HOMME ET LOUP

2000 ans d'histoire

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Les loups en Val de Loire

 

Des loups en Orléanais (1692)
La Bête de Touraine (février 1693-septembre 1695)
1742-1755 : le Val de Loire à nouveau dans la tourmente
Notes et références

 

Avec le Val de Loire nous pénétrons dans la zone rouge la plus marquée par les attaques de loups. Indépendamment des attaques sur le bétail, les agressions sur l'homme y ont été les plus massives pour l'ensemble de l'Hexagone. En trois générations, entre le milieu du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle, les habitants de l'Orléanais, de la Touraine et de l'Anjou ont connu les violents épisodes de la confrontation entre l'animal et l'homme. L'extrême dispersion de l'habitat et la pratique générale du gardiennage du bétail par les enfants multipliaient les occasions de rencontre. L'importance du gibier et la diversité de l'élevage attiraient bien des prédateurs.

Dans ce contexte propice, les accidents étaient légion. Les périodes dramatiques, bien perceptibles déjà à la fin du XVIe siècle comme le constate le voyageur suisse Thomas Platter près de Chambord en 1599, culminent à l époque des grandes famines du règne de Louis XIV qui jettent sur les routes de nombreux Petits Poucets dans la dernière décennie du XVIIe siècle (Document 1). L'époque des Lumières venues, et malgré les battues et les interventions successives de la louveterie royale, des loups mangeurs d'homme perpétuent, dans l'esprit du peuple, la présence de la Bête féroce.

Pour en venir à bout rien y fait : les autorités ont beau légaliser le port d'armes en faveur des populations exposées, comme dans le duché d'Orléans en 1691, multiplier les battues, comme dans le marquisat d'Herbault en 1743 ou faire venir des détachements de la louveterie royale, comme en 1700, 1711-1712 et 1748, rien n'est déterminant. Il est vrai que sur ces terres royales, où les châteaux pullulent, les rivalités entre seigneurs et la concurrence à laquelle se livrent les deux administrations chargées de la faune sauvage - les Eaux et Forêts et la louveterie de France - nuisent à toute coordination des efforts. De cette vulnérabilité structurelle, certains loups audacieux tirent parti.

Dernier avatar de ce long cortège de drames, l'irruption sous la première Restauration de la « bête de Chaingy », fait dix victimes à l'est d'Orléans. La destruction de cet animal carnassier par un bûcheron près de Cercottes, le 6 décembre 1814, sonne la fin de ce terrible Ancien Régime.

Un voyageur témoin des attaques autour de Chambord : Thomas Platter en 1599

Source : L'Europe de Thomas Platter. France, Angleterre, Pays-Bas (1599-1600), Le siècle des Platter III, texte traduit par Emmanuel Le Roy Ladurie et Francine-Dominique Liechtenhan, Paris, Fayard, 2006, p. 72-73.

« [2 juin 1599] Ce château [Chambord] est entouré par un grand espace forestier... J'ai voulu traverser ces grands bois. Mais aucun paysan n'a accepté de m'accompagner. Ils m'ont dit qu'il se faisait tard et qu'un très grand nombre de loups sauvages erraient dans la forêt. C'était la faute des guerres ! Les loups ont bouffé pendant celles-ci beaucoup de cadavres d'hommes ; ils sont donc devenus acharnés à manger de la chair humaine. Depuis ce temps-là, ils se sont attaqués maintes fois à des hommes costauds et les ont égorgés. Et même le jour précédent, à Toury, un village situé à une demie lieue de Chambord, les loups ont bouffé une femme de 50 ans et ils ont horriblement blessé et endommagé un grand garçon. Ils m'ont aussi raconté que souventes fois pendant l'hiver les loups viennent faire les cent pas dans les bourgs et, s'ils aperçoivent un enfant ils lui sautent dessus et ils l'égorgent ; ce qui s'est produit à de nombreuses reprise. Ils me faisaient entendre leurs plaintes jusqu'à satiété : doléances spécialement justifiées à leur gré, depuis qu'ils n'avaient plus le droit de porter des armes à feu. Ils avaient l'intention de présenter une supplique au roi pour qu'il veuille bien leur permettre de donner la chasse à ces loups avec un tel armement afin de les repousser en leur tirant dessus. »

Des loups en Orléanais (1692)

L'Orléanais - Dans le proche Orléanais, les habitants de Marigny-les-Usages (Loiret) adressent un placet au roi au cours de l'été 1692. Comme l'implique ce type de démarche, leur dénonciation ne cherche pas à minorer la situation mais elle intervient après deux années d'attaques répétées. L'un après l'autre, les villages établis entre la Loire et la lisière sud-ouest de la forêt d'Orléans voient surgir « des bêtes féroces qui ne se repaissent que de chair humaine.

En l'espace de deux années, de septembre 1690 à septembre 1692, une vingtaine de villages sont en proie à des attaques répétées. Le 29 janvier 1692, Pasquier, curé de Saint-Jean-de-Braye, signale à l'occasion de l'enterrement d'un enfant de sa paroisse mordu par un loup qu'à l'heure où il écrit l'animal avait déjà fait plus de 50 victimes dans la forêt et dans tout le vignoble d'Orléans. En mai 1692, le bilan que dresse l'intendant s'élève à « plus de 150 personnes attaquées ou blessés » et plus de 100 décès survenus sur le champ ou à la suite des blessures infligées par les loups. Quatre mois plus tard, le 26 septembre, à nouveau Pasquier attribue plus de 200 victimes aux « loups carnassiers qui, depuis trois ans, sortent de la forêt jour et nuit » pour blesser et dévorer « les personnes de tout sexe et de tout âge qu'ils peuvent ». Le total comprendrait tous ceux qui furent « blessés, tués ou dévorés » sur un ensemble de 19 paroisses nommément citées. En scrutant les registres paroissiaux des environs d'Orléans 43 actes de décès ont pu être retrouvés, la disparition de certaines collections d'état civil ainsi que des archives de l'hôtel-Dieu d'Orléans avant 1737 interdisant d'en savoir davantage. La zone de prédation dont on peut esquisser la cartographie, dessine un vaste quadrilatère de 28 km de l'est à l'ouest et de 16 km du nord au sud.

Dans cet espace de plus de 400 km2, les ravages frappent deux catégories de paroisses : celle qui sont riveraines de la forêt, voire enclavées en son sein, celles du vignoble à la périphérie d'Orléans. Incontestablement le massif forestier a servi de refuge au prédateur que des chasses même bien organisées ne parviennent pas à détruire. En juin et juillet 1692, l'équipage du Grand Dauphin, pourtant spécialisé dans la chasse au loup, n'en prend que trois en invoquant le fait que « la forêt est trop étendue [et] que les loups ne la quittent point ». En septembre 1692, la menace est si grande que notre curé de Saint-Jean-de-Braye, exaspéré par l'audace de ces loups, va jusqu'à conseiller ouvertement à ses paroissiens de s'armer d'un fusil, au mépris des ordonnances royales. L'intendant lui-même se met de la partie et s'oppose au même moment à la publication d'une ordonnance du duc d'Orléans qui interdisait aux paysans de détenir une arme à feu. On prétendait en prenant cette mesure que « les bêtes fauves ont été détruites » : « ce qui n'est pas vrai », rétorque le marquis de Creil ! Désarmer les populations rurales ? ce serait « leur ordonner de se laisser égorger »1 !

La question du port d'armes, strictement contingentée depuis 1516, constitue la pierre d'achoppement de la lutte contre les loups en général jusqu'à la Révolution. Aux abords d'un massif forestier comme celui d'Orléans, les relations conflictuelles entre les riverains et les gardes-chasse durcissent la situation2. Pourtant les officiers du duché ne sont pas insensibles à certains intérêts, notamment ceux des bourgeois d'Orléans, inquiets des conséquences que la situation présente pour leurs revenus agricoles. Car la mise en valeur du vignoble, où beaucoup ont des propriétés, reste paralysée des mois durant par les attaques.

De juillet 1696 à mars 1699, une seconde série d'attaques vient frapper la même zone jusqu'aux portes mêmes de la ville d'Orléans puisque la « bête régnante » dévore deux victimes le 7 août 1696 dans la paroisse extra-muros de Saint-Marc, presque entièrement couverte de vignes. Le 13 septembre 1697, pour arrêter les agressions de loups qui, « par un acharnement extra­ordinaire » ont dévoré depuis deux mois « plus de 100 personnes ou six-vingt [120] personnes et blessé un plus grand nombre » le capitaine des chasses du duché organise des battues générales tout en accordant le droit de porter les armes aux « habitants de la ville d'Orléans allant en leurs maisons de campagne » ainsi qu'aux « paysans et riverains de la forêt » allant à leur travail. Que des loups aient perturbé ainsi le fonctionnement local de l'éco­nomie en dit long sur l'intensité que revêtait à l'époque même des Contes de Perrault, la question de leur nuisance.


Liste des victimes de la forêt d'Orléans

Source : Arch. Nat. G7 418/2

 

Paroisses

Fleury

Sébastien Martin âgé de 12 ans, blessé le 28 août 1691
Charles André âgé de 17 ans, blessé le 1er septembre 1691
Le fils de Louis Moizard âgé de 11 ans, mort l'année dernière
Le fils de Simon Le Roy âgé de 10 ans, mort l'année dernière
La servante de Pierre Merci, de 15 ans, blessée l'année dernière

 

Semoy

Le fils de Claude Texier de 10 ans, dévoré le 30 mai 1691
La fille de Barthélemy Colin de 14 ans, dévorée le 23 juin
Claude Martin âgé de 8 ans, dévoré
Jeanne Moisart de 11 ans, blessée le 29 août
Marguerite Dreux de 4 ans, blessée
Un valet de Nicolas Macias de 20 ans, blessé
Henry Tessonier de 18 ans, blessé
Claudine Bouchet de 7 ans, blessée, et depuis guérie.

 

Saran

Le fils de Robert Dumuid de 11 ans, dévoré l'an passé
La fille de Martin Breton de 13 ans, dévorée l'an passé
La fille de Marcou Roger de 14 ans, dévorée l'an passé
La fille de Mathurin Marché de 16 ans, dévorée l'an passé
Le fils de Louis Grison de 10 ans, dévoré l'an passé
Le fils de Guillaume Valin de 10 ans, dévoré le 3 de ce mois [de septembre 1691]
La fille d'Ambroise Vaillant de 22 ans, blessée
Le fils de Guillaume Butrot de 11 ans, blessé, et quelques autres.

 

Saint Jean-de-Braye

Marie Maréchal, blessée le 27 juin et morte le 14 juillet dernier [1691]

 

Saint-Lyé

Suzanne Blutet, de 18 ans, blessée le 1er juillet et morte le 29 août 1691

 

Chanteau

Antoine Louis, de 13 ans, blessé le 22 août 1691

 

Saint-Marc, dans la franchise d'Orléans

Le fils de Louis Moisard, de 10 ans, dévoré l'an passé
Le fils de Jean Landré, de 6 ans, dévoré à la Pentecôte 1691 [soit le 3 juin 1691]

Il y en a encore dans les paroisses de Cercottes, Saint-Lyé, Marigny, Rebrechien, Loury et autres de la forêt dont on n'a pu avoir les noms, mais on peut compter que depuis quinze mois et plus il y a eu au moins soixante enfants de tous âges et sexes dévorés et blessés par les loups. Les officiers des chasses estiment qu'il y en a une vingtaine dans la forêt n'étant pas possible qu'une ou deux bêtes eussent fait tant de ravages. »

La Bête de Touraine (février 1693-septembre 1695)

Tandis qu'on signale toujours des loups mangeurs d'hommes en Hurepoix et en Beauce chartraine, un nouveau foyer d'attaques surgit au début de l'année 1693 : la Touraine. Comme en Pays d'Yveline en 1677 ou en Orléanais en 1690, les ravages font rapidement tache d'huile. L'un des premiers à en être informé, le curé de Continvoir (Indre-et-Loire) dessine un premier bilan des victimes étroitement localisé. Dans ce secteur nord-ouest de la Touraine, l'habitat et les zones cultivées se disséminaient dans un paysage parsemé de forêts, de bois et de boqueteaux, et coupé de landes. C'est au nord des landes de Saint-Martin, entre Benais et Continvoir, que se trouvaient les deux bois en question. Très vite les ravages s'étendent dans les villages alentour. Le manque d'armes ou le peu d'habileté de ceux qui en détiennent interdisent d'enrayer la pro­gression du fléau. Le 25 juin 1693, l'intendant Miromesnil en rend compte au contrôleur général des finances, Phélypeaux de Pontchartrain, tout en signalant les conséquences qui en résultent sur l'activité économique de la province, à commencer par l'élevage du bétail. D'une paroisse à l'autre, le son de cloche est le même. Et le bruit en parvient à l'extérieur. Aux portes de l'Anjou, à Varennes-sous-Montsoreau, qui n'est pourtant pas atteint par les dévastations, le curé croit bon de consigner dans son registre une note sur l'intensité des ravages que connaît la Touraine voisine.

Les victimes d'après le curé de Continvoir

Source : Arch. dép. Maine-et-Loire, état civil de Continvoir.

« Un animal féroce, après avoir dévoré un grand nombre de bestiaux s'est mis à attaquer leurs gardiens. Depuis le 24 février 1693 jusqu'au 4 juin de l'année suivante il tua 8 enfants, un jeune homme de 18 ans et 3 filles de 20 à 22 ans [...]. D'autres personnes appartenant aux paroisses voisines périrent également victimes de cet animal qui avait pour repaire les bois de Montligeon et du Vau. »

Des loups paralysant le gardiennage des troupeaux.

Les campagnes du nord-ouest de la Touraine en 1693

Source : Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de province, éd. Arthur Michel de Boislisle, t. I, Paris, 1874, n° 1 202, p. 327.

« Nous voyons les efforts qu'on fait dans ces provinces du côté de Luynes et dans les bois qui s'étendent par différentes contrées, derrière les coteaux de la rivière de Loire jusqu'en Anjou pour se garantir de la fureur des loups qui, depuis trois mois, ont étranglé plus de 70 personnes et en ont blessé considérablement au moins autant [...]. Passant à côté des troupeaux et des vaches sans s'arrêter, ils viennent attaquer ceux qui les gardent.

Le mal en est venu en un point qu'en ces pays on n'ose plus aller garder les bestiaux à la pâture. Les habitants des paroisses voisines se sont assemblés et en ont tué trois, qui ne font que le moindre nombre, plusieurs personnes ayant été encore attaquées de nouveau. Sans un secours extraordinaire, les peuples demeureront exposés à la rage d'animaux qu'ils ne peuvent détruire par des chasses particulières, à cause du peu d'habileté de ces paysans, qui tirent et ne tuent point. »

Les bêtes et leurs victimes

Source : Arch. dép. Maine-et-Loire, E sup. IV, état civil de Varennes-sur-Loire

« Dans la présente année [1693] a paru des bêtes dans les paroisses de Restigné, Benais, La Chapelle-Blanche, Bourgueuil, et aux environs, qui ont mangé plus de 200 personnes ; elles étaient presque de la façon des loups, sinon qu'elles avoient la gueule plus grande ; elles ne faisaient rien aux bêtes tant domestiques que sauvages ; lorsqu'elles voyaient des personnes, elles les flattaient à la manière d'un chien, puis lui sautaient à la gorge. On croyait que c'était des loups-cerviers ; on n'en était pas sûr ; on en a tué deux ».

On en reconnaît déjà la perception très particulière qu'en avaient les contemporains : devant un comportement de l'animal si étrange à l'égard de l'homme et une étonnante capacité à résister aux efforts qu'on employait pour sa destruction, le doute et l'imagination se donnaient libre cours. On reviendra plus tard sur la nature véritable des agresseurs mais il importe de se demander quel crédit accorder à ces chiffres approximatifs. Le 9 juillet 1701, à l'occasion de l'inhumation de l'un de ses paroissiens « tué et mangé en partie » par une nouvelle « bête », le même curé rappelle qu'il en « avait paru dans les mêmes endroits de semblables il y a 7 ou 8 ans qui mangèrent plus de 250 personnes ». De fait, les actes paroissiaux retrouvés attestent que la première série d'attaques qui nous arrête s'était étendue sur dix-huit mois, de mars 1693 à septembre 1694. Que l'on ait pu dénombrer approximativement 250 victimes après coup n'a rien de déraisonnable. Par rapport aux évaluations précédentes qui s'élèvent au fur et à mesure que l'on s'avance dans le drame, un tel chiffre paraît cohérent. Le met-on en regard des 190 décès certifiés en 1682 par le curé d'Armenonville, qu'il n'a rien d'extraor­dinaire. En dépit d'inévitables lacunes dans les registres paroissiaux tenant à la perte de registres ou à l'effacement de nombreux passages - qui ne peuvent conduire qu'à sous-estimer la réalité -, on dispose déjà, avec 135 actes de décès retrouvés, du corpus de données individuelles le plus étoffé que puisse fournir l'Ancien Régime pour la mortalité liée au loup anthro­pophage. Leur traduction spatiale fait ressortir l'étendue du fléau.

Des frontières de l'Anjou - franchies à Courléon, à l'ouest - aux portes de Tours, la rive droite de la Loire a été ravagée de manière comparable à l'Orléanais les deux années précédentes. À l'intérieur d'un triangle d'une quarantaine de km de côté (et de 24 km de base) soit environ 500 km2, la zone du vignoble et celle des activités polyculturales entre les massifs boisés et la Loire concentrent les actes. Nous sommes ici en « pays coupé » mêlant continuellement cultures variées, bois, landes, prés et vignes avec une forte dispersion de l'habitat et un bocage qui compartimente l'horizon3. Sans sombrer dans un déterminisme géographique excessif, force est de constater que le cadre aménagé par l'homme offre un espace de danger dans sa relation avec le loup. Selon les localités, ce dernier est désigné sous les mêmes modes que le Pays d'Yveline quinze ans plus tôt. La concentration des victimes sur plusieurs paroisses - 19 figurent ici - fait ressortir des identifications complé­mentaires : selon la personnalité du curé, « le » ou « les » loups seront davantage voire systéma­tiquement incriminés alors que pour d'autres une ou plusieurs bêtes féroces et surtout « la » bête cristallisent l'effroi4.

Dans cette partie de la Touraine, les attaques de loups sur l'homme atteignent un paroxysme. Pourtant, en dépit de cette virulence, la mortalité qui en résulte n'a rien de comparable avec l'effroyable typhoïde qui secoue la région comme une grande partie de la France en 1693-1694. Sur un fonds de malnutrition chronique, famine et épidémie sèment alors, dans le même secteur, les morts par milliers5.

1742-1755 : le Val de Loire à nouveau dans la tourmente

L'une des zones les plus touchées reste le cœur du Val de Loire. De 1742 à 1755, quatorze années durant, des loups anthropophages ont plongé la Touraine et le Vendômois dans un climat de peur continu.

Avec 136 actes recensés sur un total de 265, les campagnes situées entre le Loir et le Cher réunissent plus de la moitié de notre corpus. Nulle part ailleurs, on observe pareille concentration. De fait, pour 54 paroisses différentes, on a pu rassembler des données qui incriminent des décès liés aux animaux anthropophages. En examinant attentivement leur répartition, on peut distinguer cinq foyers successifs d'attaques. Un premier secteur, touché de juillet 1742 à septembre 1745, recouvre un espace de quelque 350 km2 à l'ouest du Vendômois. Tout près de là, mais de l'autre côté de la Loire, un second secteur de 300 km2 au sud de la Touraine correspond à des attaques légèrement décalées, de janvier 1743 à mars 1747. Le relais semble pris dans la partie de la Touraine qui le prolonge au sud-ouest, avec un débordement sur la rive gauche du Cher : sur les deux années 1747-1748. Mais au même moment, en repassant la Loire, on découvre un quatrième foyer, le plus étendu semble-t-il puisqu'il comprend 750 km2 au nord de Tours et de Blois, et rassemble des décès qui s'échelonnent d'octobre 1747 à décembre 1751. Enfin, dernier foyer, le Vendômois oriental voit les dernières attaques survenir de septembre 1751 à novembre 1755 sur le même espace qui en avait déjà été le théâtre, brièvement en 1730. Dans la désignation de l'agresseur, chacun de nos informateurs reste fidèle à sa propre terminologie : si le curé de Monnaie ne connaît que des attaques de loups en 1747, celui de Vallières-les-Grandes ne voit que des bêtes féroces ; à Chaumont-sur-Loire il n'est question que de « la » bête mais ailleurs, comme à Souvigny-de-Touraine, les avis semblent plus partagés. Indépendamment de ce vocabulaire, les effets sont les mêmes : « loups carnassiers » ou « mauvaises bêtes » manifestent le même appétit pour la chair humaine. Pour Neilz de Bréviande, curé de Périgny, c'est à un loup « que l'on dit être différent de ceux du pays » - qui n'attaquent que les bêtes  - que l'on doit les premiers ravages du Vendômois. Bon observateur, notre curé décrit la technique du prédateur et le moment qu'il préfère selon l'évolution végétative des cultures qui couvrent la Beauce vendômoise. À son tour, il fournit des chiffres de victimes bien plus élevés que les seuls données qui résultent des actes de décès retrouvés.

Source : Note du curé de Périgny Neilz de Bréviande, retranscrite par André Prudhomme, Autrefois les Loups en Loir-et-Cher, 1993, p. 25-26 ; cf. aussi Pierre Villedieu, « Quand les loups hurlaient en Sologne », Bulletin de la Société d'art et d'archéologie de la Sologne, 4, 1986, p. 33

« Depuis environ trois mois, on compte qu'il y a aux environs de cette paroisse, à commencer depuis la paroisse de Villemardy, trois lieux aux alentours tirant vers le vent d'à bas, près de 120 personnes qui ont été dévorées par ces espèces de loups. Ces bêtes, accoutumées à la chair humaine, attaquent des personnes de tous âges et de tout sexe et donnent beaucoup plus sur les femmes et les filles que sur les hommes. La manière de ces animaux est de prendre leur proie à la gorge et sur le champ les personnes attaquées périssent. Leur proie étranglée, elles commencent à s'en repaître par le sein des femmes et le bas-ventre ; c'est ce qui a été remarqué partout où de pareils accidents sont arrivés. [...] L'arrivée de ces loups ou au moins leur carnage commence vers l'épiaison des blés et finit sitôt que les campagnes sont découvertes de tout grain. C'est ce que je sais par expérience de l'année 1742 ».

D'un foyer à l'autre des battues se mettent en place, parvenant parfois à abattre l'agresseur, du moins un loup supposé avoir dévoré de la chair humaine lorsqu'une autopsie venait apporter une macabre confirmation. À Orbigny (Indre-et-loire), l'extrémité méridionale du troisième foyer d'attaques identifié, le jour même où l'on enterre Jeanne Brunet, une fille de 17 ans « mangée au tiers par une bête qui a bien ravagé d'autres personnes étrangères », une huée au loup est organisée :

« lesdits habitants ayant fait une huée, ont tué un loup et l'ayant éventré ont trouvé en les entrailles de ladite bête en forme de loup, de la chair humaine, ce qui a fait conjecturer que c'était la même bête6. »

Au demeurant, ces huées bruyantes, qui mobilisent des paysans parfois peu motivés et mal organisés ont surtout comme effet de déloger les loups et de les chasser ailleurs. Mais la lutte contre le prédateur se heurte aussi aux difficultés juridiques inhérentes à l'exercice du droit de chasse sous l'Ancien Régime, jalousement défendu par les seigneurs haut justiciers et aux conflits de juridiction avec la louveterie : la complexité des limites et des chevau­chements administratifs facilitant les déplacements des loups qui se jouent de ces artifices et traversent les mailles des filets trop étroits tendus sur quelques bois. Dès l'été 1743, dans bien des seigneuries, le procureur fiscal dénonce ces « loups carnassiers » qui, en quantité « prodigieuse », ne se contentent plus de manger le bétail en plaine - ce qui paraît dans l'ordre des choses -, mais semblent « leur préférer les hommes, femmes et enfants ». Alors les juges seigneuriaux comme le bailli du marquisat d'Herbault, frappé par les premières agressions, ordonnent des battues chaque dimanche. Mesure ponctuelle qui s'enferme juridiquement dans un seul ressort territorial. Des ordonnances de police seigneuriale, il en faut des dizaines. En 1748, des battues sont organisées près de Tours, Amboise, Chinon, Loches, Baugé, Château-du-Loir, Perseigne et Vendôme, sur une zone encore plus vaste, les loups « sortant assez fréquemment des bois et forêts »7. Autour de la forêt d'Amboise, la situation est si grave que le subdélégué Cullerre demande l'intervention d'un détachement de la louveterie du roi. Cinq hommes avec dix chiens arrivent sur place à la fin du mois de mai : Ferrant, le maître particulier des Eaux-et-Forêts leur interdit de chasser, prétextant ne pas avoir reçu d'ordre du Grand maître sous la juridiction duquel était placé la forêt d'Amboise. Le subdélégué doit en référer à l'intendant qui à son tour consulte les autorités royales. Louis XV doit ordonner l'incarcération de l'officier trop zélé qui s'est malencontreusement interposé et le conflit ne s'apaise qu'avec l'arrivée sur place d'Eynard de Ravanne, réveillé de sa « léthargie ». Le conflit de fonctions entre les deux administrations, que l'on retrouverait un peu partout, et qui provient d'une interprétation abusive d'un édit de juillet 1607, a donné aux loups détournés ou aperçus tout le temps de se déplacer, retardant de plusieurs semaines l'entrée en action de l'équipage de la louveterie8. L'esprit de corps propre à des services concurrents de l'administration royale - les « forestiers » et les louvetiers - ne pouvait que nuire à l'efficacité des battues. L'étendue du théâtre des opérations et l'endurance des loups en limitaient par ailleurs la portée. Lorsque repart le détachement de la louveterie, le 1er août 1748, après tout un mois de juillet consacré à traquer les loups, son action se solde par un succès mitigé sur lequel le subdélégué reste lucide :

« L'équipage de louveterie est parti le premier de ce mois ; on n'entend plus parler de désordres dans les cantons. Si l'on n'a pas détruit les loups qui les tourmentaient, il y a apparence qu'on les a éloignés9. »

En dehors des forêts royales, dont le contrôle était si conflictuel, les finages du plat pays à travers lesquels il fallait traquer les agresseurs, offraient aussi des sujets de querelles. Le 11 février 1750, alors que les loups « continuent sans cesse leur ravage » sur Dame-Marie-les-Bois, Morand, Autrèche, Fleuray (Indre-et-Loir) et Saint-Étienne-des-Guérets (Loir-et-Cher), le curé de la première de ces cinq paroisses souligne la nécessité d'obtenir d'abord l'accord des quatre principaux seigneurs :

« Il serait à propos de commencer par Saint-Nicolas les battues, sur le territoire de monsieur le comte d'Estain et monsieur le comte de Bury, monsieur le baron de Boye, monsieur le marquis de Villeneuve, seigneur de ma paroisse, à qui appartient tous les bois, à Dame-Marie10. »

Au total avec plus de 2 000 km2 touchés par les attaques - et sans doute davantage puisque nous ne saisissons qu'une partie de la réalité11 - la région ligérienne, parsemée de forêts et de bois aux statuts divers, favorisait les agissements des loups mangeurs d'hommes. Elle n'en facilitait pas l'éradi­cation. Pas davantage sous Louis XV que sous son prédécesseur, la sécurité physique de ses habitants n'a pu être assurée.

Le Val de Loire n'a pas le monopole de l'angoisse. De part et d'autre de Lyon, les campagnes connaissent une situation très proche, plus de dix années durant, de 1746 à 1756. À une échelle encore plus vaste que le Vendômois et la Touraine, les foyers d'agressions paraissent se déplacer d'un secteur à l'autre, pour des durées variables. Quatre apparaissent nettement dans nos sources, associés deux à deux. Sur les cartes ils semblent s'allumer symétriquement par rapport au carrefour lyonnais.


Notes et références

1 Arch. nat. G7 418.
2 Catherine Thion, La forêt d'Orléans, une forêt paysanne. Histoire des relations entre un espace et des communautés riveraines (1671-1789), thèse de doctorat d'histoire, université de Paris IV-Sorbonne, 2004, p. 198-200.
3 Brigitte Maillard, Les campagnes de Touraine au xviiie siècle. Structures agraires et économie rurale, Rennes, pur, 1998, p. 62.
4 Marie-Rose Souty, « La bête de la forêt de Benais », Bulletin des Amis du vieux Chinon, VII, 6, 1972, p. 577-581 ; Jacques Maurice, « Loups en Chinonais », ibid., VII, 10, 1976, p. 1040-1045 ; Emmanuelle Belle, Les Loups en Touraine et dans ses confins au XVIIIe siècle (1693-1776), Mémoire de maîtrise, Université de Tours, 1997, 2 vol., 119 + 116 p. multigr.
5 Marcel Lachiver, Les Années de misère. La famine au temps du grand roi, Paris, Fayard, 1991, p. 155-208 ; François Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles. Essai de démographie et de psychologie historiques, Paris, ephe, 1971, p. 340-347.
6 Arch. dép. Indre-et-Loire, C 411, 27 juillet 1748.
7 Jacques Baillon, Nos derniers loups. Les loups autrefois en Orléanais, Orléans, Les Naturalistes orléanais, 1990, rééd. revue et corrigée, 1991, p. 82.
8 François-Ferdinand Villequez, Du droit de destruction des animaux malfaisants ou nuisibles et de la louveterie..., 2e éd., Paris, Larose et Forcel, 1884, p. 214-215 (1er éd. : 1867).
9 Arch. dép. Indre-et-Loire, C 411
10 Arch. dép. Indre-et-Loire, C 412, lettre de Pilon, curé de Dame-Marie-les-Bois, 11 février 1750.
11 Dans la région de Loches, un loup « curieux de chair humaine » attaque plusieurs personnes sur la route de Saint-Quentin-sur-Indrois en 1750 (Jacques Baillon, Nos derniers loups..., 1991, p. 82 d'après J-C Boulay).