HOMME ET LOUP

2000 ans d'histoire

La nationalisation des primes : une politique générale d’éradication (1789-1928)

 

L’œuvre de la Révolution
Incohérences et péripéties
Le XIXe siècle : à la recherche d’une solution raisonnable
Des primes consolidées mais modérées
L’ébauche d’une politique d’ensemble
Les derniers loups primés
Notes et références

Un siècle et demi durant, la régulation puis l’extermination du loup ont reposé en partie sur la nationalisation des primes. La Révolution a dû uniformiser le système de gratifications puis en accroître l’efficacité mais il a fallu attendre la IIIe République pour que les pouvoirs publics l’utilisent délibérément pour accélérer l’extinction d’un hôte indésirable.

L’œuvre de la Révolution

La libéralisation du droit de chasse depuis le 4 août 1789 et le souci de la Constituante de régler le déficit public ont conduit à supprimer les primes au cours de l’année 1790. Le décret du 11 août 1789 permit à tout propriétaire de détruire et faire détruire toute espèce de gibier sur ses terres dans le respect des règlements de police « qui pourront être faites relativement à la sûreté publique ». La poursuite des animaux nuisibles fut donc laissée à l’initiative des particuliers mais seulement à l’intérieur de leurs possessions. Jusqu’à la mise en place des nouveaux départements, les anciennes administrations pro­vinciales accordent encore des gratifications dans une mesure qui reste à éclaircir. Le 5 février 1790, un chasseur d’Écully (Rhône) reçoit la somme de 6 livres pour avoir porté la peau et la tête d’un loup auprès de Boscary, secrétaire provincial du Lyonnais1.

Incohérences et péripéties

Devant la multiplication des loups et des autres animaux nuisibles, l’Assemblée nationale prend une première mesure. Le décret des 22-30 avril 1790 assurait à tout propriétaire comme à son fermier le droit de « repousser avec des armes à feu les bêtes fauves » qui dévas­teraient les exploitations en causant un dommage aux pro­ductions de la terre ou aux animaux, au premier rang desquels le loup2. La mesure contribua à éloigner les prédateurs qui se retirèrent dans les friches et les forêts où ils se multiplièrent, favorisés par la suppression de la louveterie et l’arrêt de la politique officielle de destruction. Assez vite le gouvernement réagit. À l’automne 1791 le principe des primes est rétabli, mais à la charge des administrations locales. La loi rurale des 28 septembre-6 octobre 1791 (titre I, section 4, art. 20), toujours en vigueur en 1929, autorise une allocation financière aux personnes qui détruisent des animaux capables de ravager les troupeaux ou de nuire aux récoltes. Elle enjoint aux corps admi­nistratifs d’encourager, par des récompenses, les habitants des campagnes à procéder à la destruction des prédateurs. Cependant il était interdit de chasser dans les forêts domaniales dont l’étendue venait de s’accroître avec les nationalisations.

Ainsi, à partir du 29 novembre 1791, bien que les primes soient toujours officiellement supprimées, des gratifications restaient accordées sur les fonds de l’agriculture. Dans un département comme la Haute-Saône, des récompenses de ce type, mais dont nous ignorons les montants, ont été distribuées à Charmoille, Chemilly, Sauvigney-les-Pesmes et Vauconcourt.3 Dans l’Aube, en janvier et juin 1792, les tarifs sont de 7 livres pour un loup ou une louve et de 3 livres pour un louveteau4>. Dans la Sarthe, le directoire du département arrête de lui-même un nouveau tarif le 12 avril 1792. Ce même jour, deux gardes de Sainte-Colombe, aux portes de La Flèche, reçoivent 35 livres pour avoir abattu une louve prête à mettre bas5. Pour le département de l’Orne, des certificats de destruction donnent lieu à des primes respectives de 24 livres par louve, 15 livres par loup et 5 livres par louveteau du 14 octobre 1791 au 30 juin 17946. Dans le Vaucluse, le district d’Apt verse encore des primes de 8 livres par tête de loup ou louve et de 4 livres par louveteau jusqu’en 17947. Le 1er février 1793, dans la Charente, un arrêté du département fixe les primes à 15 livres par louve pleine, 12 livres par louve ou loup et 3 par louveteau. Cependant son application laisse à désirer : les districts « n’ayant pas de fonds destinés pour ce paiement », des chasseurs doivent se contenter de simples certificats8.

La radicalisation de la Révolution, la mise au ban des émigrés, les ravages de la guerre civile, et le désarmement des campagnes, en particulier dans l’Ouest, favorisent la dissémination des loups qui s’enhardissent de plus en plus. Les battues se raréfiant, il est né­cessaire de prendre des mesures plus efficaces et de faire appel à nouveau à l’appât du gain pour assurer la destruction de l’espèce. Rejetant les services de la louveterie, la commission de l’Agriculture du Conseil des Cinq Cents érige le principe de la prime en solution miracle. Évoquant, après bien d’autres, l’exemple de l’Angleterre qui s’était débarrassée depuis le Moyen Âge du carnivore en imposant une taxe en têtes de loups sur chaque communauté9, elle discuta d’abord le principe d’une capitation d’un certain nombre de têtes de loups, que l’on ne pourrait racheter que par ses sommes importantes. Jugeant le procédé peu adapté au régime républicain, les législateurs décidèrent de l’inverser en fixant des primes élevées dont elle espérait qu’elles inciteraient les chasseurs à détruire les carnassiers en un temps record.

Tableau.

Tarifs des primes à l’époque contemporaine
(1795-1923)

 

Mesures réglementaires

Louveteau

Loup

Louve

Louve pleine

Loup ayant attaqué l’homme

Décret 11 ventôse an III

(1er mars 1795)

Valeur nominale (assignats)

Valeur numéraire au départ

 

100 L

(14 L)

 

200 L

(28 L)

 

250 L

(35 L)

 

300 L

(42 L)

 

 

Loi du 10 messidor an V (28 juin 1797)

20 L

40 L

40 L

50 L

150 L

 

Circulaire ministérielle du 25 septembre 1807

3 F

12 F

15 F

18 F

Instruction du Ministre de l’Intérieur du 9 juillet 1818

6 F

12 F

15 F

18 F

Loi du 3 août 1882

40 F

100 F

100 F

150 F

200 F

Loi de finances du 31 mars 1903

20 F

50 F

50 F

75 F

100 F

Alsace-Lorraine

(Metzer Zeitung 25 mai 1880)

 

10 Marks

12 Marks

 

 

Le 11 ventôse an III (1er mars 1795), sur le rapport du Comité d’agri­culture, la Convention adopte un décret qui rétablit les primes selon la nature des prises. Tout citoyen qui détruirait une louve pleine recevrait une prime de 300 livres. Pour une louve non pleine, la prime était de 250 livres, de 200 livres pour un mâle adulte et de 100 livres pour un louveteau « au-dessous de la taille d’un renard ». En valeur nominale, ces tarifs étaient très alléchants, mais payées en assignats, les primes ne valaient pas le cinquième de leur montant théorique dès leur création… et la chute du papier monnaie allait les dévaluer encore. Par ailleurs, les gratifications étaient assignées sur le produit des contributions directes par les receveurs du district où la bête aurait été tuée ou prise. Pour la première fois de son histoire la France toute entière entrait dans le système des primes, uniformisé dans chacun des départements, y compris les nouveaux territoires conquis pendant la Révolution comme la Savoie et la Haute-Savoie. Un régime unique s’imposait sur tout le territoire mettant fin aux disparités que l’on constatait antérieurement entre provinces voire entre communautés.

Même si la mesure relance l’ardeur des chasseurs, leur énergie se réduit avec la dévaluation de l’assignat. Les autorités locales en sont bien conscientes. Dans la Nièvre où deux louves venaient d’être tuées le 18 fructidor an IV (5 septembre 1796), l’une à Cuncy par le citoyen Moufflet et l’autre à Menou par Gilles Manevy, la municipalité de Varzy ne fait pas mystère du peu de valeur des primes :

« Nous avons, conformément à la loi et après avoir rempli les mesures qu’elle exige, délivré au premier un mandat de 300 livres en assignats, valeur nominale à prendre sur le préposé du receveur du département à Clamecy, l’agent de la commune de Cuncy nous a représenté que cette somme, vu la dépréciation des assignats, n’était point une récompense et que l’administration aurait dû remplir les vues de la loi en délivrant une somme à 30 capitaux pour un10. »

Pour être attractive, la somme en assignats aurait donc dû représenter trente fois sa valeur en numéraire. On en était loin. En l’an XIII, le conseil général de la Mayenne en réclame une augmentation significative :

« On pourrait les porter à 100 F dans tous les départements de l’Empire. Ce ne serait une dépense un peu plus forte que pendant la première année et qui diminuerait nécessairement dans toutes celles qui suivront11. »

Insuffisantes, les primes étaient en outre payées avec bien du retard. Le 19 vendémiaire an V (10 octobre 1796), la municipalité de Varzy (Nièvre) déplore qu’aucune récompense ne lui soit encore par­venue pour Moufflet et Manevy. Elle a beau insister sur « la situation malheureuse et indigente des intéressés »  malgré trois lettres de rappel, rien n’arrive. Les délais sont souvent bien plus longs. Le 29 pluviôse an III (18 février 1795), toujours dans la Nièvre, un cultivateur d’Authiou, Jean Vallet, risque sa vie en terrassant un loup enragé qui vient de mutiler un grand nombre de victimes, dont plusieurs succombent de l’horrible maladie. Un mois plus tard, il demande la gratification que la loi venait d’accorder. Sa requête remonte tous les bureaux, passant au district de Clamecy, à Nevers puis à Paris. Nulle nouvelle. Au début de prairial an V (mai 1797), appuyé par la nouvelle administration cantonale de Brinon, notre homme renouvelle sa demande auprès du département qui l’envoie au ministère de l’Intérieur. Trois semaines plus tard Paris signifie qu’il n’a pas de fonds pour payer les primes. Il faut attendre le 9 messidor an V (27 juin 1797) pour que le département de la Nièvre reçoive 500 F en numéraire pour acquitter la prime due à Vallet avec toutes celles qui pourraient être réclamées par d’autres destructeurs de loups ! Deux ans et demi avaient été nécessaires pour que la loi trouve une application partielle.

La désorganisation financière était telle qu’elle incitait les chasseurs à la fraude. Comme il n’était plus possible de jouer sur les variations de tarifs d’une région à l’autre, il restait la possibilité d’abuser les administrateurs dans la comptabilité des têtes de loups. En l’an VI le département de la Nièvre déclara 355 loups tués : 2 loups enragés, 11 louves pleines et 36 non gravides, 46 loups et 260 louveteaux ! Le ministre n’en fut pas dupe. Dans une lettre adressée aux administrateurs nivernais il écrit :

« Je sais que votre département est couvert de loups, mais j’ai lieu de soupçonner qu’on m’a fait payer de jeunes renards pour de jeunes loups. Les deux espèces, quelques jours après leur naissance, se ressemblent tellement qu’on peut s’y tromper. »

Pour éviter tout abus le ministre donne un bon conseil aux administrateurs :

« Cependant il existe une marque distinctive. Le jeune renard a, à l’extrémité de la queue, des poils blancs, qui ne ressemblent point à celle (sic) du jeune loup. Je vous invite à vous faire représenter non la tête seule, mais le corps entier des louveteaux et de rejeter tous ceux qui auront ces poils blancs ou auxquels on les aurait coupés12. »

Ce n’était pas la première fois que l’administration avait à bien vérifier qu’il n’y avait pas confusion entre louveteau et renard : en 1754 l’intendant d’Orléans déclarait s’en rapporter à son subdélégué à Dourdan, Pierre Vedye, pour ne pas tomber dans ce type d’erreur lors de l’octroi des primes13. Mais sous la Révo­lution, la fraude a pris des proportions sans précédent.

Le Directoire se débattait au milieu des difficultés financières. Le 23 fructidor an IV (9 septembre 1796), alors que les mandats territoriaux se dépréciaient encore plus vite que les assignats, le ministre de l’Intérieur, Pierre Bénézech, proposait d’autoriser les administrations départementales à faire acquitter les primes en nu­méraire. Pour en assurer le règlement, il allait jusqu’à envisager un fonds de 2 000 F en numéraire, renouvelable dès que nécessaire. À ce niveau, les administrations révolutionnaires auraient disposé de crédits supérieurs à ceux que recevaient les généralités sous l’Ancien Régime. Un idéal impossible même si le principe du retour au numéraire s’imposait.

Aussi la loi du 10 messidor an V (28 juin 1797) abrogea celle du 11 ventôse an III. Elle accordait une prime de 50 livres en numéraire pour une louve pleine, de 40 livres pour un loup ou une louve non gravide, de 20 livres pour un louveteau (art. 2) et, devant la recru­descence des attaques sur l’homme, de 150 livres « lorsqu’il sera constaté qu’un loup, enragé ou non, se sera jeté sur des hommes ou des enfants » (art. 3). La tête de l’animal et le procès-verbal dressé, dans la commune « la plus voisine » du domicile du chasseur, par l’agent municipal devront être envoyés au chef-lieu du département (art. 5). Alors un mandat serait délivré auprès du receveur départe­mental, sur les fonds spécifiques dont l’emploi aura été autorisé par le ministre14. Pour la première fois de son histoire, la France tarifait une gratification spécifique en cas d’agression sur l’homme, du fait de loups prédateurs aussi bien que de loups enragés. Pour les primes « ordinaires » les taux étaient calculés au mieux pour ne pas entraîner une trop grosse dépense tout en constituant un appât suffisant pour détruire les loups. Pour les financer, le ministre mettait à la disposition des administrations départementales une somme de 65 906 F soit guère plus de 600 F par département, trois fois moins que ce qui avait été envisagé. Devant l’insuffisance de ce budget, une nouvelle loi, le 22 frimaire an VI (12 décembre 1797) réévalua à 100 000 F la dotation dont le ministre disposait pour faire régler les primes. Mais on était encore loin du compte. Dans un rapport du bureau d’agri­culture daté du 24 brumaire an VII (14 novembre 1798), les défauts précédents sont stigmatisés :

« Toutes les administrations, à l’exception de trois, avaient depuis long­temps épuisé leurs fonds et en demandaient à grands cris de nouveaux. Toutes se plaignent que les retards de paiement découragent les louvetiers et que les loups infestent leur territoire… Le grand nombre de ceux qui se portent à la poursuite des loups n’y est porté que par l’appât de l’indemnité et faire attendre cette indemnité des années entières c’est vouloir la chose et pas les moyens15. »

Cette contradiction entre l’objectif visé et les moyens mis en œuvre n’a rien d’original mais, en matière de chasse au loup, elle a constitué indéniablement un répit pour la survie de l’animal.

Car les fonds manquent et les retards continuent. Rien que pour les départements lorrains, il restait dû pas moins de 16 240 F au titre de l’an VII : 4 140 F pour la Moselle, 3 870 F pour la Meuse, 4 580 F pour la Meurthe-et-Moselle et 3 650 F pour les Vosges16. En l’an VII, le conseil général du Tarn constate que « les trop longs retards dans le paiement des primes ont beaucoup ralenti le zèle des chasseurs » et deux ans plus tard les primes des années VII, VIII et IX sont toujours dues, soit la somme de 4 020 F17. Les réclamations sont incessantes. Le 15 pluviôse an IX (3 février 1801), Chaptal, alors ministre de l’Intérieur, regrette de ne pouvoir allouer le crédit de 7 290 F réclamé par la Nièvre au titre des destructions opérées l’année précédente18. En l’an X, les adminis­trateurs du conseil général de la Mayenne déplorent que sur l’état des indemnités dues aux destructeurs de loups pour l’an VII, qui s’élevait à 1 920 F – soit plus de 120 prises environ –, il n’a été payé que 900 F et que sur celles de l’an VIII, montant à 790 F, rien n’a encore été réglé. Et d’ajouter :

« Les suspensions de ces intéressantes dettes ont tellement découragé ceux qui s’occupent de la destruction des loups que ce fléau se multiplie chaque jour de façon plus alarmante19. »

On conçoit sans peine le découragement du chasseur qui a fait le voyage parfois long jusqu’à la préfecture, avec sa tête de loup comme le prévoit la loi (et tous les désagréments liées à la putréfaction) pour n’être pas assuré de toucher la prime.

De fait, l’éloignement géographique entre la prise et le siège de l’administration compétente réduit encore l’intérêt escompté de la prime. Par rapport à l’Ancien Régime, les déplacements nécessaires avec le cadavre ou les restes de l’animal doublaient en moyenne puisque le maillage des arrondissements, voisin de celui des anciennes sub­délégations, n’était pas retenu. L’obligation d’aller au chef-lieu du dépar­tement, souvent éloigné de 50 ou 60 km de la capture, imposait des frais de voyage qui absorbaient à l’avance une bonne part de la ré­com­pense escomptée. Certaines distances, qui mobilisaient deux journées pour un aller-retour étaient dissuasives. S’agit-il de la prime d’un louveteau que mieux vaut y regarder à deux fois avant d’effec­tuer le déplacement. À l’époque révolutionnaire, l’adminis­tration muni­cipale de Lesneven (Finistère) dénonce l’inconséquence de la réglemen­tation :

« Il s’est présenté aujourd’hui un cultivateur qui a pris un louveteau en vie mais qu’il a estropié […]. Il est dû à cet homme 20 F, conformément à l’article 2 de la loi. Mais comment exécutera-t-il l’article 5 ? Comment voulez-vous qu’il se rende à 20 lieues de distance avec la tête d’un loup pour une faible indemnité ? Les dépenses d’un tel voyage absorberaient le bénéfice. »

Quimper est bien trop loin et pour encourager à la destruction des loups il faudrait délocaliser les fonds au chef-lieu d’arron­dissement. La question se pose alors partout. Le 30 nivôse an IV (30 janvier 1796), plusieurs habitants de Rhetiers dénoncent aux administrateurs de département de l’Ille-et-Vilaine que les 2 à 300 livres en papier qui repré­sentent la récompense décrétée par le gouvernement ne rem­boursent même pas « les frais que nécessite le voyage de Rennes pour porter au département la tête de l’animal tué20 ». Par ailleurs se pose le problème de la conservation des têtes de loups : en 1797, la municipalité de Brélès (Finistère) en fait le constat :

« Nous ne savons pas comment vous faire parvenir la tête de l’animal […]. Vous sentez, citoyens, l’impossibilité de faire transporter à Quimper cette tête qui, outre l’infection, entrainerait des frais dissuasifs au réclamant21. » 

Incapable d’assurer un financement des primes à l’échelle natio­nale, le Directoire se débarrassa de toute difficulté en le transférant aux conseils généraux. Le 7 brumaire an X (29 octobre 1801) les gratifications données aux destructeurs de ces « animaux voraces », désormais à la charge des départements, sont de nouveau versées mais selon les disponibilités locales. Dans la Nièvre le préfet signale au ministre le 2 germinal an XIII (23 mars 1805) que « le défaut des primes d’encouragement et l’insouciance des habitants n’ont pas peu contribué à multiplier les animaux nuisibles ». Dans l’Aude, où les loups s’attroupaient dans certaines communes jusqu’à sept ou huit, in­quiétant les habitants et dévorant des bestiaux de toute espèce à la faveur de neiges abondantes, l’hiver 1806, vingt-cinq loups venaient d’être abattus en plaine en un mois et demi. Leurs destructeurs, qui attendaient leur prime, s’adressèrent au capitaine de louveterie d’Esperaza qui rassembla les certificats de maires avant de savoir comment les indemnités devront être acquittées. Le 14 février ce dernier s’en ouvre au préfet en lui signalant que « si l’indemnité pro­mise aux personnes qui tueront des animaux nuisibles était exactement payée, il en périrait beaucoup plus qu’il en a péri jusqu’à présent ». Car les loups abondaient surtout dans les zones de montagnes dont les habitants, privés de travail une bonne moitié de l’année, se porteraient davantage à les chasser si les gratifications étaient mieux payées. Comme « l’intérêt pécuniaire est, selon les termes de la lettre, le principal mobile des paysans montagnards », la destruction des loups se trouverait accélérée. Justes, ces observations restèrent vaines22. Les fonds manquaient dans bien des départements.

À la demande de plusieurs conseils généraux, le ministre de l’Inté­rieur invite alors les préfets à « modérer à un taux raisonnable » les gratifications et à les acquitter « exactement » sur les centimes addi­tionnels. Certains dépar­tements descendent alors les primes à des montants inférieurs à ceux que fixait la loi du 10 messidor an V. C’est le cas de l’Indre, où un arrêté préfectoral du 1er germinal an X (22 mars 1802) réduit de 40 à 50 % le montant des primes avec 30 F par louve pleine (au lieu de 50 F), 25 F par louve non pleine (au lieu de 40 F), 20 F par loup (au lieu de 40) et 5 ou 10 F par louveteau (au lieu de 20) selon que sa taille est inférieure ou non à celle d’un renard23. Dans le département du Mont-Blanc, sous admi­nistration française depuis 1792, la chute est encore plus brutale. Les primes subissent une forte réduction lorsque le préfet Verneilh signe l’arrêté du 18 brumaire an XI (9 novembre 1802) pour en assurer désormais le paiement : les chasseurs savoyards ne reçoivent plus que 18 F pour une louve pleine, 15 F pour une louve non pleine, 12 F pour un loup et 3 F pour un louveteau. Huit jours plus tard il en va de même dans le Tarn où un arrêté préfectoral procède aux mêmes réductions le 27 bru­maire an XI (18 novembre 1802)24. L’exemple fait tâche d’huile25.

Le XIXe siècle : à la recherche d’une solution raisonnable

C’est le moment où le gouvernement restaure la louveterie sur un financement privé qui, on l’a vu, ne coûtait rien au budget de l’État. Une fois ce service réorganisé, il pouvait réduire le montant des primes pour alléger les budgets des départements. Le 25 septembre 1807, un règlement d’administration fut envoyé aux préfets par Emmanuel Crétet, le ministre de l’Intérieur, pour les aviser d’un nouveau tarif, uniformisant les taux dans l’ensemble de l’Empire en s’inspirant des réductions déjà adoptées par certains départements, comme celui du Mont-Blanc. Sur l’ensemble du territoire national le gouvernement réduisait les primes de 50 F à 18 F pour une louve pleine, de 40 F à 15 F pour une louve non gravide et de 40 F à 12 F pour un loup adulte. Pour les louveteaux, qui avaient fait l’objet d’une fraude générale, la chute était encore plus forte puisque la gratification tombait de 20 F à 3 F. En revanche, la prime de 150 F, en cas de personne attaquée, était maintenue. Tout au long du XIXe siècle, les barèmes resteront aussi bas. Faute de mieux, le gouvernement s’ef­forçait d’unifier le règlement des primes en imposant un tarif unique modéré pour en faciliter l’acquittement sur les « dépenses imprévues » des budgets départementaux.

Conformément aux anciens règlements, tout candidat à une grati­fication devait se présenter chez le maire de sa commune pour y faire constater le mort de l’animal, son âge et son sexe, et, pour une louve, si elle était pleine ou non. Cette formalité remplie, la tête de l’animal devait être envoyée avec le procès-verbal au sous-préfet de l’arron­dissement. C’est sur le rapport de ce dernier que le préfet pouvait délivrer un mandat du montant de la prime que recevait le payeur général du département. Il ne restait qu’un obstacle au règlement automatique des gratifications : l’obligation d’en référer au ministre de l’Intérieur. Le 5 décembre 1815, une nouvelle circulaire permit aux préfets de s’acquitter directement des paiements tout en restant sous le contrôle des conseils généraux. Cette réforme mit un point final, comme le signale Jean-Yves Chauvet, à la confusion qu’avait généré la période révolu­tionnaire26. En rapprochant les distances entre le domicile du chasseur et le lieu de présentation de la preuve, l’admi­nistration répondait en partie aux vœux des populations. Dans bien des cas pourtant la course restait longue pour apporter la tête de l’animal à la sous-préfecture et en revenir. Pour un habitant de la campagne, la modicité relative des nouveaux taux pouvait dissuader de se rendre à 30 ou 40 km de sa commune, jusqu’au chef-lieu d’arrondissement. En 1816 le préfet du Tarn fait remarquer qu’il serait plus sage d’autoriser les maires des chefs-lieux de canton de faire payer les primes « de suite et sans déplacement » par leurs propres percepteurs. « Voyant la récompense qui les attend, assurée et plus près d’eux », les ruraux se livreraient davantage à la destruction des « animaux malfaisants ». Malgré les encouragements réitérés du conseil général du Tarn et de plusieurs conseils d’arrondissement, cette proposition de bon sens ne fut pas agréée27.

C’est ce pragmatisme qui réapparaît sous la Restauration. Le 9 juillet 1818, la grande instruction que prend le ministre de l’Intérieur pour répondre à la multiplication des loups et des ravages qu’ils ont causés à l’agriculture comme à l’« humanité », n’introduit qu’un doublement du taux des primes de louveteaux. C’est là un encou­ragement à détruire la race à la base. Sans cesse recommencée en raison de la fécondité des louves – qui donnent des portées de 5 en moyenne comme on l’a vu –, la traque impitoyable que l’on stimule fra­gilise le renou­vel­lement. Et pour un chasseur, il est bien plus rentable de s’en prendre aux louveteaux : poursuivre un vieux mâle adulte pendant des heures, avec un fort risque d’échec, ne rapporte que 12 F, cinq fois moins que la trouvaille d’une portée moyenne qui ne nécessite même pas la possession d’un fusil. Pour le reste le baron Laîné engage les préfets à améliorer l’application de la loi en réduisant à 15 jours le délai d’ob­tention des primes qui s’acquittent sur les « dépenses imprévues » des départements. En cas de difficulté, le Ministre y pourvoira. Il décidera des majorations exceptionnelles que dic­teraient les « circons­tances » qui ont accompagné la destruction de l’ani­mal. C’est dans les modalités d’application, si longtemps fautives, et non pas dans leur augmentation, que les primes retrouveront leur effet incitatif :

« Je suis convaincu, écrit le Ministre, par l’expérience de beaucoup d’années, que cette exactitude à acquitter les primes contribuera à l’encou­ragement, plus que l’élévation de leurs taux, qui n’a jamais eu, à ma connaissance, d’effet sensible pour la destruction d’un plus grand nombre de loups. »

Son opinion est d’autant plus fondée qu’il reconnaît lui-même qu’une majoration des primes « met l’administration dans l’impossi­bilité de tenir les promesses qu’elle a faîtes ou surcharge le département d’une dépense trop forte, eu égard à ses ressources28. » Enfin, mais simplement sous forme de recom­mandation, le baron Laîné estimait que la présentation du loup détruit devrait se faire uniquement auprès du maire de la commune qui en dressera le procès-verbal à envoyer au sous-préfet, désormais habilité à délivrer le mandat de paiement. Autant que faire se peut, le règlement devrait s’effectuer « sans déplacement de la part de la partie intéressée ». Même si l’instruction s’en rapportait aux préfets pour décider des modalités exactes de la procédure, le raccourcissement du délai et de la distance restituait au système une part de son attractivité.

Des primes consolidées mais modérées

Cependant, tout au long du XIXe siècle, la difficulté qui grippe longtemps le système tient à la faiblesse des primes. Certes désormais pas un pouce du territoire national n’échappe au financement des prises mais le montant des gratifications reste longtemps trop bas pour être vraiment stimulant. L’État ne cherche pas à éradiquer rapidement le fléau mais à le contenir en limitant les dépenses au minimum. Il s’en remet largement à la louveterie dont les officiers sont choisis par les préfets. La nouvelle institution ne coûte rien au budget public et le tarif inchangé à 12 F par loup et 15 par louve, de 1807 à 1882, reste en deçà de bon nombre de primes régionales que les intendants d’Ancien Régime avaient pu établir. Tandis que le salaire moyen s’établit à environ 1,5 F par jour au milieu du XIXe siècle et 2,5 F en 1882 les primes représentent une dizaine de journées de travail pour un journalier non nourri et encore moins au début de la IIIe République29.

Dans ce contexte, les demandes de réévaluation pleuvent. Certaines émanent directement des administrations. En 1825, le conseil général de la Meuse envisage même de remonter les primes à 24 F pour une louve gravide, 20 F pour une louve qui ne l’est point, 18 F pour un loup et 8 pour un louveteau. Le ministre de l’intérieur s’y opposa30. Un an plus tard, c’est le préfet de Seine-Maritime qui regrette que les primes déter­minées par les instructions ministérielles ne soient plus fortes :

« C’est une récompense à peu près nulle, surtout dans un pays où tout est fort cher. […] les hommes de la campagne pensent employer leur temps d’une manière beaucoup plus fructueuse qu’à courir après les loups. »

Le 15 novembre 1826 il écrit sur ce sujet au ministre, proposant 50 F pour une louve pleine, 40 F pour une louve non pleine, 30 F pour un loup et 18 F pour un louveteau. En vain31. L’exemple du dépar­tement de la Manche dont le conseil général relève les primes en 1843 paraît exceptionnel : avec 30 F par louveteau, 40 F par loup, 60 F par louve non pleine et 100 F par louve pleine, le tarif – que le ministre de l’Intérieur approuva – était particulièrement incitatif32.

En revanche, par souci d’économie budgétaire, certains départements inter­rompent le versement des primes. Dans la Savoie rattachée à la France depuis 1860, la traque aux dépenses superflues conduit à interrompre le versement des primes en 1868. En dépit du soutien des maires, le préfet re­jette systématiquement les réclamations33. Dans sa session de 1869, le con­seil général du Loir-et-Cher, arguant de l’insuffisance de ses ressources, suspend l’allocation qu’il appliquait à la destruction des loups. Dans les années 1870, les sous-préfets sont obligés de rappeler aux maires cette suspension qui contrarie de nombreux chasseurs34.

Alors le seul recours repose sur l’initiative privée. Le principe de l’assurance mutuelle entre propriétaires de bétail, dont on a vu les premiers exemples en Languedoc à la fin de l’Ancien Régime et dans le royaume de Navarre dès le XVIIe siècle, inspire plusieurs projets. Dans le département des Basses-Pyrénées, un véritable syndicat est mis en place à Briscous en 1812. Trente-neuf propriétaires, dont les troupeaux subissent depuis quelque temps des ravages accrus, comparaissent devant notaire pour établir un complément de gratification aux primes gouvernementales. Ils s’accordent sur 3 F par louveteau, 4 F par loup adulte, et 5 F par louve pleine, soit des majorations respectives de moitié et d’un tiers35. Vingt ans plus tard l’idée est reprise, avec plus d’audace par Jean Salaberry, un notaire de Saint-Jean-Pied-de-Port. Très attaché à la défense des paysans de son canton, il fait proposer par le conseiller général de Mauléon, en 1834, une augmentation de la récompense versée aux tueurs de loups avant d’adresser au préfet des Basses-Pyrénées, en 1835, un véritable mémorandum. Il proposait de porter le montant de la prime à 60 F en taxant chaque bête à protéger à raison de 5 centimes par brebis et de 25 centimes par cheval. Conçu dans le cadre d’un système régi par le percepteur, son système fut rejeté par les autorités36.

À la faiblesse des primes l’ingéniosité des chasseurs trouve un remède avec de nouveaux procédés pour tourner la législation ou tout au moins, contrevenir à son esprit. La graduation des primes avait un effet pervers : il était tentant de passer d’une catégorie à l’autre. La découverte de louveteaux permettait de multiplier la prime en raison des effectifs des portées mais aussi, chez certains chasseurs, de la conservation de l’un d’eux jusqu’à ce qu’il soit en âge de donner lieu à une prime supérieure. La pratique était surtout le fait de profession­nels comme les garde-chasses ou forestiers. Dans le Loiret, en 1840, ils se livraient à une pratique bien rôdée :

« Ils se gardent bien de détruire les louveteaux qui ne leur rappor­teraient que 6 francs. Comme ils connaissent les habitudes de ces animaux et qu’ils sont à peu près sûrs de les retrouver, ils les laissent grandir jusqu’à ce qu’il puisse passer pour loups, certains qu’ils sont de s’indemniser par une prime plus élevée de ce qu’ils peuvent perdre par le nombre37. »

Jusqu’à la fin du siècle, l’administration met au jour des fraudes de ce genre. En juin 1883, un chasseur finistérien reçoit 120 F pour la capture de trois louveteaux. Sis mois après, en décembre 1883 il se voit accusé de fraude en ayant gardé en vie un 4e louveteau « jusqu’à ce qu’il soit arrivé à l’état de loup adulte » en passant de 8 à 16 kg pour empocher une prime de 100 F38 !

En fait sous la monarchie censitaire comme sous le Second Empire, la modestie des primes est d’autant plus constante que les régimes consi­dèrent que la destruction du loup relève d’abord de la louveterie et secondairement des équipages de chasse. Le loup reste un nuisible parti­culier qui, à bien des égards, reste un marqueur de l’Ancien Régime.

Le coup de grâce : la loi de 1882

L’affermissement du régime républicain modifie la position du gouvernement à l’égard de la chasse au loup. Et la récurrence d’attaques de loups enragés, qui émeut l’opinion publique, fait passer leur extermination pour une mesure de salut public. Dans ces condi­tions, une nouvelle législation vient relancer le zèle des chasseurs.

Votée le 3 août 1882, la loi est suivie le 28 novembre d’un décret d’appli­cation et d’une circulaire du ministre de l’Agri­culture, de Mahy, adressée aux préfets le 19 décembre. La nouveauté principale tient à deux mesures capitales : le relèvement consi­dérable des gratifi­cations dont les montants sont multipliés par six à huit (article premier) ; la prise en charge du financement directement par l’État, par un crédit spécial ouvert au budget du ministère de l’Agri­cul­ture (article 2). Avec 40 F par louveteau, 100 F par loup adulte et 150 F par louve pleine, les ouvriers de la campagne reçoivent l’équivalent de 15, 40 et 60 journées de travail. Une seule portée de louveteau cueillie au liteau, peut rapporter de 120 à 200 F, deux à trois mois de gains journaliers ! Et c’en est fini des longs retards : désormais, les primes seront payées dans la quinzaine (article 4). Par ailleurs le décret du 28 novembre vient simplifier la procédure. Le transport du cadavre de l’animal à la sous-préfecture, déjà déconseillé en 1818, est défini­tivement abandonné. Désormais c’est le maire qui dresse un procès-verbal complet. Et qui se charge de toutes les forma­lités. C’est lui aussi qui doit veiller avec soin à ce que le fauve soit dépouillé et surtout enfoui, dans une fosse ayant au moins 1,35 m de profondeur. La découpe de la tête, des pattes ou des oreilles n’a plus lieu d’être pour servir de preuve. Le réclamant, qui a fait sa déclaration dans les 24 heures sur papier timbré, doit représenter « le corps entier de l’animal couvert de sa peau » au lieu désigné par le maire. Les vérifications faites, le chasseur, tenu de dépouiller le ca­davre, peut conserver la peau, la tête et les pattes.

Dans les années qui suivent la loi, la forte réévaluation des primes déchaîne les passions. Alors qu’en 1882 le nombre de loups tués grâce aux primes n’était que de 423, en 1883 il bondit à 1316. Cette année-là l’État verse pour 104 450 F de primes dont 495 récompensent des prises de louveteaux, 812 des loups adultes sains et 9 des animaux qui se sont « jetés sur des êtres humains ». En 5 ans, de 1883 à 1887 on compta­bilise 4 712 prises officielles pour un total de primes de 357 060 F (tableau)39.

Tableau.

L’ultime tournant de l’extermination

Primes accordées de 1883 à 1918. Détail des prises

Source : Bulletin du ministère de l’Agriculture, 1901, p. 301
et Statistique agricole annuelle de l’année 1918

 

Année

 

Total

 

Prix total

Loups ayant attaqué l’homme

Louves pleines

Loups ou louves non pleines

 

Louveteaux

1883

1 316

104 450 F

9

33

779

495

1884

1 035

81 180 F

1

22

620

392

1885

900

65 510 F

0

7

479

414

1886

760

57 120 F

0

16

416

328

1887

701

48 800 F

2

14

315

370

1888

505

34 810 F

1

7

228

269

1889

515

35 720 F

0

6

241

268

1890

461

29 040 F

0

8

162

291

1891

404

25 320 F

0

2

149

253

1892

327

23 580 F

0

6

164

157

1893

261

17 130 F

0

3

106

152

1894

245

17 300 F

0

6

114

125

1895

249

17 700 F

0

6

118

125

1896

171

11 490 F

1

1

73

96

1897

189

11 840 F

0

4

64

121

1898

197

13 080 F

0

2

83

112

1899

207

13 040 F

0

4

72

131

1900

115

7 830 F

0

1

52

62

1901

155

10 150 F

0

1

64

90

1902

73

5 380 F

0

0

41

32

1903

99

3 535 F

0

1

37

61

1904

92

2 825 F

0

1

31

60

1905

93

2 835 F

0

3

36

47

1906

86

2 965 F

0

3

36

47

1907

85

2 830 F

0

2

34

49

1908

62

1 895 F

0

1

20

41

1909

68

2 315 F

0

1

30

37

1910

18

630 F

0

0

9

9

1911

27

1 240 F

0

4

16

7

1912

21

945 F

0

3

12

6

1913

38

1 210 F

0

0

15

23

1914

18

565 F

0

1

5

12

1915

19

410 F

0

0

1

18

1916

49

1 130 F

0

0

5

44

1917

52

1 730 F

0

0

19

39

1918

88

2 090 F

0

0

11

77

Ensemble

10 124

697 800 F

14

177

5 233

4 950

À qui attribuer la prime ?

L’attractivité des nouvelles primes accroît la concurrence existante entre candidats. La résistance du loup aux blessures infligées par les chasseurs est si grande qu’avant de trépasser, il est parfois passé sous les armes de plusieurs d’entre eux. Tout au long du XIXe siècle l’administration avait à démêler, de temps à autres, de véritables imbroglios, pour déterminer à qui attribuer la prime. En 1818, lors de la grande battue au sud de Brive dont le marquis de Lussac a fait le récit épique, les trois loups tués l’ont été par des dizaines de tireurs. On ne pouvait préciser de responsable à leur destruction puisque les animaux avaient reçu plus de 100 coups de fusil. D’un commun accord, il fut décidé que la prime à recevoir serait partagée entre les gardes, les tambours et les batteurs, ce qui ne devait pas laisser grand chose à chacun40. En 1857, une contestation s’était élevée dans la Mayenne entre le chasseur qui avait achevé un loup d’un coup de fusil et le garde-chasse qui l’avait contraint à abandonner une de ses pattes dans son piège puis acculé sur un pont en le faisant poursuivre par ses chiens. Un mois d’enquête fut nécessaire41.

Les enjeux financiers s’étant considérablement accrus avec la loi de 1882, ce genre d’incidents se multiplie dans les années qui suivent. En 1885 éclate en Sologne orientale une sombre affaire. Le 6 janvier, six terrassiers d’Ennordres (Cher), au sud d’Aubigny-sur-Nère, dont un certain Eugène Bouquin, assomment à coups de bûches un loup de 40 kg qui tentait de passer la Petite Sauldre. Aussitôt ils adressent une demande de prime au préfet. Deux jours plus tard, intervient une autre requête de la part d’un propriétaire du village voisin de Presly, le sieur Boutroux, qui prétend que l’animal lui « appartient » : désireux de détruire les loups qui dévoraient ses moutons, il avait farci les restes de l’un d’entre eux au sulfate de strychnine et un rapport de vête­rinaire reconnaissait que le loup abattu avait bien été empoisonné. Enquête faite, le sous-préfet déboutait les six terrassiers mais, comme le « véritable destructeur » n’avait pas demandé au maire l’auto­ri­sation de recourir au poison, le pauvre loup qui avait suscité tant de convoi­tises ne donna lieu à aucune prime ! Bouquin et ses amis avaient fait une déclaration fallacieuse et Boutroux avait agi en dehors de la loi. Et au-delà de cette contestation se profilait une rivalité de classe entre la « canaille » dont se croyait victime le sieur Boutroux et la « vieille bourgeoisie » dont il se réclamait42.

Le succès remporté par la loi de 1882 ne permit pas à cette concurrence de s’éterniser. Passé les premières années d’application, le nombre de loups primés alla en s’amenuisant. À compter de 1888, on ne parvient jamais à abattre une dizaine de louves pleines, indicateur parmi d’autre de l’extinction de l’espèce en France. À compter de 1896 le nombre de loups adultes primés descend en deçà de 100. Après 1901, toutes primes confondues, on passe en dessous de la centaine, même avec les portées de louveteaux. Le loup est devenu une espèce en voie de disparition. Dans ce contexte il n’était plus nécessaire de maintenir des taux élevés. Le 31 mars 1903, dans sa loi de finances, le gouvernement procède à une réduction de moitié de tous les montants. L’administration n’accorde plus que 50 F par tête de loup ou de louve non pleine, 75 F par tête de louve pleine et 20 F par tête de louveteau, toujours considéré ainsi quand le poids de l’animal ne dépasse pas 8 kg. Lorsqu’il sera prouvé qu’un loup s’est jeté sur des êtres humains, celui qui le tuera n’aura plus qu’une prime de 100 F. En fait personne ne semble avoir été en mesure de demander ce dernier type de primes. Quelques dizaines de gratifications jusqu’en 1920, puis quelques unités : tel est l’aboutissement d’un bon siècle de politique d’encouragement par les primes qui a assuré la régulation puis d’éradication de Canis lupus (tableau).

Tableau.

Un siècle d’éradication

Loups primés de l’an V (1796-1797) à 1924

Sources : François-Ferdinand Villequez, Du droit de destruction des animaux malfaisants…, 1867 ; La Louveterie…, 1929, p. 278 ; François de Beaufort, Écologie historique du loup…, 1988, p. 697-698 ; Alain Molinier, « Une cartographie des loups tués en France… », 2002, p. 108.

Année

Effectif

Année

Effectif

Année

Effectif

Année

Effectif

An V

5351

1827

1229

1889

515

1908

62

An VI

6487

1828

861

1890

461

1909

68

An VII

3415

1829

834

1891

404

1910

18

An VIII

5259

1835

641

1892

327

1911

27

An IX

2441

1842

700

1893

261

1912

21

1806

1926

1852

565

1894

245

1913

38

1812

2072

1862

210

1895

249

1914

18

1813

1792

1863

254

1896

171

1915

19

1814

2299

1864

226

1897

189

1916

49

1815

2536

1865

222

1898

197

1917

58

1818

1667

1866

232

1899

207

1918

88

1819

2085

1873

1200

1900

115

1919

45

1820

1950

1882

1200

1901

155

1920

23

1821

1495

1883

1316

1902

73

1921

12

1822

1333

1884

1035

1903

99

1922

6

1823

2131

1885

900

1904

92

1923

6

1824

1980

1886

760

1905

93

1924

8

1825

1634

1887

701

1906

86

 

 

1826

1510

1828

861

1907

85

 

 

 

Les derniers loups primés

Le 28 avril 1920, au nord de Chalon-sur-Saône, dans la commune d’Écuelles, Claude Gaudillère, un garde des Eaux et Forêts trouve un louveteau au gîte en effectuant sa tournée : il pesait 900 g. On avait oublié en préfecture comment verser la prime ! Le préfet de Saône-et-Loire n’en prit pas moins finalement un arrêté le 4 mai selon lequel « la prime à laquelle a droit M. Gaudillère, Claude, sus-désigné, est fixée à 20 F, conformément à l’article 83 de la loi du 31 mars 1903 »43. Ce devait être l’une des dernières gratifications octroyée par l’administration française. Le 6 novembre 1922, un loup est tué au bois de la Chaize, près du Cheylard (Ardèche) et Albert Aregoud, l’heu­reux chasseur touche la prime44. Le 11 février 1927, dans les bois des Gardes, commune de Saint-Jacques-des-Blats (Cantal), dans l’arron­dissement d’Aurillac, des cultivateurs, surpris de trouver un âne étranglé et fortement entamé, organisent une battue. Antoine Frescal déclare avoir tué un loup. Le maire ayant signé le certificat, il lui fut octroyé une prime de 50 F45. Enfin, dernière prime ( ?) octroyée par l’État pour la destruction d’un loup adulte : le 27 décembre 1928, le préfet de Haute-Marne, département pour lequel plusieurs loups et louveteaux avaient été encore abattus entre 1918 et 1925, octroie 50 F à Fernand Cuny pour avoir tué un loup de 45 kg sur la commune de Baudrecourt, 9 jours auparavant46.

Épilogue : Le 12 janvier 1954, après une traque sur plus de 8 km mobilisant les chasseurs de trois communes pendant 8 à 9 heures, la bête féroce qui dévorait les chiens domestiques dans le Bas-Dauphiné, entre la tour du Pin et Morestel, est abattue à Vignieu, au nord de l’Isère. C’était un loup, identifié comme tel par l’analyse vétérinaire du professeur Viret, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Lyon. Deux chasseurs, Joseph Drevet et Roger Budin, venaient d’a­battre l’animal après plusieurs séries de coups de fusil. Naturalisée, la dépouille fut cédée aux quatre communes de Vignieu, Sermerieu, Vasselin et Morestel au profit de leurs sociétés de chasse respectives. À tout hasard une demande de prime fut émise. Le 8 mars 1954, le conservateur des eaux et forêts à Grenoble écrivait au sous-préfet de Saint-Marcellin la réponse du ministère de l’Agriculture :

« Ces primes ont été supprimées depuis 1923 et aucun crédit n’était plus inscrit désormais au budget de l’État. »

Pour des raisons d’économie budgétaire (sic), toutes les primes avaient été supprimées à partir du 7 juillet 1923. Pourtant les dépar­tements avaient conservé la faculté d’en maintenir le versement sur leur propre budget, conformément à la législation en vigueur anté­rieurement à 1882. Bon prince le gouvernement signalait que le conseil général de l’Isère pouvait facultativement attribuer des primes sur proposition du préfet47. Le conservateur déclarait en 1954 ne pas s’y opposer en suggérant une revalorisation à 5 000 F des 50 F qu’attri­buait la loi de 190348.


Notes et références

1 Jacques Rivoire, « Au temps des loups dans la campagne lyonnais », L’Araire, 105, été 1996, p. 17.
2 La Louveterie. La destruction des animaux nuisibles…, 1929, p. 64.
3 Céline Vincent, Histoire des loups en Franche-Comté au XVIIIe siècle, Université de Franche-Comté, faculté des Lettres et Sciences humaines, mémoire de maîtrise sous la direction d’André Ferrer, 1996, p. 85.
4 François de Beaufort, Écologie historique du loup, Canis lupus L. 1758, en France, thèse d’État ès Sciences, université de Rennes I, 1988, p. 312-314.
5Arch. dép. Sarthe, L 72, f° 256, d’après Bernard Beaupère, « Le loup en pays beaugeois », Cahier Fléchois, 1984, 6, p. 62.
6 Gérard Kempf, « Loups et louvetiers dans l’Orne, XVIIIe et XIXe siècle », Le Pays d’Argentan, 1993.
7 Sylvain Gagnière, « Notes historiques sur le loup dans la région vauclusienne », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 3e série, t. v, 1940, p. 169-170.
8 Arch. dép. Charente, L 863, d’après Guy Audebert, « Les loups en Charente (1793-1794) », La Recherche généalogique en Charente, 11, 1988, p. 27.
9 Selon une tradition souvent rappelée dans les archives de l’administration française, l’Angleterre a engagé le processus d’éradication des loups quand le roi Edgar aurait imposé à ses sujets un tribut en têtes de loups au cours du xe siècle.
10 Arch. com. Varzy, délibérations municipales, d’après Romain Baron, « Les Loups en Nivernais », Mémoires de la Société académique du Nivernais, vol. 56, 1970, p. 21.
11 Philippe Peltier, « La disparition des loups en Mayenne », L’Oribus, 34, décembre 1993, p. 16.
12 Arch. nat., F10 479 d’après Romain Baron, « Les Loups en Nivernais », Mémoires de la Société académique du Nivernais, vol. 56, 1970, p. 25.
13 Bruno Durand, « Les loups à Dourdan et dans le sud de l’Île-de-France », Bulletin de la Société historique de Dourdan en Hurepoix, 36, décembre 1998, p. 7.
14 François-Ferdinand Villequez, Du droit de destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la louveterie…, 2e éd., Paris, Larose et Forcel, 1884, p. 453-454.
15 Arch. nat., F10 476 d’après Romain Baron, article cité, 1970, p. 24.
16 Jean-Yves Chauvet, Les loups en Lorraine…, 1986, p. 99.
17 Pierre-Laurent Bouysset et Maurice de Poitevin, « Les loups en Albigeois aux XVIIIe et XIXe siècles. Histoire et tradition », Bulletin de la Société des Sciences, Arts et Belles-Lettres du Tarn, XXXIX 1987, p. 285.
18 Pour un total de 568 têtes qui comportait 483 louveteaux, proportion bien excessive il est vrai : Arch. nat., F10 487.
19 Philippe Peltier, « La disparition des loups en Mayenne », L’Oribus, 34, décembre 1993, p. 15.
20 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, L 498, 30 nivôse an IV (20 janvier 1796).
21 Jean-Claude Jezekel, « Histoires de… loups », Plouarzel, tud ha bro, 18, août 1992, p. 1-16.
22 Arch. dép. Aude, 4 M 180, lettre du 14 février 1806.
23Daniel Bernard, La Fin des loups en Bas-Berry (XIXe -XXe siècles). Histoire et tradition populaire, 3e éd. augmentée : 1991, p. 77.
24 Pierre-Laurent Bouysset et Maurice de Poitevin, « Les loups en Albigeois… », article cité, 1987, p. 284-285.
25 Frédéric Janin, Ours et loups en Savoie (seconde moitié du XVIIIe siècle-début du XXe siècle), Chambéry, Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, 2002, p. 130.
26 Jean-Yves Chauvet, Les loups en Lorraine Histoire et témoignages, Le Côteau 42120, Horvath, 1986, p. 100;
27 Arch. nat., F10 474-475, lettre du 14 mars 1816. Arch. dép. Tarn, 1 N 11, séance du 28 avril 1817 ; 2 N 6, séance de mai 1816 ; 2 N 46, séance du 20 mai 1816 ; 2 N 62, séance du 21 mai 1816, d’après Pierre-Laurent Bouysset et Maurice de Poitevin, « Les loups en Albi­geois… », article cité, 1987, p. 286.
28 La Louveterie. La destruction des animaux nuisibles…, Paris, 2e éd. 1929, p. 108-109.
29 Michel Demonet, Tableau de l’agriculture française au milieu du 19e siècle. L’en­quête de 1852, Paris, ehess, 1990, p. 70-72 ; Gabriel Désert, « Les salariés agricoles en Basse-Normandie au XIXe siècle », in La Moisson des autres. Les salariés agricoles aux XIXe et XXe siècles, éd. Ronald Hubscher et Jean-Claude Farcy, Créaphis, 1996, p. 108-112.
30 Jean-Yves Chauvet, Les loups en Lorraine.., 1986, p. 100.
31 Arch. dép. Seine-Maritime, 4 M 303, pièce 39.
32 Circulaire du préfet de la Manche Bonnet, 27 juillet 1843 (Mémorial administratif de la Manche, 1843, p. 317-318).
33 Frédéric Janin, Ours et loups en Savoie…, 2002, p. 133.
34 Daniel Barré et Henri Delétang, « Les loups à Souesmes (Loir-et-Cher) au XIXe siècle », Bulletin du Groupe de recherches archéologiques et historiques de Sologne, 1984, p. 107-108.
35Arch. dép. Pyrénées-Atlantiques, 3E 28333, acte 70, 30 août 1812.
36 Jean-Claude Bouchet, Histoire de la chasse dans les Pyrénées françaises (XVIe -XXe siècles), Pau, Marrimpouy, 1990, p. 191-192.
37 Journal du Loiret en 1840, cité par Roger Gauthier, « Les loups dans la vallée du Loing », Bulletin de l’Association des naturalistes de la vallée du Loing, 1938, p. 40.
38 Arch. dép. Finistère, série L, délibération du canton de Brélès reproduite dans Jean-Claude Jézékel, « Histoires de… loups », Plouarzel, tud ha bro, 18, août 1992, p. 1-16.
39 La Louveterie.., 1929, p. 278 (« État des loups détruits depuis 1818 »).
40 Arch. dép. Corrèze, 4 M 79, lettre du 11 juin 1818. Cf aussi supra, chapitre IX.
41 Philippe Peltier, « La disparition des loups en Mayenne », L’Oribus, 34, décembre 1993, p. 17-18.
42 Henri Delétang, « Destruction ders loups dans la Sologne du Cher après la loi de 1882 », Bulletin du Groupe de recherches archéologiques et historiques de Sologne, 30, 3, juillet-septembre 2008..
43 Arch. dép. Saône-et-Loire, M 2730, d’après Gilles Platret, Les loups dans l’histoire de Bourgogne…, 2007, p. 199-200.
44 Raymond Rollinat, « Le loup commun (Canis Lupus Linné). Quelques-uns de ses méfaits. Sa disparition presque complète en France », Revue d’Histoire naturelle, x, 9, septembre 1929, p. 299.
45 Antoine Trin, Les loups dans la légende et dans l’histoire, Rodez, 1980, p. 33.
46 rch. dép. Haute-Marne, 117 M3.
47 La Louveterie. La destruction des animaux nuisibles…, 1929, p. 76 et 278;
48 Arch. dép. Isère, 6343 W 42, document reproduit par Thomas Pfeiffer, Une tradition en Dauphiné.., annexe, p. 128. Sur cette question voir Thomas Pfeiffer, ibid., p. 17-32 et p. 48-58.