ESPRIT MOQUEUR
§ 1L’esprit moqueur est encore [•](#A) encore aujourd’hui, surtout dans les cours, le […] siècle qui se piquent d’avoir plus d’esprit que les autres.¶Le bon… à présent le ton de la plupart des jeunes personnes de notre siècle en hommes et en femmes [•](#B) femmes.¶Le bon air…, surtout là ou il y a beaucoup de jeunesse mal élevée.
§ 2Le bon air parmi eux [•](#A) eux n’est pas de se moquer des fautes et des défauts des hommes en général ; ce ne serait rien de piquant et de digne d’applaudissement des auditeurs ; mais pour mieux réussir il faut se moquer des personnes connues ; il leur faut souvent supposer des intentions qu’[elle]s n’ont point eues et des défauts plus grands que ceux qu’[elles] ont. Diminuer finement la réputation naissante d’un absent, c’est faire plaisir aux présents.¶Voilà…, c’est l’ironie, c’est de dire un bon mot piquant sur les absents.
§ 3 [•](#A) Voilà ce qu’on appelle avoir de l’esprit ; telle est la distinction où les enfants sans éducation aspirent entre leurs pareils, sans s’apercevoir qu’une pareille distinction, loin d’être aimable en elle-même, est au contraire très odieuse parce que l’esprit y est employé à un usage très injuste ; car n’est-il pas très injuste de faire contre un autre ce que vous seriez bien fâché qu’il fît contre vous ?¶On fait…On n’a point d’esprit si on ne le montre finement aux dépens de quelqu’un des absents.
§ 4 [•](#A) [Paragraphe absent.]On ne va pas hardiment jusqu’à la calomnie connue, mais en allant sans remords jusqu’à la médisance, on calomnie souvent sans croire faire autre chose que médire ou se moquer.
§ 5On [•](#A) On fait des épigrammes, on fait des chansons, des portraits ; on fait des titres de livres ; on se sert de l’ironie ; on dit des contre-vérités, et voilà à ce que croient ces esprits mal élevés, où consiste la sublimité de l’esprit, comme si cette sublimité pouvait être un usage odieux et injuste de l’esprit.¶Au lieu que l’honnête homme juste et bienfaisant, ou ne parle pas des absents, ou bien il a l’art de ne nous en montrer que les côtés agréables et estimables, les moqueurs, au contraire, tâchent d’exceller dans l’art de nous les montrer par des côtés désagréables et méprisables, et faute de bonne éducation, ils sont assez sots pour faire un choix ridicule entre ces deux arts si différents.¶Nous… ne blâme pas en présence, cela serait trop impoli, mais, pour faire tomber les présents dans une sotte confiance qui fasse rire, on les loue par ironie, et voilà, à ce qu’ils croient, l’esprit supérieur. Telle est la sublimité de l’esprit où l’on vise dans certaines sociétés de moqueurs et de moqueuses. On y a même inventé un mot nouveau à la louange d’un esprit moqueur. On dit de lui, c’est un bon persifleur1Le terme persiflage apparaît en 1734 et son dérivé, persifleur, commence à être en vogue au moment où écrit Saint-Pierre : voir Élisabeth Bourguinat, Le siècle du persiflage (1734-1789), Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 2-3..
§ 6Nous avons vu ce mauvais emploi de l’esprit recommencer au commencement de ce règne. On ne faisait cas de rien : on ne louait presque rien : on se moquait de tout le monde : conversations moqueuses, soupers moqueurs, ministres moqueurs, favoris moqueurs ; [•](#A) moqueurs ; on prenait des moqueries fines mais cruelles pour de bons mots. C’était de ce caractère d’esprit dont Pascal eût pu dire avec justesse : diseur de bons mots, mauvais caractère.¶C’est… c’était de cette tournure d’esprit dont on pouvait dire, diseur de bons mots, bon persifleur, mauvais caractère2« Diseur de bons mots, mauvais caractère » (Blaise Pascal, Pensées, Lafuma 670 [série XXV], Sellier 549) ; voir l’éclaircissement de la formule dans l’édition des Pensées de Dominique Descotes et Gilles Proust, en ligne..
§ 7C’est que ces diseurs de bons mots ne les disaient jamais qu’en mauvaise part et pour noircir quelqu’un, ou pour blâmer [•](#A) blâmer un bon projet, une entreprise utile, une personne estimée et estimable.¶Il… quelque beau projet, [•](#B) projet, une entreprise utile, une personne estimable de plusieurs côtés.¶Il… quelque entreprise utile, quelque personne estimable.
§ 8Il y a eu, de mon temps, deux cours de deux princes [•](#B) princes étrangers illustres…3Le qualificatif étrangers supprimé dans la dernière version du texte était sans doute une précaution pour ne pas paraître désigner la Cour de France. D’après les Annales politiques, publiées à titre posthume en 1757, la Cour de Philippe d’Orléans et l’influence de son précepteur Dubois sont ici visées : voir l’Introduction à La Rochefoucauld, § 3. illustres fort gâtées par cet esprit de moquerie. [•](#A) moquerie. On m’en a dit l’origine ; il y avait eu… J’en ai trouvé l’origine [•](#B) origine. Il y… : c’est qu’il y avait eu, dans ces cours, des précepteurs moqueurs qui ont fait des princes moqueurs, et ceux-ci des courtisans moqueurs. [•](#A) moqueurs.¶Si je dis… Ces princes sont morts fort éloignés du titre de princes humains et bienfaisants, qui est cependant le seul titre où un prince doit aspirer s’il veut acquérir une belle réputation : à bon entendeur salut.
§ 9Je dis que la moquerie est [•](#A) est un sot […] esprit, c’est que pour en juger il n’ y a qu’à en examiner les effets : le moqueur plaît, mais est-ce aux gens de bien, aux honnêtes gens bien élevés et n’excite-t-il pas, dans les personnes moquées le […] de lui ou de s’en venger ? Ne s’en fait-il pas […] ne s’en fait-il pas…, ce me semble, un sot emploi de son esprit. Voyez-en les effets : vous plaisez aux méchants tandis que vous vous moquez des autres ; mais n’excitez-vous pas, dans les moqués, le désir de se moquer de vous ? Ne vous en faites-vous pas haïr ? Ne vous en faites-vous pas des ennemis d’autant plus dangereux qu’ils ne sont pas déclarés ?
§ 10Or n’est-ce pas un sot emploi de son esprit que se faire le long du jour des ennemis et de s’attirer dans la suite des [•](#A) des moqueries très désagréables ou d’autres vengeances plus fâcheuses?¶Est-ce… railleries cruelles [•](#B) cruelles.¶Est-ce… et des affaires fâcheuses ?
§ 11Est-ce donc que les moqueurs n’ont point de défauts ? Est-ce qu’ils ne donnent pas beau4Donner beau : expression, empruntée à la langue des joueurs, signifiant « donner des coups faciles à jouer » (Furetière, 1690, art. « Beau »). aux autres [•](#A) autres ? L’habitude à se moquer, à peindre ses voisins en… moqueurs ? Est-ce que l’attention à se moquer, à railler, à peindre en ridicule n’est pas elle-même un grand défaut ?
§ 12N’est-ce pas un malheur que d’être craint par les plus honnêtes gens ? Qui est craint, est haï, et n’est-ce pas un grand malheur que d’être regardé de tout le monde comme haïssable [•](#A) haïssable et n’a-t-on pas raison… ?
§ 13 [•](#A) [Paragraphe absent.]Belle ambition ! Bel emploi de l’esprit de viser à se distinguer dans l’art de la moquerie, dans l’art de pouvoir faire un grand mal à quantité de personnes, même aux plus respectables et estimables !
§ 14Après cela, n’a-t-on pas raison de dire, moqueur mauvais caractère [•](#B) caractère, et même, sot caractère, car à… à estimer les effets naturels de la méchanceté et de la réputation de méchant ? N’est-ce pas le plus mauvais parti à prendre dans la vie et n’est-ce pas la plus grande sottise que [•](#A) que l’on puisse faire lorsqu’il est question de choisir entre deux partis en matière très importante de prendre gaiement le plus mauvais ?¶Plus le bon mot… de prendre en matière très importante le plus mauvais parti ?
§ 15 [•](#A) [Paragraphe placé après le § 26.]Qui l’aurait cru ? C’est un moqueur, donc c’est un sot. Ce n’est pas un homme sans esprit, ce que veut dire communément le terme de sot ; mais c’est un homme qui ne fait qu’un sot usage de son esprit, un homme qui prend, comme un sot, le plus mauvais parti en matière importante et qui le prend comme le meilleur.
§ 16 [•](#A) [Paragraphe placé après le § 26.] L’enfant qui a de l’esprit est tenté de […] moquant de ses camarades. Il croit gagner quelque […] mépriser un camarade qui lui dispute quelque avantage mais le bon précepteur lui fait bientôt remarquer le tort qu’il se fait par les suites de la moquerie et l’injustice qu’il commet dans le tort qu’il fait à son camarade puisqu’il serait bien fâché si ayant fait une faute que ce camarade la relevât par une semblable moquerie.¶Ne serait-ce pas une grande louange…Les enfants qui ont de l’esprit sont tentés de le montrer en se moquant ; c’est qu’il est naturel de croire que l’on gagne quelque chose à voir mépriser des pareils qu’on veut surpasser ; et ils y sont d’autant plus portés qu’ils y sont quelquefois portés par un esprit de vengeance.
§ 17 [•](#A) Ne serait-ce pas une grande […] sent point. Il se contente de montrer de l’esprit, à [sic] louer et à faire valoir ce qu’il y a de louable dans les autres. Il y a encore une considération très importante contre la moquerie : ne va-t-elle pas… [Voir la suite § 20.]C’est une grande louange pour un homme dont on peut dire : « Il remarque fort bien les fautes et les défauts des autres, mais il fait comme s’il n’en était point blessé ; il voit le mal, il ne le sent point ».
§ 18 [•](#A) [Paragraphe absent.] [•](#B) Il aime à […] autres esprits bien faits : grande louange !¶Plus…S’il aime au contraire à montrer son esprit en remarquant finement quelque chose de louable dans les autres, « c’est un esprit bien fait ; c’est un esprit bien né » : toutes des plus grandes louanges.
§ 19Plus le bon mot de la moquerie est finement exprimé, plus il est dangereux : c’est [•](#A) c’est que les autres méchants se plaisent à le répéter ; emploi honteux de l’esprit que de viser à exceller à faire aux autres les blessures les plus grandes et les plus durables.¶Le moqueur… [Voir variante, § 23.] qu’on aime à le répéter. Bel emploi de l’esprit que de faire des blessures plus dangereuses que les autres méchants ! Où est donc l’humanité ?
§ 20 [•](#A) [Paragraphe absent.]La moquerie ne va-t-elle pas directement contre la [•](#A) la justice, contre la première règle de la morale : Ne […] moquât de vous ?¶Ceux donc qui font le long de l’année des moqueries injustes, qui croient leur âme immortelle et que les injustices seront certainement punies en ce monde ou en l’autre n’ont-ils rien à craindre de leurs moqueries et comme ils savent d’ailleurs que le Paradis n’est destiné qu’aux bienfaisants, auront-ils des espérances bien fondées pour obtenir une récompense éternelle s’ils n’emploient désormais leur esprit à la bienfaisance.¶Je connais… [Voir § 27.] première règle d’une société désirable : Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous ? Car voudriez-vous qu’on se moquât de vous et même sans fondement ? Est-ce donc un emploi de l’esprit digne de louange que de l’employer à faire une grande injustice ? Car voudriez-vous qu’un homme d’esprit [•](#B) esprit cherchât… par malice cherchât les moyens et réussit à vous rendre ridicule ? Mais, dira-t-on, n’est-ce pas bien fait de punir la présomption et de ridiculiser le ridicule ?
§ 21 [•](#A) [Paragraphe absent.]Laissez aux méchants la fonction de punisseur ; qui est-ce des écoliers bien nés qui voudrait faire la fonction de correcteur du collège ? La bonté n’envie point un pareil emploi, laissez-le à la malignité. Il y aura toujours assez de sots dans le monde qui, par méchanceté, en prenant cet emploi, voudront bien se charger du mépris et de la haine des honnêtes gens.
§ 22 [•](#A) [Paragraphe absent.]Le bienfaisant ne fait pas de mal au moqueur : il se contente de le mépriser plus qu’il ne méprise le sot. Car un esprit mal tourné, un mauvais esprit est plus méprisable que celui qui n’a point d’esprit. Et ne vaut-il pas mieux n’être bon à rien que de n’être bon qu’à faire du mal et beaucoup de mal à ses pareils ?
§ 23 [•](#A) Le moqueur n’a pas assez d’esprit pour voir et pour sentir qu’il…Celui qui médit [•](#B) médit n’a pas assez d’esprit pour voir et pour sentir qu’il […] esprit¶Ne vaut-il pas mieux n’être point distingué par l’esprit que n’en avoir que de propre à faire du mal et beaucoup de mal a ses pareils ?¶Quel… ne voit pas qu’il ne médit point des autres avec esprit sans dire du mal de lui-même et sans faire remarquer le mauvais emploi de son esprit.
§ 24 [•](#A) [Paragraphe absent.]Quel agrément dans la vie pour le bienfaisant de sentir la joie de ceux chez qui il entre : c’est qu’ils savent qu’il ne remarquera dans leur caractère, pour en parler, que ce qu’il y a de louable.
§ 25Il est bien difficile au jeune homme d’esprit [•](#B) esprit, à moins […] heure de la […] discrets, qu’il… de ne pas tomber dans ce défaut, à moins que d’être averti de bonne heure, dès le collège, de la sottise du ton moqueur, ou à moins que d’être très bien né ou d’être lié avec des gens sages et discrets ; il est difficile qu’il ne se gâte parmi la jeunesse moqueuse qui n’a nul soupçon de l’injustice et de la sottise [•](#B) sottise de la… qui accompagne la moquerie.
§ 26Il y a bien des personnes qui, par légèreté et sans y penser, se moquent des absents et les condamnent sans les entendre, et qui, sans être d’un caractère moqueur, tombent quelquefois dans la moquerie ; c’est faute de se souvenir de la règle : ne dites jamais en absence ce que vous ne voudriez pas dire en présence [•](#B) présence.¶Un jeune prince entendant…, c’est faute de se souvenir de la première règle d’équité.
§ 27Je connais un jeune prince qui, entendant un jour une moquerie spirituelle que l’on faisait devant lui, la reçut froidement et marqua ainsi poliment au moqueur que la moquerie lui déplaisait. Une autre fois [•](#A) fois ce même moqueur en dit une autre. « Je vois de l’esprit, lui dit le prince, à ce que vous dites. Mais […] prince. Mettre ainsi d’un côté […] poliment celui qui […] malhabilement son esprit pour lui-même et d’une manière si désagréable pour les autres, c’est à mon avis montrer en même temps beaucoup de politesse pour l’un et beaucoup de bonté pour l’autre.¶[Addition autographe :] M. le maréchal de Coigny qui lisait cet écrit me dit hier que le roi avait coutume aussi de marquer par son sérieux que les moqueries que l’on faisait en sa présence lui déplaisaient fort, excellent fruit d’une excellente éducation. [Fin du texte A.], il dit à un autre moqueur : « Je vois de l’esprit à ce que vous dites, mais je vois en même temps que vous pourriez faire encore un meilleur usage de votre esprit ». Voilà une sorte d’humanité digne d’un grand prince : mettre d’un côté les absents sous sa protection, et de l’autre corriger poliment ceux qui emploient malhabilement leur esprit pour eux-mêmes, et cruellement pour les autres. [•](#B) autres.¶J’ai mis ces réflexions contre l’esprit moqueur au nombre des défauts importants dont il est plus à propos de bien corriger les enfants dans leur éducation. C’est que faute d’attention à ces premières corrections par la règle de la justice, nous en éprouvons tous les jours les grands inconvénients qui en naissent dans le commerce, particulièrement entre les personnes soit de la Cour, soit de la Ville. Le jeune homme aime mieux montrer de l’esprit en mauvais usage que de n’en point montrer du tout. Il ne sait pas qu’il y a à perdre pour lui ; l’imprudence est de son âge. Voilà pourquoi il doit être averti de bonne heure au collège des mauvais effets de l’esprit moqueur. On attribue ce bon mot au roi ; c’est M. le maréchal de…5Il s’agit du maréchal François de Franquetot, comte puis duc de Coigny (1670-1759), d’après le manuscrit de 1739, gentilhomme appartenant, comme l’abbé, à la noblesse bas-normande, et que celui-ci fréquentait entre 1730 et 1743 : voir Louise Dupin, Le portefeuille de madame Dupin, Gaston Villeneuve-Guibert (éd.), Paris, Calmann-Lévy, 1884, p. 166, 168, 185, 206, 217… Le roi pourrait être Louis XIV s’adressant à Sévigné : voir Charles Edouard de Crespy-Le-Prince, Chroniques sur les cours de France, Paris, G. Roux et Cassanet, 1843, t. II, p. 164. qui me l’a assuré.
§ 28FIN.