HOMME ET LOUP

2000 ans d'histoire

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Affiches, gazettes et journaux : un écho déformant ?

Le retentissement atteint par certains drames dépassait souvent les bornes de la mémoire locale. Dans les cas des meurtres en série, attribués aux grandes Bêtes sur lesquelles nous reviendrons, l'imprimé s'emparait de certaines affaires. L'imagerie diffusait largement des « figures » destinées à impressionner le public. Dès 1587, un imprimeur troyen, Michel Buffet, publiait la « figure d'un loup ravissant trouvé en la forêt des Ardennes » en exergue à un compte rendu des ravages que l'animal avait exercés dans plusieurs bourgs et villages du voisinage. La tête attribuée à l'animal, à cheval entre celle du tigre et du loup, rendait bien le caractère monstrueux qui s'y attachait. En 1653, lors des carnages faits par « l'horrible monstre » qui sema la terreur en Gâtinais, Nicolas Bery, un imprimeur parisien, reprend une image analogue, en lui donnant un caractère encore plus hybride et, fait nouveau, des mamelles et une queue tentaculaires. L'agilité et la rapidité de la bête transparaissent d'une morphologie élancée qui signale qu'aux yeux des témoins appelés à la reconnaître, dans un procès-verbal imprimé derrière l'image, elle tenait à la fois du loup et du lévrier. L'animal placé en retrait, en revanche, est beaucoup plus proche du loup carnassier. Ce type de représentation se multiplie au xviie siècle et, avec la Bête du Gévaudan, atteint son paroxysme de 1764 à 1767. Jusqu'au xixe siècle l'imagerie populaire conserve ce type de représentations qui illustre le drame du 6 décembre 1814, survenu dans des communes riveraines de la forêt d'Orléans.

Destinées à un public populaire, vendues chez les libraires et les marchands de papier ou véhiculées dans les campagnes par des colporteurs, ces images contribuèrent à alimenter l'image négative du loup. Attachées à médiatiser le sensationnel, elles donnaient aux faits-divers une résonance dans le temps et dans l'espace qui doit être relativisée aujourd'hui. Les choix de représentations insistent sur le caractère « anormal » du comportement et de la morphologie de l'animal agresseur qui effectue une sorte de trans­gression dans l'ordre naturel des choses. Ils s'inscrivent dans une tradition iconographique dont les caractéristiques ressortiront nettement quand on se livrera aux analyses appropriées auxquelles donnera lieu un important corpus. Au-delà de leur caractère amplificateur, ces gravures n'en four­nissent pas moins des indices qui orientent vers d'autres sources.

Cet avantage se mesure immédiatement quand les images accompagnent des témoignages souvent sous forme de procès-verbal. En 1653, la figure de la Bête du Gâtinais laissa aux Parisiens la mémoire de l'horrible monstre abattu le vendredi saint et apporté au jeune Louis XIV par les habitants de Moigny. Au bout du Pont-Neuf, au coin de la rue Dauphine, l'affiche surmontait la « description d'une partie des meurtres et carnages » de l'horrible animal. Pour conférer à l'événement la plus grande authenticité, le texte reprenait le procès-verbal passé devant notaire qui identifiait formellement tous ses crimes. Plus d'un siècle avant l'acte public qui devait officialiser la destruction de la dernière bête du Gévaudan, en 1767, la minute dressée par le notaire de Moigny-sur-École venait établir la vérité « historique » pour la postérité en consignant les témoins autour du chirurgien venu procéder à l'autopsie de l'animal agresseur et à la déclaration des soins donnés aux blessés qui en ont survécu.

Procès-verbal de reconnaissance de la Bête du Gâtinais

Source : Bnf estampes, coll. Michel Hennin

Cejourd'hui, vendredi dix-huitième jour d'avril, l'an 1653, sont comparus par devant Jean Chartier, notaire substitut juré et commis au lieu et village de Moigny et ès environs, pour et en l'absence du tabellion juré de la châtellenie de Milly-en-Gâtinais soussigné, et en la présence des témoins ci-bas nommés, maître Jean Esnault, chirurgien en cedit lieu de Moigny, lequel a dit et déclaré qu'il a pansé et médicamenté la femme d'un nommé François Faurvillet, de deux grandes plaies à la tête, là où l'os était découvert de son péricrâne de la largeur de deux grandes assiettes ou plus, blessée par une bête venimeuse étant en forme de loup et lévrier, blanche sur le col, qui avait de grands crochets, qui aurait arraché les joues de ladite femme Faurvillet.

Secondement a aussi pansé et médicamenté une fille âgée de onze ans ou environ, nommée Greneux, de Videlle, demeurant à présent aux Roches, à Videlle, là où elle aurait été blessée par ladite bête, qui avait plusieurs plaies et morsures des ses crochets à plusieurs parties de son corps.

Tiercement a encore pansé et médicamenté une fille appelée Babin, dudit Videlle, laquelle bête l'aurait attaqué plusieurs fois, la dernière elle a été blessée là où le cuir, la chair musculeuse, le péricrâne emporté et l'os de la tête découvert, de la largeur d'un grand plat, avec plusieurs crocs aux joues par les crochets de ladite bête, dont il y a quatre mois qu'il a pansé et la panse encore de présent, là où ledit Esnault aurait tiré ladite bête le jeudi Absolu vers onze heures du soir, qui s'était retirée dans une grange, ayant été courue et tirée aux champs par autres personnes, dont duquel coup elle en est morte.

Et ensuite, le lendemain, vendredi matin, ladite bête aurait été trouvée morte dans la grande rue dudit Moigny, laquelle aurait été ouverte par les personnes ci-après. Premièrement, Pierre Brissée, Nicolas Le cuir, Jean Thomas l'aîné, Jean Thomas le jeune, Jean Lepage, la veuve d'Antoine Lodereau et son fils, la femme de Martin Sallé, tous demeurant au village dudit Moigny. Lesquels ont trouvé dans la panse de ladite bête une chopine de sang fort noir avec un petit morceau de drap auquel tenait un petit ruban servant à la coiffe d'une fille avec quantité de cheveux noirs ; et, attenant ladite panse, aurait coupé le boyau, dans lequel s'est trouvé un grand drapeau plein de sang et de cheveux blonds, avec l'oreille du dessus d'un soulier et plusieurs autres petits poils et peaux en façon de parchemin.

Louis Chartier, marchand demeurant en cedit lieu de Moigny, qui a dit avoir vu ladite bête qui n'était en forme de chien, ni loup, un quart d'heure après l'avoir vue, elle dévora et tua la nièce d'un nommé Vincent Baré.

Jean Bareau a dit aussi avoir vue ladite bête étant en forme de métir, qui avait le poil blond et le col blanc, se voulant jeter sur ledit Bereau pour le terrasser en venant de Milly audit Moigny, et est celle que l'on a tuée, après avoir vue et considéré il y a environ cinq à six semaines. Et outre tout ce que dessus lesdits Jean Thomas l'aîné, et Jean Thomas le jeune, lequel Thomas a dit qu'il aurait été mangé par ladite bête une fille âgée de six à sept ans, et qu'il n'en était resté que les tripes et la tête mangée toute nette. Et quand audit Thomas le jeune, a dit avoir vu fuir ladite bête avec une jambe ou un bras de ladite fille dans la gueule de ladite bête, dont il fut grandement effrayé de sa personne ; si bien que ladite bête a tant mangé que blessé jusques à six vingt personnes aux villages circonvoisins dudit village de Moigny.

Tous lesquels dessus nommés ont tout ce que dessus dit être véritable, juré et attesté en leurs âmes et conscience, comme ils ont fait par devant les notaires soussignés et par devant tous juges qu'il appartiendra, dont et de ce que dessus, maître François Caillou, Vincent Beré, Jean de Mets, demeurant audit Moigny, ont demandé et requis la présente attestation, ces présentes à eux octroyées pour leur service ainsi que de raison.

Ce fut fait et passé audit Moigny, ès présences de François Belletou et Philippe Lodereau demeurant audit Moigny, témoins, qui ont avec lesdits Thomas, Lepage, veuve Lodereau, Sallé, déclaré ne savoir signer, de ce interpellé suivant l'ordonnance, les ans et jours que dessus. Signé J. Esnault, Jean Bareau, F. Belleton, L. Chartier, L. Lecuir, L. Chartier notaire et Pierre Brisset.

Plusieurs habitants du Gâtinais ayant appris qu'on faisait perquisition du désordre que cette cruelle bête avait fait dans le pays, quelques-uns qui en ont le plus vu, étant venus à Paris en rendre fidèle témoignage, ont dit et rapporté qu'outre ce que contient le procès-verbal ci-dessus, la fille de Pierre Dion, âgée de dix-huit ans, la veuve Boyart, âgée de cinquante-cinq ans, auraient été mangées et dévorées, et même la tête emportée et séparée de son corps, la veuve Pacot mangée jusques à moitié, la fille de Pigou presque toute mangée, et plusieurs autres qui se trouvent blessées depuis quatre mois en çà, qui ne sont encore guéries.

À Videlle, ladite bête aurait mangé la veuve Vidril, âgée de soixante et douze ans, dont ne reste que la freissure. La fille de Greneaux, et plusieurs autres. À Boutigny ladite bête aurait mangé le fils de la Bretonnette, âgé de quinze ans, la fille et la servante de Motteux et plusieurs autres. À Marchais, paroisse dudit Boutigny, la nièce de Lucas et autres. À Milly aurait attaqué et blessé Jean de Nauville, chapelier, auquel aurait fait grandes morsures au bras et, un mois après, aurait mangé la femme d'un nommé Jean Laurent, et tiré son enfant hors de son corps, et le même jour, aurait arraché de ses crocs le visage de la femme de Laurent de Tousson, et la fille de ladite femme aurait frappé ladite bête de plusieurs coups de serpe, ce qui empêcha le dévorement de sadite mère.