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Un avion des "vols de la mort" retourne en Argentine : "Une mère qui ne faisait que chercher son fils a été jetée vivante de cet avion"

Cecilia De Vicenti (à droite) et Mabel Careaga (à gauche) posent, le 26 juin 2023, devant l’avion d’où leurs mères, Azucena Villaflor et Esther Ballestrino de Careaga, fondatrices du mouvement des Mères de la Plaza de Mayo, ont été jetées à la mer.

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Par Daphné Van Ossel

L’avion, un Skyvan PA-51, atterrit sur le tarmac de Buenos Aires. Le cœur de Cecilia De Vicenti se serre. "C’est un choc de voir l’avion. D’un côté, c’est un exploit de l’avoir ramené après quatre ans d’efforts pour les convaincre de l’acheter, et d’un autre côté, je pense au fait que c’est le dernier endroit où ma mère a été en vie. C’est terrible de penser qu’une mère qui ne faisait que chercher son fils a été jetée vivante de cet avion."

Sa mère, Azucena Villaflor, fut jetée vivante à la mer lors d’un de ces "vols de la mort", érigés en système pour éliminer les opposants politiques par la junte militaire au pouvoir en Argentine de 1976 à 1983. "La méthode du vol de la mort était déjà pratiquée par les Français pendant la guerre d’Algérie, rappelle Nadia Tahir, Maîtresse de Conférences à l’Université de Caen Normandie en Études hispano-américaines. Ils appelaient ça les ‘crevettes Bigeard’. Mais les Argentins ont utilisé ça de manière beaucoup plus systématique."

C’est terrible de penser qu’une mère qui ne faisait que chercher son fils a été jetée vivante de cet avion.

Les victimes, après avoir été détenues et torturées, recevaient un sédatif avant d’être jetées à la mer. Sur la porte arrière du Skyvan, rapporte El Pais, se trouvait encore une plaque indiquant "Ne pas ouvrir pendant le vol sauf sur ordre du commandant de bord", le mécanisme permettant de l’activer se trouvait du côté du copilote.

Argentine : interview de Cecilia de Vicenti, fille de Azucena Villaflor, victime d'un "vol de la mort" - REUTERS

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Le 4 décembre 1977, le Skyvan PA-51 – qui atterrit sur le sol argentin ce mardi de juin 2023 - a lâché au-dessus de l’estuaire du Rio de la plata, Azucena Villaflor, qui, effectivement, "ne faisait que chercher son fils". Elle était l’une des fondatrices du mouvement des mères de la Plaza de Mayo, des mères qui, sous la dictature et aujourd’hui encore, réclament la vérité sur le sort de leurs enfants disparus.

À bord se trouvaient onze autres personnes, dont deux autres mères, María Eugenia Ponce de Bianco et Esther Ballestrino de Careaga (une figure emblématique : elle avait récupéré sa fille, l’avait mise à l’abri en exil et était revenue en Argentine continuer la lutte). Il y avait aussi deux religieuses françaises qui les aidaient dans leur combat.

Diffuser la peur

"L’objectif de ces vols de la mort est double, explique Nadia Tahir : d’une part, ils visent à faire disparaître complètement les dissidents, et d’autres, certains corps revenant s’échouer sur le littoral, ils permettent à la dictature de diffuser la peur, de faire passer un message."

Au moins 71 corps de victimes présumées des vols de la mort ont été rejetés sur le rivage : 44 en Argentine et 27 en Uruguay (qui borde aussi le Rio de la Plata), précise l’Associated Press. Il est impossible de connaître le nombre total de victimes de ces vols. Les associations estiment que 30.000 personnes ont disparu en Argentine pendant la dictature.

Le Skyvan et son sinistre passé sont de retour en Argentine, après 30 ans passés à l’étranger. C’est un photographe italien, Giancarlo Ceraudo, et une journaliste d’investigation Miriam Lewin (elle-même enfermée et torturée sous la dictature) qui ont localisé l’avion à Fort Lauderdale, en Floride, en 2010.

Lieu de mémoire

Le gouvernement argentin a finalement décidé de le racheter à la compagnie privée à laquelle il appartenait. Il sera désormais exposé au musée-lieu de mémoire de l’ESMA, l’école de mécanique de la marine, utilisé par la dictature comme centre de détention et de torture.

"Les officiers de la marine dormaient dans le bâtiment où l’on torturait les prisonniers clandestins, précise Nadia Tahir. Ajouter les avions, ces vols de la mort, c’était aussi une manière d’impliquer les forces de l’air avec la marine pour que personne n’ait les mains propres et ne puisse dire quoi que ce soit. Il faut se rappeler que la junte militaire argentine était formée d’un représentant de la Marine, d’un autre de l’Armée de terre et d’un de l’Armée l’air. C’était une tentative de répartir le pouvoir entre les trois."

Les officiers de la marine dormaient dans le bâtiment où l’on torturait les prisonniers clandestins

Ce lieu est donc désormais devenu un lieu de mémoire, qui a d’ailleurs postulé pour être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

"L’avion nous permet de ne pas perdre la mémoire, déclare Estela de Carlotto, de l’association Grands-mères de la Plaza de Mayo à son arrivée à Buenos Aires, et fait en sorte que le ‘nunca más’, ‘plus jamais’, soit définitif. Ne pas oublier, c’est la chose la plus importante. Nous, les grands-mères, les mères de la Plaza de Mayo, les familles et les petits-enfants, nous allons continuer à nous battre pour que la dictature ne soit plus jamais une réalité."

Argentine : interview d'Estela de Carlotto, présidente de l'association Grands-mères de la place de Mai - AP

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Négationnisme ?

La vice-présidente Cristina Kirchner, présente elle aussi, profite de l’occasion pour affirmer : "La théorie du négationnisme a commencé à s’installer, nous avons besoin d’une loi contre le négationnisme. En Allemagne, ça existe !"

Assiste-t-on, en Argentine, à une forme de nostalgie de la dictature comme on peut la voir dans certains pans de la population en Espagne, et une forme de déni des crimes perpétrés alors ?

Pour Nadia Tahir, maîtresse de Conférences à l’Université de Caen Normandie en Etudes hispano-américaines, la situation argentine est très différente de l’espagnole. "En Argentine, il y a eu, très rapidement après la dictature, un discours officiel qui admet que la répression a eu lieu. Il y a eu la création d’une des premières commissions vérité au monde, la CONADEP, la Commission nationale sur la disparition de personnes, en 1983 et il y a eu ce qu’on a appelé le ‘procès aux juntes’. Des membres de trois des quatre juntes ont été condamnées, le dictateur Videla a été condamné à perpétuité."

Ce qui fait que, même si, par après, il y a eu des lois d’amnistie et un discours plus porté vers la réconciliation que la condamnation, il y avait, dès l’origine, une reconnaissance des faits.

"Mais il est vrai que, à partir de 2003 et l’arrivée de Nestor Kirchner au pouvoir, qui demandera pardon pour ce qui s’est passé, et sous la présidence duquel les procès ont repris (suite à l’abrogation des lois d’amnistie), on a vu l’émergence d’associations de familles de militaires, de victimes de 'terroristes' (ce qui désigne les militants de gauche, disparus sous la dictature).”

La vice-présidente Cristina Kirchner, au centre, et, à sa droite, Sergio Massa, ministre de l’Economie et candidat à la présidentielle.
La vice-présidente Cristina Kirchner, au centre, et, à sa droite, Sergio Massa, ministre de l’Economie et candidat à la présidentielle. © Capture d’écran AP

Campagne présidentielle

Les procès eux-mêmes sont alors devenus, paradoxalement, un espace de diffusion de la parole des militaires qui estiment qu’ils ont agi dans le cadre d’une guerre sale, dans le but de protéger la population.

"On a cependant véritablement commencé à parler de négationnisme en Argentine plus tard, quand le président Mauricio Macri (2015-2019) a notamment remis en question le chiffre de 30.000 disparus. Le président suivant, Alberto Fernandez, a voulu faire une loi contre le négationnisme, mais elle n’a pas fait l’unanimité. Le projet a été abandonné."

Le fait que Cristina Kirchner y revienne aujourd’hui "est assez singulier", estime Nadia Tahir, qui rappelle qu’on est en pleine campagne électorale en Argentine. Sergio Massa, ministre de l’Économie et candidat à la présidentielle, était aussi présent à l’atterrissage du Skyvan PA-51. Cela montre bien que la question de la mémoire, et de sa défense au travers de témoins comme cet avion, reste une question centrale dans ce pays d’Amérique latine.

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