté genereuse, qui fait assez voir qu’il n’y a rien qui luy soit plus insuportable que de mentir. De là vient que si quelquefois son discours le porte à décrire les vices des grands, la crainte et la flaterie ne luy font rien dissimuler ; et si au contraire l’occasion se presente de parler de leurs vertus, il ne les couvre point par une malice affectée, et dit par tout la verité. Que si quelquefois il est obligé de parler de luy-mesme, il en parle avec la mesme liberté ; car ny la crainte du mépris ne l’empesche point de découvrir aux autres les foiblesses et les maladies de son corps, ny la malice de ses envieux ne luy fait point dissimuler les avantages de son esprit. Ce que ie sçay pouvoir estre d’abord interpreté par plusieurs en mauvaise part ; car les vices sont si ordinaires en ce siecle, et les vertus si rares, que deslors qu’un mesme effet peut dependre d’une bonne, ou d’une mauvaise cause, les hommes ne manquent iamais de le raporter à celle qui est mauvaise, et d’en iuger par ce qui arrive le plus souvent. Mais qui voudra prendre garde que Monsieur de Balzac declare librement dans ses écrits les vices et les vertus des autres, aussi bien que les Clerselier I, 471 siens, ne pourra iamais se persuader qu’il y ait dans un mesme homme des mœurs si differentes, que de découvrir tantost par une liberté malicieuse les fautes d’autruy, et tantost de publier leurs belles actions par une honteuse flaterie ; ou de parler de ses propres infirmitez par une bassesse d’esprit, et de descrire les avantages et les prerogatives de son ame par le desir d’une vaine gloire : Mais il croira bien plustost qu’il ne parle comme il fait de toutes ces choses que par l’amour qu’il porte à la verité, et par une generosité qui luy est naturelle. Et la posterité luy faisant justice, et voyant en luy des mœurs toutes conformes à celles de ces grands hommes de l’antiquité, admirera la candeur et l’ingenuité de cet esprit élevé au dessus du commun, quoy que les hommes jaloux maintenant de sa gloire ne veüillent pas reconnoistre une vertu si sublime. Car la depravation du genre humain est auiourd’huy si grande, que comme dans une troupe de ieunes gens débauchez on auroit honte de paroistre chaste et temperant, de mesme aussi la plus-part du monde se moque auiourd’huy d’une personne qui fait profession d’estre sincere et veritable ; Et l’on prend bien plus de plaisir à entendre de fausses accusations que de veritables loüanges, principalement quand les personnes de merite parlent un peu avantageusement d’eux-mesmes ; car c’est pour lors que la verité passe pour orgueil, et la dissimulation ou le mensonge pour moderation. Et c’est de là que tant de libelles diffamatoires qu’on a faits contre luy, ont pris le specieux pretexte et la matiere de toutes leurs accusations ; cette calomnie a authorisé toutes les autres, et leur a donné cours, pour injustes et ridicules qu’elles ayent esté, et a fait qu’elles ont toutes trouvé quelque creance dans l’esprit du vulgaire : Mais à dire le vray, ce qui est icy deplorable, c’est que sous ce mot de vulgaire, la plus-part de ceux là se trouvent compris, qui s’imaginent estre quelque chose, et qui s’estiment plus que les autres.