Séance du 11 mars 1788


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Séance du 11 mars 1788,
N° 2 Rue de Grammont.
M. Clavière, président.

M. de Warville a lu le post scriptum qui suit, et qui a été ajouté à la
lettre écrite à M. de la Fayette.

Depuis que cette lettre a été résolue par le Comité, il en a reçu
une du Comité de Londres, signée par M. Granville Sharp, en dattedate du 26.
février dernier
. Ce dernier Comité dit avoir appris par quelqu’un digne de foi
que vous êtes très disposé à favoriser cette institution relative à la traite des
Nègres ; il ajoute qu’il vous a admis au rang de ses membres honoraires. Il
nous exhorte à vous voir afin de réunir nos efforts pour faire réussir
cette entreprise. Le Comité de Paris est charmé d’avoir prévenu à cet
égard, les vues de celui de Londres, et il ne doute point, d’après cette
assurance de votre empressement à vous joindre à la Société qui se forme
à Paris, et à lui procurer d’autres membres qui, en consolidaent de plus
en plus ses fondemensfondements. Il recevra avec la plus grande reconnaissance
tous les services que vous voudrez bien lui rendre. Le Comité de Londres
marque encore qu’il lui envoyeenvoie pour vous une collection de livres anglais
ayant trait à l’esclavage. Elle vous sera rendue aussitôt que la
boëteboîte sera parvenue à Paris.

Ce post scriptum a été approuvé.

M. de Warville a lu ensuite le modèle de la réponse à faire à M.
Granville Sharp.

Après avoir recueilli les opinions prises en deux tours, il a été arrêté que
cette réponse serait suspendue, jusqu’après l’entrevue qui doit avoir lieu
entre M.
de la Fayette, et MM. Clavière et Brissot de Warville.

M. de Warville a fait la motion que partie de la lettre écrite au
Comité par M.
Granville Sharp, fut insérée dans l’Analyse des papiers
anglais
, afin de faire voir au public qu’il existait une correspondance
entre les deux Sociétés. Cette motion a été rejettéerejetée comme prématurée, la
Société ne devant faire connaître son existence d’une manière éclatante
que lorsqu’elle sera plus consolidée.

M. de Warville a lu ensuite le rapport suivant :

Le Comité auquel a été renvoyé l’examen de l’arrangement à prendre
pour la traduction, l’impression et publication de la collection des ouvrages
anglais publiés sur la traite de l’esclavage des Nègres, qest d’avis que
rien ne peut être plus avantageux à la Société que d’accepter l’offre faite
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par M. le comte de Mirabeau, savoir que la collection sera imprimée
aux frais du libraire Lejai, et publié dans la manière indiquée par
l’avertissement dont il va être question ; que ce libraire, payera
entre les mains de la personne désignée par le Comité, 36 livreslb. par feuille
de traduction, pour être par lui payée ou aux traducteurs, ou s’ils
sacrifient leurs honoraires, au bien général de cette association : que
l’on doit commencer le recueil par la publication des ouvrages de Mrs
Bénézet et Clarkson, en y faisant les additions et retranchemensretranchements
nécessaires d’après l’avis de Mrs Carra et de Bourge.

Avertissement. La nécessité d’éclairer les esprits sur l’importante
question de l’abolition de la traite et de l’esclavage des Nègres, nous fait
croire que nous rendrions un vrai service au public, en lui offrant le
recueil de tout ce qui a paru, et de tout ce qui paraîtra en Angleterre
sur cette matière. Nous avons d’abord présumé pouvoir en insérer la
majeure partie dans ce journal ; mais, accablés par l’abondance, nous
nous bornerons à publier les lettres, les faits, les détails des discussions
parlementaires, réservant tout le reste pour un appendix ou supplément à
ce journal, qui sera principallementprincipalement consacré au développement de
cette intéressante question. Ce recueil composera plusieurs volumes ;
il nous est impossible d’en fixer le nombre maintenant. Mais, nous
mettons sous presse les deux premiers qui renferment l’ouvrage curieux de
Bénézet, et le traité de M. Clarkson, qui a remporté le prix de
l’université de Cambridge.

Chaque volume de ce supplément à nos numéros sera de 25 feuilles
in 8°. Nous en publierons chaque quinzaine un cahier d’à peu près six
feuilles, en sorte que le volume sera complet au bout de deux mois, et qu’à
la fin de l’année, il y aura six volumes.

Le prix de chaque cahier sera de 15 souss, ce qui porte le prix du
volume, (franc de port), pour chacun des souscripteurs de notre journal

à 3 livreslb."
ou pour les six volumes de l’année, à 18 livres"
Le prix du volume sera, pour les personnes qui ne
souscriront pas à l’Analyse des papiers anglais, et qui ne
voudront acquérir que le supplément, de


livres"

Le Jay fils, libraire, rue de l’Echelle SaintSt Honoré recevra les soumissions
et souscriptions, et toutes les lettres qui seront adressées relativement à cette
entreprise.

Détails historiques de M. Bénézet, sur la Guinée, et sur le
commerce des esclaves,etc.&a
1
Les détails historiques de M. Bénézet sur la Guinée, relativement à la
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traite des Nègres, m’ont paru d’autant plus intéressansintéressants qu’ils démontrent
d’une manière positive, que l’esclavage de ces êtres infortunés, n’est point l’effet
d’une nature aride et marâtre dans leurs contrées, ni du caractère féroce
des habitanshabitants ; mais, celui d’un vertige accidentel, et d’une corruption
étrangère, introduite chez eux par l’avarice et la cupidité des Européens.
Ce sont ces derniers qui, profitant de l’innocence et de la bonne foi des
peuplades affriquainesafricaines, établies à différentes profondeurs dans les terres sur
une côte de treize censcents lieues de longueur, ont porté chez elles avec le goût des
liqueurs spiritueuses et des armes à feu, le flambeau de la discorde et de la
guerre. C’est la soif de l’or qui, après avoir poussé les nations les plus
policées de notre continent à dépeupler l’Amérique, pour en rester seuls
les maîtres, dépeuple sans cesse l’AffriqueAfrique, non pour repeupler le nouveau
monde mais pour exploiter les trésors qu’il renferme. Le tableau des
iniquités et des cruautés dont la pluspartplupart des marchands d’esclaves et des
planteurs américains se sont rendus coupables dans tous les temstemps envers les
Nègres, ne peut qu’exciter vivement la compassion et l’indignation des
hommes sensibles et éclairés ; surtout quand on leur présente d’un
autre côté le caractère timide et simple des victimes exposées au sort
déplorable d’une éternelle captivité sous un ciel étranger. C’est par un
tel contraste que M. Bénézet plaide la cause de l’humanité violée si
autentiquementauthentiquement, et si cruellement en la personne des esclaves Nègres.

Les extraits qui suivent ces détails établissent sous differensdifférents rapports
le droit naturel de la liberté pour tous les hommes, et, par conséquent,
pour les Nègres, qui sont hommes comme nous. Georges Wallace et l’évêque
de Glocester
, dont on cite les opinions dans ces extraits, s’expriment sur
le même objet avec une grande chaleur. Ainsi, la traduction de l’ouvrage
de M. Bénézet et des extraits qui suivent, me paraissent d’une grande
importance, non seulement pour attirer l’attention du public sur nos travaux
mais pour la fixer et nous encourager à continuer par de nouveaux
développemensdéveloppements du même genre.

L’ouvrage de Clarkson2 traite de l’histoire de l’esclavage, du
commerce des esclaves en AffriqueAfrique, et de l’esclavage des Nègres, dans les
colonies européennes.
La première partie n’a point le coloris sombre qui convient à l’histoire
de l’erreur et de l’oppression.
La seconde ne renferme pas, à beaucoup près, assez de détails sur
l’AffriqueAfrique. Si le livre de M. Bénézet ne remplit pas d’avance cette
lacune, il faudra y suppléer par un certain nombre de renseignemensrenseignements tirés
de Sparrmann3 et des voyageurs qui l’ont précédé.
La troisième ne manque ni de clarté ni d’exactitude, quant aux
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faits. On y trouve la place toute marquée de plusieurs mouvemensmouvements
d’éloquence qui n’y sont qu’en germe, comme par exemple, l’apostrophe
au Grand Alfred, morceau qui peut devenir très oratoire.

Le chapitre où l’auteur prouve que les Nègres ne sont pas inférieurs
aux blancs dans l’échelle des êtres, contient une dissertation de 20 pages
dans laquelle il prouve que les affricainsafricains ne descendent ni de Caïn
ni de ChaM. Dans son dernier chapitre il enchérit sur tous ceux
qui ont écrit avant lui sur l’importance des opinions religieuses.
Il attribue les tremblemenstremblements de terre qui désolent les Antilles depuis
16924, jusqu’à ce jour, à la colère de Dieu, provoquée par la servitude
des nègres.

Voici la traduction littérale de la récapitulation qui termine
l’ouvrage.
Si la liberté n’est qu’un droit accidentel ; si les hommes ne sont
pas d’une nature supérieure aux brutes ; si chaque devoir social est un
malheur ; si la cruauté est digne d’une haute estime ; si le meurtre
doit être honoré ; si le christianisme n’est qu’un mensonge, il est
évident qu’on peut se livrer au commerce des esclaves sans remords et
sans crime. Mais, si le contraire est vrai, comme la raison le démontre ;
il faut regarder la servitude comme la plus impie de toutes les coutumes,
puisqu’elle heurte la raison, la justice, la nature, les principes des
lois et du gouvernement, enfin, la religion naturelle et la révélation
.

Ce mélange de faux et de vrai, ces apperçusaperçus si vagues n’ont
point découragé le traducteur. Il a rempli sa tâche avec une extrême
fidélité, si l’ouvrage se distribuait gratuitement aux frais de la
société, en le laissant tel qu’il est, peut-être serait-il à la portée
d’un plus grand nombre de lecteurs ; mais, pour le vendre, il faut
en retrancher au moins la moitié.

Le Comité a arrêté que ces deux rapports seraient enregistrés,
a accédé à la résolution et a résolu que le Comité particulier des
traductions et publication serait invité à continuer son travail.

M. de Warville a lu ensuite copie de la lettre qui lui a été
adressée par M. Jefferson, ambassadeur des États-Unis en France,
laquelle lettre contient ce qui suit :

Paris, 11 février 1788,

Monsieur, je suis très sensible à l’honneur que vous me faites en me
proposant de devenir membre de la société pour l’abolition de la traite
des Noirs. Vous savez que personne ne désire plus ardemment que moi de
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voir l’abolition non seulement de ce trafic, mais de l’esclavage, et
certainement personne ne sera plus disposé à faire tous les sacrifices possibles
pour cet objet. Mais, l’influence et les lumières que donne la Société des
amis par cette institution en France, sont bien au-dessus du besoin de mon
association. Je suis ici comme serviteur public, et ceux que je sers n’ayant
jamais eu le droitpouvoir de donner leur voix contre l’esclavage, c’est un devoir
pour moi d’éviter de montrer trop publiquement mon désir de le voir aboli.
Sans servir la cause ici, cette démonstration me rendrait peut être moins
capable de la servir au-delà de l’océan. J’espère que vous approuverez
la prudence de ces motifs qui dirigent ma conduite, et que vous êtes
convaincu de mes souhaits pour le succès de cette entreprise, et des sentimenssentiments
d’estime, etc.&.a Signé Jefferson.

Sur la motion faite par M. de Warville que quoi que cette lettre lui ait
été adressée personnellement, elle serait portée sur le registre de la Société,
afin qu’elle puisse être un témoignage toujours subsistant de l’approbation
donnée à notre Société par l’ambassadeur de la Confédération
républicaine des États où le commerce des Nègres a été pour la première
fois aboli, afin encore qu’elle puisse être un monument qui atteste les
motifs raisonnables qui ont empêché le respectable M. Jefferson d’être
de ce Comité, arrêté que cette lettre sera transcrite sur le registre
et qu’il sera envoyé une lettre de remerciement au nom du Comité à M.
Jefferson.

M. de Warville a dit ensuite :

Messieurs
Il serait contre tous les principes de continuer nos assemblées, si nous ne
nous occupions pas, enfin, de l’organisation de notre Comité, et de la Société
générale ; nous ne pouvons ouvrir publiquement de souscription, sans
avoir arrêté ce travail essentiel.
Pour fixer avec précision et sagesse, les éléments de la constitution de
notre Société, pour tirer la ligne de démarcation qui doit séparer les droits
et les devoirs de la Société et du Comité, il faut ne jamais perdre de vue
l’objet de cette institution.

Cet objet consiste à concourir avec la Société de Londres à l’abolition
de la traite et de l’esclavage des Nègres.

On ne peut effectuer cette grande réforme, sans s’être procuré les lumières
nécessaires pour la rendre tout à la fois utile aux Nègres, aux planteurs, aux
métropoles. Ces lumières ne peuvent être que le produit des recherches vastes
et continuelles. Une société nombreuse n’est pas susceptible de ce travail. Il ne
peut être confié qu’à un Comité peu nombreux, et dont les membres joignent, à
des connaissances étendues et variées, un zèle infatigable et des talenstalents utiles.
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Ce serait, ce me semble, très bien définir ce comité que de l’appellerappeler un
Comité de Lumières.

De la nécessité de ne composer ce Comité que d’un petit nombre
d’hommes actifs et éclairés, résulte la nécessité de ne pas admettre dans
son sein indifféremment tous les souscripteurs qui se présenteront.
En les refusant cependant, il faut que le refus soit le voeu d’une loi
et non le voeu de tels ou tels individus. Car, l’amour propre, dans ce
dernier cas, serait humilié, et si l’on veut attirer beaucoup de souscripteurs,
pour réussir, il faut éviter d’humilier.

La Société générale devra être composée de tous ceux qui
souscrivent pour l’exécution de ce projet. Il ne faudra pas, pour y être
admis, de balotteballotte, ni de scrutin, parce qu’il n’en faut point pour faire
une bonne oeuvre. L’aumône est bonne, de quelque main qu’elle sorte.
Ainsi, autant il faudra être rigoureux pour former le Comité, autant
il faudra l’être peu pour être reçu dans la Société.

L’inutilité de trier les souscripteurs doit être un motif pour
déterminer la Sociétéà ne pas donner à la Société générale, une
influence trop grande sur l’élection et la rénovation du Comité. Il y
aurait trop de danger, il y aurait trop à craindre de l’ignorance ou de la
séduction de ceux qui voudraient travestir l’objet de cette Société.

Je me bornerai à ce peu d’observations qui doivent mettre en garde
sur les principes constitutifs à adopter pour notre Société ; mon but, quant à
présent, n’est que de proposer les arrêtés suivants, qui doivent conduire à
l’organisation de notre Société.

Arrêté qu’il sera nommé un Comité pour dresser le plan de la
Société et du Comité général ; que ce plan, après avoir été discuté,
article par article, par les commissaires, sera présenté au Comité
général, pour y être fait des observations par écrit, discuté et approuvé.

Arrêté que ce comité sera composé de Messieurs5

Arrêté que chacun des membres du Comité général pourra d’avance
prendre communication du plan, et y fournir ses observations.
Arrêté que Messieurs les commissaires sont invités de s’en occuper
promptement

Délibérant sur la proposition de ces arrêtés, M. Clavière a
proposé qu’au lieu de nommer un Comité particulier pour ces
règlemensrèglements à faire, M. Brissot de Warville fut chargé d’en dresser un,
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dont il enverrait copie, à mi-marge, à tous les membres, lesquels seraient
tenus de la lui renvoyer avec leurs observations, et après cette opération,
M. de Warville en dresserait un, conforme aux idées les plus générales,
lequel serait présenté à ce Comité pour y être discuté article par
article.
Cette proposition a été unanimement acceptée.

M. de Warville a proposé ensuite les arrêtés suivants, qui ont passé
unanimement.

Arrêté que M. Brissot de Warville est autorisé à faire faire un
cachet, en cuivre, de la grandeur d’un écu de trois livres, semblable à celui
de la Société de Londres, représentant un esclave enchaîné demandant la
liberté, avec ces mots autour : Je suis ton frère. Au bas de la dattedate du 19.
février 1788.

Arrêté que le coût en sera payé des fonds de la Société.

Arrêté que pour que l’imitation soit plus exacte, le comité de Londres
sera invité à nous envoyer une empreinte de son cachet.

M. Brack a dit que quelques formalités de justice empêchaient que
l’on ne pût conclure le marché pour le loyer de l’appartement qu’il avait été
autorisé à louer pour le Comité, qu’il passerait le bail aussitôt que
ces formalités seraient terminées.

Ajourné à mardi prochain.

Brissot de Warville É. Clavière

1. Anthony Bénézet, Some historical account of Guinea, its situation, produce, and the general disposition of its inhabitants : with an inquiry into the rise and progress of the slave trade, its nature, and lamentable effects, Philadelphia, 1771. A fait l’objet d’une réédition à Londres en 1788.
2. Thomas Clarkson, An essay on the slavery and commerce of the human species, particularly the African, Londres, 1786.
3. Anders Sparrman, Voyage au Cap de Bonne-Espérance et autour du monde avec le capitaine Cook, et principalement dans le pays des Hottentots et des Caffres, Paris, Buisson, 1787, 2 vol. [tome 1], [tome 2].
4. Référence au tremblement de terre du 7 juin 1692 qui détruisit la colonie anglaise de Port-Royal à la Jamaïque.
5. Les lignes suivantes ont été laissées en blanc.