La société des Amis des Noirs

La Société pour l’abolition de la traite des Nègres (elle n’utilisera le nom d’Amis des Noirs que quelques mois plus tard) est créée en février 1788, à l’initiative de l’avocat Jacques-Pierre Brissot de Warville (1754-1793) et de l’homme d’affaires Étienne Clavière (1735-1793). Cette création se situe à la confluence de plusieurs courants intellectuels et sociétaux qui irriguent la seconde moitié du XVIIIe siècle.

La prise de conscience morale du caractère criminel de la traite et de l’esclavage est bien antérieure à la fin du XVIIIe siècle. Sans remonter à Bartholomé de Las Casas, elle nourrit une partie des réflexions religieuses, littéraires et philosophiques de la fin du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle, de Montesquieu aux encyclopédistes et de Saint-Lambert à l’abbé Raynal pour s’en tenir au seul espace français. De nombreux débats et publications ont ainsi fait entrer l’affirmation de l’unité de l’espèce humaine, au-delà des différences de couleur, de taille ou de religion, dans la culture d’une partie croissante de l’opinion publique. Les partisans et les acteurs mêmes de l’esclavage durent progressivement abandonner les justifications traditionnelles, fondées sur l’existence d’une hiérarchie des « races » qui ferait des uns des maîtres prédestinés, et des autres des esclaves par nature, pour concentrer leur argumentation sur la seule nécessité économique. De ce fait, la question déborde, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, son cadre purement moral ou philosophique pour intéresser d’autres secteurs de la société, au premier rang celui des administrateurs et des physiocrates. Cette évolution s’observe également en Angleterre, et dans d’autres pays mais de manière moins sensible du fait de leur moindre implication dans la traite.

Par ailleurs, dans l’ensemble de l’Europe occidentale, de nouvelles formes de sociabilité étendent le réseau des académies et des salons établis dans la première moitié du siècle. Plus ouvertes sur le monde, leurs objets vont de l’économie politique à la philanthropie civique, et leur recrutement dépasse l’entre-soi des formes traditionnelles d’association. Le développement de la franc-maçonnerie participe également de cette dynamique. Cette évolution, particulièrement sensible en Angleterre, culmine en France dans la multiplication des sociétés et clubs politiques à la veille ou au début de la Révolution. Les affiliations, parfois communes et souvent croisées, de membres de la Société des amis des Noirs, à la Société philanthropique de Paris, à la Société de l’harmonie universelle (fondée par Mesmer), à la Société de 1789, au Club de Valois ou encore aux différentes loges du Grand Orient, témoignent de ce mouvement.

Il faut enfin tenir compte du fait que la décennie 1780 voit arriver, sinon aux affaires du moins à l’âge adulte, une génération née pendant la guerre de Sept Ans – conflit mondial qui occasionna pour la France la perte de la quasi-totalité de ses colonies hors îles à sucre – et dont la jeunesse est marquée par les épisodes de la guerre d’Indépendance américaine auxquels certains participent personnellement. De là, pour ces jeunes gens qui partagent souvent une culture livresque commune, un intérêt, voire une fascination pour les jeunes États-Unis d’Amérique, mais aussi, paradoxalement, pour l’Angleterre.

Anglophilie, américanophilie, sociabilité intellectuelle, philanthropie et intérêt pour l’économie sont donc à la base de la constitution de la Société des Amis des Noirs, directement inspirée de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade fondée à Londres en 1787. Mais là où le modèle anglais, très imprégné par l’esprit quaker, avait pour but immédiat de peser sur les débats politiques de la Chambre des Communes, la nouvelle Société française, à ses débuts du moins, nourrit davantage une ambition de réflexion et d’éducation. De là, peut-être, les ambiguïtés de sa position et les tensions perceptibles entre plusieurs courants de pensées, entre plusieurs modes d’action. Le poids de la Société des Amis des Noirs sur les débats des États généraux puis des différentes assemblées qui leur succèdent apparaît ainsi assez limité, et lié essentiellement à la personnalité de deux ou trois membres de la Société. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1794, alors que la Société, dont les rangs ont été décimée par les excès de la Terreur, n’existe plus vraiment depuis au moins trois ans, que la Convention décrète l’abolition de l’esclavage (mais non de la traite…).

Mais il est permis de voir dans cette réalisation posthume des buts de la Société le résultat de sa véritable influence : par son existence même, par la publication de textes, adresses, réponses et articles, elle a participé à une imprégnation des esprits qui a non seulement permis la première abolition (décret du 16 pluviôse an II [4 février 1794]), mais qui a également assuré, à travers ses successeurs – de la seconde Société des amis des Noirs (1796-1799) à la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1834-1848) –, impliquant parfois d’anciens membres ou leurs héritiers, la continuité du combat jusqu’à l’abolition définitive (décret du 27 avril 1848).

Source

Le registre des délibérations de la Société des Amis des Noirs rend compte des réunions tenues avec plus ou moins de régularité selon les périodes. C’est l’une des rares pièces subsistantes d’un ensemble d’archives sans doute beaucoup plus important – le registre lui-même cite une bibliothèque, de la correspondance, des comptes, etc. – qui a été dispersé depuis le début du XIXe siècle, empêchant ainsi l’historien d’appréhender avec précision la place de la Société dans les débats sur les colonies, la traite et l’esclavage. Le fait que la plupart des réunions soient celles du comité directeur (52 séances sur 81, les 29 séances restantes concernant 26 assemblées générales et 3 réunions de sous-comités), au nombre de membres statutairement limité, restreint à l’évidence l’apport prosopographique de la source.

Le registre, sans doute conservé par celui qui avait été à l’initiative de la fondation de la Société, Jacques-Pierre Brissot, a suivi le destin de ses papiers. Passés à son fils en 1793, ils sont achetés en 1829 par François de Montrol qui les utilise pour éditer les Mémoires de Brissot et les communique à un certain nombre de personnes (Sainte-Beuve, qui les signale dans son introduction à la correspondance de Bancal des Issarts et de Madame Roland, ou Eliza O’Connor qui les utilise pour préparer l’édition des œuvres de son père, Condorcet). Ils restent ensuite en mains privées jusqu’à leur redécouverte en 1973 par Gérard Maintenant. Une partie est acquise en 1982 par les Archives nationales, le reste par des collectionneurs privés, dont Marcel Chatillon qui enrichit ainsi sa collection d’Antillana de précieux documents, dont le registre de la Société des Amis des Noirs. En 2002 le docteur Chatillon légue sa « bibliothèque antillaise » à la Bibliothèque Mazarine, tandis que les œuvres d’art et documents figurés les plus importants de sa collection sont destinés au Musée d’Aquitaine, et les documents archivistiques aux Archives départementales de la Gironde. Dans ce partage, le Registre et un ensemble de documents concernant la Société des Amis des Noirs suivent les manuscrits et rejoignent la Mazarine, tandis que d’autres documents acquis à la vente Brissot prennent le chemin de Bordeaux…

Les 174 pages écrites du registre couvrent la période du 19 février 1788 au 11 juin 1790. Il s’interrompt alors brutalement – bien que l’on sache que les activités de la Société ont continué au moins jusqu’à l’automne 1791.

Édition

Une première édition du registre a été donnée en 1998 par Marcel Dorigny et Bernard Gainot aux presses de l’UNESCO dans la collection Mémoire des peuples. Elle fut réalisée d’après un microfilm, le docteur Chatillon n’ayant pas consenti à mettre le manuscrit en sa possession à la disposition des éditeurs.

La présente édition se base sur le manuscrit original. À partir d’un travail de saisie et de balisage effectué dans le cadre d’un master de l’École nationale des chartes par Sophie Bastard sous la direction de Florence Clavaud, le texte a été colligé et l’encodage entièrement revu dans le cadre d’un partenariat entre la Bibliothèque Mazarine et le pôle Document numérique de l’Université de Caen.

L’ambition de cette édition est de mettre à disposition un texte fondamental pour l’histoire de l’esclavage et des mouvements abolitionnistes, de le rendre facilement accessible à tous, chercheurs comme simples curieux, et de permettre sa réutilisation par les enseignants et les étudiants. C’est pourquoi les options de lecture proposées par le menu en haut à droite de l’écran offrent, au choix, la possibilité d’accéder à une version modernisée du texte ou de préférer le respect strict de l’orthographe et de l’apparence originale (seule la ponctuation a alors été modernisée). On propose une navigation soit séance par séance, soit en continu. Dans tous les cas, un accès au fac-similé numérique est proposé en regard du texte, à partir de Mazarinum, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Mazarine.

L’appareil critique, pour partie repris grâce à la générosité des éditeurs de 1998 et de l’UNESCO, a volontairement été réduit aux nécessités de contextualisation. Les références bibliographiques ne concernent que les ouvrages cités dans le Registre lui-même, un lien vers les numérisations disponibles en ligne de ces ouvrages étant proposé chaque fois que possible.

Pour permettre une navigation aisée dans le texte et lever d’éventuelles ambiguïtés, les noms de personnes ou de collectivités ont été liés à des référentiels scientifiquement reconnus, sans altérer la lisibilité du texte et sans gommer les formes utilisées dans le Registre : les formes d’autorités apparaissent ainsi en « info-bulles » lors du passage de la souris sur les noms concernés. Les membres de la Société, qu’ils apparaissent dans le Registre ou dans l’une ou l’autre des listes de membres publiées, ont fait l’objet d’un traitement particulier. Au-delà des notations biographiques élémentaires, leur fiche intègre des données relatives à leur appartenance à la Société (statut, date d’affiliation ou de première apparition dans le Registre, etc.) ou susceptible d’y éclairer leur action (lien avec d’autres membres, présence dans d’autres organisations, etc.). Les liens vers les référentiels permettront au lecteur d’aller plus loin et de rebondir vers d’autres ressources : notices biographiques en lignes, publications de ou sur la personne concernée.